Partie 56 : boussole
Mok :
Le garçon est soulagé de ne pas être seul dans le monde extérieur. Il en a tant rêvé, d'être dehors, que ce soit auprès de Thune ou au sein de la tour. Il était certain d'être prêt, d'être plus fort que tous ces gens trop gâtés qui ne connaissent rien à la violence au quotidien. Mais la question n'est pas une question de force. Tout est juste... Différent. Bizarre. Un peu familier, un peu décalé et un peu étranger à la fois.
Au moins Edwige est un bon guide, même si elle-même s'affole pour un rien. Elle sait désamorcer les comportements hostiles, ou fuir avant que les gens ne se rassemblent et ne passent à l'attaque. Mok a beau tenter de ne rien dire pour attirer l'attention ni les violences, il a bien vu que ça ne suffisait pas face à la femme qui pourtant les accueillait dans sa maison. Maintenant, Edwige et lui ont beaucoup marché, se sont reposé un moment dans un parc magnifique, avant de reprendre leur route. Ils ont croisé des barricades qu'on les a laissés franchir après que la jeune femme ait négocié, gémit, voir fondu en larmes, ils ont croisé des gens qui partageaient de la nourriture et ont pu en obtenir un peu, ils ont croisé énormément de groupes qui discutaient, soucieux et en colère, et leur posaient beaucoup trop de questions.
Au final Mok a retenu qu'il doit absolument éviter de montrer qu'il vient du Ghetto (un ghettard, comme le disent les extérieurs). Edwige lui a trouvé une vieille casquette qui lui tombe sur les yeux mais cache ses cheveux et surtout son visage - elle dit que ses dents abîmées sont un signe qu'il n'est pas d'ici, tout comme son regard, même si Mok ne comprend pas pourquoi, il a deux yeux comme tout le monde. Il ne doit surtout pas laisser voir ses scarifications. Et quoi qu'il arrive, même si le danger semble imminent, il doit laisser la fille parler et ne pas intervenir. Jouer les imbéciles muets évite qu'on voie qu'il ne parle pas comme eux, en mettant les mots dans un ordre bizarre, en évitant de répéter les mots importants et en utilisant énormément de mots inutiles. Dans la tour, plusieurs adultes avaient tenté d'apprendre à Mok comment parler comme eux et avaient la manie de répéter ses phrases à leur manière, pour le "corriger". Il ne s'est jamais soucié d'apprendre ça, déjà bien occupé à percer les secrets de la lecture et des machines. Maintenant, il le regrette. Edwige le trimballe comme un bébé incapable de s'occuper de lui-même, alors qu'il devrait être celui qui la défend. Oui, elle est plus âgée, mais elle ne sait clairement pas se battre.
Chez la femme qui leur a donné des habits, Mok a réussi à voler un couteau de cuisine, une paire de ciseaux et un paquet de lames de rasoir. Il n'en a pas encore parlé à Edwige. Dans la tour, les adultes détestaient visiblement l'idée qu'il ait une arme sur lui et passaient leur temps à le fouiller pour les lui enlever. Sans doute parce qu'il a tué Edmund et que ça a provoqué tout un tas de catastrophes pour plein de gens qu'il ne connait pas, mais Mok estime que l'homme l'avait bien cherché. Il faisait du mal aux Techs, il n'avait pas pris la peine de désarmer ceux qu'il a fait entrer dans ce laboratoire, et il n'avait pas de gardes pour le défendre et prendre une balle à sa place. Thune n'aurait jamais commis de telles erreurs.
Mok se demande une fois de plus s'il ne devrait pas rejoindre Thune. Après tout, son ancien chef lui en voudrait sans doute pour être parti avec les précieuses Princesses-Esprits, mais au final aujourd'hui il est libre, dans le monde extérieur, et il comprend sans doute très bien tout ce qui se passe autour de lui. Il a passé tellement de temps avec le Prophète que Thune parle sans doute si bien qu'il peut passer pour quelqu'un du monde extérieur. Thune est intelligent, fort, et il a dû garder le reste de la bande avec lui. Mok s'est attaché aux Techs, à sa manière, mais ses amis lui manquent. Sa maison. Beaucoup de choses étaient horribles, mais tout était familier. Il savait quoi faire, quoi dire, et on le respectait. Il était un lieutenant de Thune, il avait du poids, et personne ne discutait son autorité sans être prêt à en découdre. Pas comme ici. Ici, tout ce qu'il sait faire est inutile, et pour finir 5 l'a abandonné.
Ou pire.
Mok n'a pas encore retenté de l'appeler. Edwige insiste pour qu'ils évitent au maximum le tech, à part les piles de déchets dans les rues qui ne semblent plus fonctionner de toute manière. Mais ça fait une journée entière depuis son dernier appel au secours, deux jours depuis son enlèvement par des gens horribles et dangereux, 5 devrait être en train de remuer ciel et terre pour le retrouver, non ? Si ce n'est pas le cas, c'est qu'on l'a enfermée ou tuée. Et 5 est capable de se sortir de n'importe quelle prison, elle s'est vanté des milliers de fois de la manière dont elle les a tous fait sortir du laboratoire, en tordant son Esprit d'une manière compliquée dont même 1 et 2 étaient incapables.
