Partie 6 : laboratoire Trianon
Yoro Samb
Ils sont deux à vivre en permanence dans cette petite maison perdue au milieu de la jungle. Karl, l'agent du B.A.G.N., espionne la SRAM. Yoro, l'agent d'Edmund, espionne Karl.
Quant à la SRAM, en dépit de tous leurs efforts depuis maintenant trois ans, difficile d'affirmer ce qu'elle bricole dans le laboratoire qu'elle a construit loin de tout et de tout le monde, dans ce petit pays sudien. Ils ont réussi à poser des micro-espions dans plusieurs salles, et même des caméras qui leur permettent de voir le visage de tous ceux qui entrent et sortent du labyrinthe de bâtiments composant le campus Trianon. Ils ont réussi à trouver les plans du lieu. Ils ont réussi à pirater le code d'accès de deux des portes, et ont pénétré l'un de leurs réseaux informatiques binaires à deux reprises. Ils sont encore très, très loin d'atteindre leurs objectifs respectifs : Karl, de découvrir si oui ou non la SRAM a créé ici un autre Tech humain, et Yoro, si ce Tech humain existe, de le kidnapper au nez et à la barbe de Karl et de la SRAM. Du moins d'organiser son kidnapping. Il est bien trop seul à son goût sur cette mission.
Si Yoro Samb est le seul agent à qui le réseau d'Edmund a confié cette tâche, c'est avant tout parce qu'il n'est qu'un joker, un as dans la manche du manipulateur aux mille bras. Les chances pour qu'un huitième Tech ait été créé par la SRAM sont très faibles, et que parmi tous les laboratoires de la multinationale il soit né au Trianon précisément sont infimes. Si jamais Yoro découvre le moindre indice allant dans ce sens, il doit prévenir les autres et attendre des renforts.
Entre le grand isolement dans lequel les deux hommes vivent et la lenteur de leurs progrès, Yoro s'ennuie profondément. À vingt-cinq ans, il est trop jeune et trop impétueux pour tenir encore longtemps dans ces conditions, et même le petit frisson du piratage, lorsqu'il copie soigneusement toutes les données secrètes réunies par Karl, ne parvient plus à lui donner sa dose d'adrénaline. L'agent du B.A.G.N., de son côté, est un vieux roublard en fin de carrière, qu'il soupçonne de préférer ce genre de mission au travail de bureau par pure misanthropie. Karl l'a embauché comme guide dans la région et comme assistant, et ne semble pas se poser de questions sur les raisons qui poussent un jeune informaticien intelligent à accepter de vivre dans un trou loin de tout et de tout le monde pour espionner un laboratoire SRAM - un crime qui, s'ils sont découverts, coûtera des années de prison à Yoro, et une tape sur les doigts au B.A.G.N. et à Karl. Il faut dire que la paie, selon les critères des sudiens, est absolument prodigieuse. Avec l'arrogance des nordiens - tout particulièrement les nordiens du B.A.G.N. - Karl pense sans doute avoir acheté sa loyauté en même temps que sa complicité.
Mais aujourd'hui, leur perpétuelle routine est bouleversée par les nouvelles venues du Nord.
L'agent du B.A.G.N. est enfermé depuis des heures maintenant dans l'unique salle disposant d'un accès au Réseau. De son côté, Yoro est sur Internet et suit l'essentiel de ce qui se passe - quoi qu'il se passe réellement - via des alliés du Nord, HR ou autres infiltrés qui comme lui travaillent pour le compte de M. Edmund. Et le moins qu'on puisse dire est que les nouvelles sont mauvaises, très mauvaises.
Toute la force du réseau monté par Edmund est de travailler en cellules autonomes, coordonnées les unes aux autres dans un système horizontal, sur le même modèle que les Hydres sudiennes. Ce qui leur permet de prendre les décisions rapidement, sur le terrain, pour s'adapter au mieux aux consignes plus globales qui viennent du centre. Et surtout, lorsque le B.A.G.N., la SRAM ou les HR se découvrent espionnés, aucun agent ne leur permet de remonter bien loin dans la filière.
Aujourd'hui, c'est justement le sens global qui manque, des instructions qui viendraient du centre. Tous les agents voient les perturbations du Réseau et les crises politiques et économiques qui s'annoncent, ils sont prêts à profiter de l'occasion, ou à faire profil bas, selon la stratégie d'ensemble. Mais ils ne reçoivent pas de stratégie d'ensemble. Et en dépit de leur grande efficacité en mission, aucun d'entre eux ne sait à présent quoi faire.
