Partie 67 : les gentils et les méchants
"Tiens, mange un peu.
Ombre tend le plateau-repas à 5 et libère l'une de ses mains. L'enfant l'évalue du regard, puis au terme d'un bref débat intérieur, se met à manger. On peut même dire qu'elle dévore. La blessure a dû puiser dans ses réserves de forces, et vu son gabarit, elle n'en avait pas beaucoup.
— Tu as encore faim ? Tu en veux encore ?
5 tente de lui adresser un regard mauvais, mais son ventre gargouillant la trahit. Ombre continue comme si la situation était parfaitement normale :
— Je vais demander aux cuisines de nous amener autre chose. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? Une pizza ? De la glace ?
— M'en fous, marmonne l'enfant.
— Tu ferais mieux de changer d'attitude. Tout ce que tu vas vivre ici dépendra de ta bonne volonté. Tu es enfermée à plus d'un kilomètre de la moindre source tech et du Réseau, et tu n'en sortiras pas. Mais ça peut bien se passer ou très mal se passer. Si tu es sage, tu seras détachée, tu auras tes affaires à toi pour t'occuper et tu pourras même sortir dans la cour voir un peu le soleil. Comme quand tu vivais au laboratoire. Si tu poses des problèmes, tu resteras attachée. Ou pire. Tu t'es déjà pris une balle, j'imagine que tu n'as pas envie de recommencer tout de suite, non ?
5 rentre la tête dans les épaules et rétorque :
— Je savais bien que c'était vous les méchants.
— Ce n'est pas que nous sommes méchants. C'est que vous, les Techs, vous êtes dangereux. Vous avez déjà fait d'énormes dégâts. On ne veut pas vous tuer, on veut vous empêcher de faire encore du mal à des personnes innocentes.
L'enfant se replie sur elle-même. L'idée la touche. Elle n'a pas les connaissances nécessaires pour être sûre qu'Ombre lui ment, elle ne peut que l'espérer et le répéter en boucle. Elle ne tiendra pas longtemps comme ça.
Ombre change d'angle d'attaque. Ce qu'elle veut, maintenant, c'est obtenir des informations sur ce que les Techs ont fait et surtout sur la créature du Réseau. Mettre 5 mal à l'aise n'est qu'une préparation. Elle ajoute :
— Tu pensais que ça allait servir à quoi, tout ce que vous avez fait ?
Silence. 5 est concentrée sur ses propres pensées, moroses, mais elle refuse encore de collaborer. Ombre change encore son fusil d'épaule :
— Tu t'inquiètes pour Mok, n'est-ce pas ?
Cette fois, la réaction est immédiate. 5 est pendue à ses lèvres, désespérée. Bien.
— Tu sais qu'il était avec moi quand il a disparu. Tu as dû comprendre que c'était nous qui l'avons kidnappé.
— Où il est ? Je veux le voir !
— Si tu es sage, tu pourras le voir. Il est dans une autre maison. On lui a proposé exactement le même arrangement qu'à toi, et lui il a très bien compris où était son intérêt. Il se tient tranquille, et il a une grande chambre, la télévision et tout le chocolat qu'il peut avaler sans se rendre malade. On n'a plus besoin de l'attacher. J'aimerais bien te l'amener, mais on sait toutes les deux que tu n'as encore pas du tout mérité cette récompense-là, n'est-ce pas ?
— ...
— Oui, c'est bien ce qu'il me semblait. Mais ça peut venir. Il faut qu'on arrive à te faire confiance, et pour ça, il faut que tu nous montres que tu es de bonne volonté, et que tu as envie d'aider. Comme ça, on saura que tu mérites de voir ton ami.
— Je veux le voir.
— J'ai dit...
— Je veux voir Mok. Je dirais rien si je vois pas Mok.
— Non, ma grande, ce n'est pas comme ça que ça va se passer. Tu vas être gentille et répondre à mes questions. Et après tu verras Mok.
— Non.
— Je t'ai dit qu'il était bien traité et qu'il avait tout ce qu'il voulait. Mais ça peut changer. Tu veux vraiment qu'on lui enlève tout ce qu'il a dans sa chambre et qu'on lui dise que c'est de ta faute, parce que tu n'as pas voulu nous aider ?
— Mok vient du Ghetto. Il s'en fout de toutes vos merdes. Il va tuer les gars là bas, moi je vais vous tuer vous, et on va s'enfuir.
Visiblement, 5 a donné son amitié et ses bombes T à Mok en toute connaissance de cause. Même Ombre a complètement sous-estimé les capacités meurtrières du gamin, mais 5 savait qu'elle pouvait lui faire confiance pour ne pas se laisser acheter par une prison dorée.
— C'est vrai qu'il peut se débrouiller sans tout notre confort. Il n'a jamais connu ça. Mais il a connu la faim. Depuis qu'il est sorti du Ghetto, il se jette sur toute la nourriture qu'il peut trouver, non ? Ça aussi, on peut le lui reprendre. Il souffrira longtemps, en sachant que c'est de ta faute. Tu es sûre de toi ?
— Ce n'est pas ma faute si vous êtes une méchante.
Ombre sourit. Échec.
— Très bien. De toute façon, on n'allait pas faire de mal à ce gamin, ce n'est pas notre genre. Je voulais juste voir si ça pouvait te convaincre. Donc, tu t'en fiches si on fait du mal aux gens que tu aimes. Peut-être que tu es incapable d'aimer, après tout. C'est vrai que tu n'es pas humaine.
— Vous, je vous aime pas.
— C'est dommage. Moi je t'aime bien. Je voudrais vraiment t'aider à rattraper tes erreurs et à enfin faire le bien. Tu te sentiras beaucoup mieux si tu commences à te préoccuper des autres et à nous aider.