Yoro passe de relais en relais, de plus en plus dépité. Trois ans, il a passé trois ans de sa vie dans ce trou pourri, et il a tout raté. Il a abandonné sa vie en ville, ses amis, sa famille, pour s'investir dans cette mission d'espionnage qui aurait pu lui coûter tant. Et finalement, il a eu lieu, le grand renversement : le monopole de la SRAM est brisé et les ghettos sont ouverts. Les choses commencent à changer. Sans lui.
Et au milieu de tout ça, Edmund reste muet. Ses relais restent muets. Tout semble de plus en plus vain.
Yoro en a assez. Il demande une réunion de sa cellule pour le soir même, sur leur canal crypté. En l'absence d'instructions, ils doivent prendre une décision ensemble, et surtout, il va leur annoncer qu'il a terminé avec cette mission. Espionner l'agent Karl était une mission de confiance et il était fier qu'on la lui confie. Il reste d'ailleurs persuadé qu'il aurait été à la hauteur si Karl avait découvert ce huitième Tech qu'il était venu chercher et qu'il avait fallu le lui souffler sous le nez. Mais il n'y avait rien, et maintenant que l'A.G.N. est en pleine effervescence, Karl sera rapatrié d'urgence. Les agents d'Edmund ont sans doute des milliers de choses plus importantes à faire à présent, et le jeune homme compte bien en faire partie.
Yoro examine les écrans de surveillance à sa disposition. En plus d'être le référent de Karl sur place, chargé de lui indiquer comment fonctionnent les choses ici, il assure une bonne partie de la surveillance des caméras et des micros espions et il commence à bien connaitre les habitudes des bicolores. Eux ne semblent pas s'affoler. Ils ont un accès au Réseau, pourtant. Peut-être qu'ils ne sont pas encore au courant. Ça ressemblerait bien à l'organisation SRAM de prévenir le directeur du laboratoire et de lui interdire d'annoncer quoi que ce soit à ses subordonnés. Ces gens qui entrent des données et plaisantent autour d'un café pourraient bien être les derniers humains encore paisibles de cette terre. Serait-il possible qu'ils l'aient, finalement, ce que l'agent du B.A.G.N. est venu chercher ? Yoro envisage la suite des évènements. Il va retrouver ses contacts et chercher de nouvelles instructions, bien sûr. Mais si ce qu'il a suivi sur internet est vrai, il y a peu de chances pour qu'ils en sachent plus que lui. Une fois débarrassé de Karl, il pourrait envisager d'infiltrer le laboratoire seul. L'agent du B.A.G.N. a toujours rechigné à l'idée de passer en force, car il voulait plus que tout éviter un incident diplomatique entre la SRAM et l'A.G.N. Mais Yoro, de son côté, aura bientôt les mains libres. S'il pouvait profiter de la confusion... Si les autres membres de la cellule acceptent de l'aider... Après tout, ils n'auront jamais une plus belle occasion. Il pourrait finir sur un coup d'éclat. Quoi qu'il y ait dans ce laboratoire, tout ce qui peut être volé à la SRAM est bon à prendre.
Il est encore en train de regarder les bicolores, sans réellement se concentrer sur ce qu'il voit, tout absorbé par ses réflexions, quand Karl arrive. L'agent du B.A.G.N. est d'une humeur massacrante. Il aboie plus qu'il ne parle :
« Laisse tomber la SRAM. On remballe tout. Demain, tu me ramènes en ville, je saute dans le premier avion et je rentre à Nava.
Yoro veille à réagir comme il est censé réagir, en tant que guide et assistant qui voit s'envoler sa vache à lait nordienne :
— Comment ça ? La mission est finie ? Vous ne reviendrez pas ? Je peux garder la maison pendant que vous allez à Nava, vous savez. Pas de problème.
— Non, la mission est finie, complètement finie, et la dernière chose dont on ait besoin en ce moment, c'est d'un incident diplomatique entre la SRAM et le B.A.G.N. Mais ne t'en fais pas pour l'argent, je te paierai comme si on avait terminé l'année. D'ailleurs, tu dois avoir une belle somme de côté, non, depuis le temps ? Je ne t'ai jamais vu dépenser grand-chose.
— Bah, il n'y a rien à faire ici... Je la garde pour la suite. On verra.
— Ouais...
Karl évite son regard et se masse la nuque, visiblement embarrassé. Il finit par lâcher :
— Écoute, tu as vraiment été un bon assistant. Je le pense. Tu as fait du bon travail, tu m'as supporté, et tu as supporté de vivre ici, sans jamais te plaindre. Tu es bon dans ton domaine et surtout tu es fiable. Il y en a plus d'un, dans ton cas, qui se serait enfui avec sa première paye, voir avec les ordinateurs de la baraque, ou qui auraient vendu la mèche à la SRAM contre une autre offre. La loyauté, dans notre monde, c'est inestimable.
Il soupire. Yoro se demande où il veut en venir. En tous cas, ce petit discours ne le fera pas culpabiliser : il les mérite largement, ces compliments sur son sérieux et surtout sa loyauté. Elle va juste à quelqu'un qui la mérite, celui qui a promis de détruire le tyran bicéphale qui étrangle lentement le monde. Et l'argent que le B.A.G.N. lui a versé, lui aussi servira la cause - il ne sait pas encore comment, mais il n'aura pas de mal à trouver.
Karl poursuit maladroitement :
— J'aurais aimé que les choses se passent autrement. En fait, je pensais, une fois qu'on en aurait fini... Je pensais te faire obtenir un visa nordien. En continuant à travailler pour le B.A.G.N., tu aurais pu être citoyen d'ici une dizaine d'années. Tu le mérites.
Là, il touche à quelque chose de sensible, et Yoro détourne à son tour les yeux. Pas pour cacher son embarras ou sa déception. Mais sa rage. La récompense suprême pour se rendre complice de l'exploitation du Sud : une place aux côtés des exploiteurs. Il serre les mâchoires, retenant les mots durs qui lui viennent aux lèvres. Car quelle que soit la haine qu'il a développée envers l'A.G.N. et la SRAM, il a fini par s'attacher à Karl, du moins un peu plus qu'il n'est prêt à se l'avouer. Et il sait très bien que celui-ci aurait dû jouer de ses relations et assumer de gros risques pour le parrainer ainsi. En se portant garant de lui, il aurait été aux yeux de la loi complice de la moindre infraction qu'aurait pu commettre le jeune homme. Ça demande une grande confiance, surtout pour ce misanthrope revenu de tout et de tout le monde.
Karl continue, précipitant ses mots comme s'il se débarrassait d'un fardeau trop lourd :
— Je suis désolé que ça se termine comme ça, mais si tu as pu voir un peu les nouvelles, s'ils en parlent sur Internet, tu as dû voir que c'est le bordel, là-haut. Rien ne va fonctionner normalement pendant les prochains mois, et on aura tous beaucoup à faire. Et des têtes vont tomber - peut-être la mienne, autant que je sache...
— Est-ce que c'est grave ? demande Yoro qui tente de coller à son rôle, de rentrer dans son personnage comme dans une carapace qui le protégerait de sa propre colère. Est-ce qu'on risque une guerre ?
— Grave, c'est dur à dire... Quant à une guerre, je n'en sais rien. Vraiment rien. Si j'avais des informations, je te le dirais. Mais là, je suis aussi perdu que toi.
— Du coup, qu'est-ce que vous me conseillez de faire ? Je n'ai aucune envie de me retrouver en mauvaise position face à la SRAM, surtout que si vous et les autres B.A.G.N. vous partez, les bicolores seront les maitres absolus dans le coin.
— Je regrette, je ne peux pas te planquer, et même si je te recommandais, ça te coûterait plus cher auprès de la SRAM que ça ne te protégerait... Prends l'argent. C'est tout ce que je peux faire pour toi. Garde ton e-mail crypté. Si je vois quelqu'un qui peut t'aider ou t'embaucher, je lui dirais de te contacter.
À nouveau, il soupire et répète, à moitié pour lui-même : "C'est tout ce que je peux faire...".
Yoro acquiesce. Il n'a plus qu'une envie, en finir avec cette mascarade. Mettre l'agent dans l'avion et avoir les mains libres pour enfin agir réellement, avec l'aide ou non des autres agents d'Edmund, mais d'agir. Le monde est en train de changer, pour le meilleur ou pour le pire, et il a bien l'intention d'y participer. Il conclut l'échange par un sobre :
— Il est temps de se débarrasser de tout ça, alors.»
Karl approuve, et ils se mettent tous les deux à rassembler les papiers pour les passer à la broyeuse, avant de débrancher le matériel informatique. Yoro a déjà copié tout ce dont il pourrait avoir besoin au fur et à mesure de leur mission et a piraté toutes les caméras et micros espions. Si les autres agents d'Edmund n'ont rien de mieux à lui proposer, il pourra passer l'action dès demain. Et ça le réconforte, tandis que les deux hommes travaillent en silence, aussi efficacement coordonnés qu'à leur habitude. Karl est peut-être fini et rentre à la niche pour ne retrouver que les ruines du monde qu'il a connu. Mais lui, Yoro, a tout l'avenir devant lui, et cet avenir, il a bien l'intention de le construire brillant et libre. Même s'il doit l'arracher bribe par bribe des mains de la SRAM et de l'A.G.N. Il s'en sent capable. À cet instant où la colère et l'adrénaline lui brûlent encore les veines, il se sent capable d'absolument tout.
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