— ...
— Tu penses encore à t'évader ? Tu espères que Mok viendra te sauver ? Ou un de tes frères et soeurs ? Ou peut-être que ça viendra du Réseau ?
— C'est pas grave si personne vient m'aider. Moi, je vais vous tuer.
— Vraiment ? Toi ? Tu t'en crois capable ?
— J'ai déjà tué quelqu'un. Je suis capable.
— Qui tu as tué ?
— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
— Je pense que tu mens. Encore une fois.
— Vous pensez ce que vous voulez, je m'en fiche. Moi je le sais. Vous êtes pas magique, si je vous tire dessus, vous allez mourir. Comme Edmund. Il pensait qu'il était plus fort et plus intelligent que tout le monde, et ça l'a pas empêché de mourir. Tout le monde meurt. Sauf nous.
Edmund serait mort ? Avec les Techs ? Ça expliquerait tellement de choses, mais en même temps ça semble impossible, pas lui, pas ce manipulateur qui connaissait toutes les ficelles...
— C'est Edmund que tu as tué ? Désolée, mais c'est un peu gros pour que je te croie.
— Non, c'est pas moi qui l'ai tué. Mais c'est pareil, une balle c'est une balle. Moi j'ai tué un soldat. Après, le Prophète m'a dit qu'il fallait demander pardon aux Esprits, et je l'ai fait, mais il ne savait pas pour l'alien. Mais je demanderais pas pardon pour toi. T'es une méchante et une menteuse.
— Qui est le Prophète ?
— Ça te regarde pas.
— Je ne te crois pas, de toute façon. C'est impossible qu'Edmund soit mort.
— Si c'est possible ! Je l'ai vu. Il a prit une balle, il est tombé et il est mort. Et les gens avec lui nous ont tirés dessus, mais on a gagné.
— Quand ça ? Où ?
— Quand on a parlé à l'alien.
— C'est un vrai alien ou c'est juste son nom ?
— C'est un vrai alien. Il a pas de nom. On lui a parlé. C'est pas un seul alien, c'est plein d'esprits qui sont accrochés tous ensemble. Il comprenait même pas ce que c'était la mort, alors on lui dit qu'il ne fallait pas et que c'était très grave pour les humains, alors maintenant il fait attention. Il ne veut pas faire de mal. Mais il y a plein de choses qu'il ne comprend pas.
— Et il vous écoute ? Il vous obéit ?
— Tu comprends rien. Il nous parle pour qu'on lui explique les choses. Après, il fait ce qu'il a compris, et des fois c'est super, et des fois c'est n'importe quoi.
— Il est sur Terre maintenant ? C'est comme ça qu'il a pu entrer dans le Réseau ?
— Il...
5 s'arrête brusquement et fronce les sourcils, réalisant qu'en sautant d'un sujet à l'autre elle s'est mise à répondre aux questions de son ennemie. Elle demande :
— Pourquoi vous voulez savoir ça ?
— J'essaye de comprendre. Tu penses que toi et tes frères et soeurs vous avez eu raison de faire tout ce que vous avez fait, n'est-ce pas ?
— Oui. On a aidé les gens.
— Et moi j'essaye de comprendre pourquoi. C'est pour ça qu'il faut m'aider. Quand j'aurai compris tout ce que vous avez fait et pourquoi il fallait le faire, je pourrais expliquer à Madame Tosrak qu'en réalité, vous êtes gentils. Et on pourra vous libérer.
5 l'évalue du regard, perplexe. Elle ne peut pas croire à la parole d'une méchante, comme elle dit, mais quelqu'un qui essaye de bien faire et s'est juste trompé de cible, ça peut passer... Elle résiste bien à la menace, mais la perspective de ne pas faire ce qu'il faut la poussera à l'erreur.
— Crois-moi, insiste Ombre, c'est la meilleure solution. Raconte-moi ce qui s'est passé avec cet Alien, comme ça j'aurais des preuves que les Techs sont des gentils qui essayent de sauver les gens, et pas des créatures dangereuses. Après, toi, les autres Techs et Mok, vous serez libres et en sécurité. C'est beaucoup mieux que d'essayer de me tuer, non ? Le Prophète t'a expliqué que ce n'était pas une bonne solution, n'est-ce pas ?
5 hésite encore et demande :
— Vous voulez lui faire quoi à l'alien ?
L'évincer définitivement du Réseau et l'étudier, ou alors le contrôler pour mettre son fabuleux pouvoir au service de la SRAM. Si aucun de ces deux plans n'est réalisable, l'exterminer. Ça reste la meilleure façon de gérer une altérité menaçante.
— On veut lui parler et le comprendre. Et l'aider à nous comprendre, nous.
— Il parle avec tout le monde. Il suffit d'être près du tech.
— Mais on a du mal à se comprendre. Peut-être que pour vous les Techs c'est plus facile, mais pour nous les humains, les mots qu'il utilise n'ont pas beaucoup de sens, et les cadeaux qu'il fait sont étranges aussi... Mais avec ton aide, on pourrait vraiment arriver à lui parler. Ça arrangerait les choses pour tout le monde, sans faire de mal à personne.
— De toute façon, vous ne pouvez rien lui faire. Il est très, très loin.
— Encore mieux. Comme ça tu sais qu'il ne risque rien. Alors raconte-moi comment vous l'avez rencontré et de quoi vous avez parlé."
5 est complètement perdue. Ombre décide de pousser son avantage et de la détacher. On lui a amené de la nourriture supplémentaire et l'offre à l'enfant. Peu à peu, la situation passe de l'interrogatoire à la discussion, et l'enfant ne voit aucun mal, aucun piège dans cette discussion. Alors elle finit par raconter tout ce qu'Ombre a besoin de savoir.
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