Mais elle ne peut pas être morte. Tout le monde disait que les Techs étaient les enfants les plus précieux du monde, et que 5 était la plus puissante des Techs. Il y avait des centaines d'adultes dans cet immeuble qui étaient là pour donner leur vie pour la protéger. Si Mok avait été là... il n'est pas du genre à donner sa vie, mais il aurait volontiers dégommé une dizaine de plus d'Edmund pour la protéger, si on l'avait laissé prendre une arme. C'est ça qu'il redoute, que tous ces gens du dehors, avec leurs règles idiotes, aient laissé le danger s'approcher de 5 parce "telle personne on ne peut pas dire non" et "non on ne peut pas tirer sur les gens " et blablabla... Stupide et dangereux. Quand on a les enfants les plus précieux du monde, on tue, point. Sinon quelqu'un finit par les prendre ou les détruire. C'est tout.
Le garçon est plongé dans ses réflexions de plus en plus sombres quand il voit un groupe de gens courir en criant, tandis que d'autres en les entendant consultent immédiatement leurs petits écrans. Mok ne comprend rien à ce qu'ils racontent, mais Edwige lui dit de rester un peu en arrière tandis qu'elle s'approche d'un groupe penché sur un écran, en sortant son plus piteux sourire, celui qui a l'air de faire pitié aux autres et qui marche à tous les coups, et elle regarde avec eux les nouvelles.
Mok entend quelques bribes depuis sa position, des phrases qui comme trop souvent n'ont aucun sens. Des histoires de guerre, de Sud, de HR, de SRAM, de Tech. Il se rapproche d'Edwige autant qu'il l'ose et guette, essayant au moins de démêler si on parle de tech ou des Techs, mais bien sûr ceux qui parlent ont déjà changé de sujet - ou alors ils expliquent ? Il y a des histoires de bombe, ça ressemble bien à 5 qui s'enfuit, non ? Elle lui a donné des mini-bombes T, ce qui veut dire qu'elle en faire des grosses. Grosse prison, grosse bombe T, ces idiots ont réussi à stresser assez 5 pour qu'elle fasse la bêtise du siècle et détruire la moitié de la ville, mais au moins elle est libre et va le retrouver, pas vrai ? Ils se débrouilleront bien tous les deux pour échapper aux adultes et aux conséquences.
Le groupe se sépare brusquement et chacun se hâte de rentrer chez soi avec quelques commentaires tels que "c'est terrible !" "on n'est plus en sécurité nulle part !" ou "je vais me barricader avec ma famille le temps que ça se calme!". Edwige lâche aussi quelques phrases du même genre tout en prenant Mok dans ses bras, cachant le visage de l'enfant sur son épaule tout en faisant semblant de le consoler. Surpris, Mok se laisse faire, mais met la main sur le manche du couteau au cas où. Une menace se rapproche si Edwige tient à cacher son visage. Qu'est-ce que ces imbéciles ont encore inventé...
Puis la jeune femme l'entraine à l'écart et le prend à part :
"Ok, est-ce que tu as entendu les infos ?
— Un peu. J'ai rien compris. C'est quoi ça ?
— Alors, comment t'expliquer simplement... Tu sais ce que c'est qu'un HR ?
— Non.
— Mais tu viens du Ghetto, non ?
— Oui.
— Et bien, les HR, ce sont tous les gens qui comme toi n'ont pas accès au tech. Enfin, pas accès légalement. Ils se battent pour que tout le monde ait droit au tech et ils font très peur parce qu'ils posent des bombes.
Donc, des gens sensés. Mok a déjà entendu les Techs en parler, mais ce n'était pas vraiment comme ça qu'ils présentaient les choses, et ils parlaient surtout d'histoires de hacking qui lui passaient largement au-dessus de la tête.
Edwige continue :
— Et il y a d'autres pays dans le monde qui ont très, très peu de tech. On appelle ça les pays du Sud, les sudiens. Ils viennent de lancer des bombes sur notre pays. C'est... ça avait l'air grave...
La jeune femme est bouleversée, et Mok ne sait pas trop comment réagir. Déjà, il est déçu : les bombes ne venaient pas de 5. Mais ça n'a pas l'air d'être ça le problème d'Edwige. Le garçon finit par lui tapoter maladroitement le bras. Elle a essayé plusieurs fois de faire ça pour lui avant de renoncer d'un air gêné, ça a l'air d'être un geste affectueux pour elle.
On ne peut pas dire que ça la console, mais Edwige passe à une autre réaction : la peur.
— Mok, tu ne comprends pas, c'est très dangereux pour toi ! Les gens ont peur de toi parce qu'ils ont peur des Ghettos à cause de la violence et de la dixe, et parce qu'ils pensent que c'est la même chose que les HR, mais ils pensent aussi que c'est la même chose que les sudiens ! Pour eux les sudiens et les gens comme toi sont pareils ! Et maintenant ils sont en guerre contre les sudiens ! S'ils s'aperçoivent que tu viens du Ghetto, même si tu es un enfant, ça... ça va être horrible !
Mok tente de la rassurer en sortant le couteau et en lui expliquant :
— Je sais défendre.
Elle écarquille de grands yeux mais ne tente pas de lui reprendre l'arme, c'est déjà ça. Tant mieux : l'écouter c'est une chose, se laisser désarmer alors qu'elle vient de lui annoncer que le monde entier est contre lui c'est autre chose. Elle lui dit juste :
— Range ça. Ne le montre à personne. Si tu attaques des gens pour rien ou que tu montres ton arme, ils vont comprendre. Il faut qu'on te cache. On est presque arrivés là où je voulais t'emmener, mais il faut que tu comprennes que même avec eux, il va falloir... ce sont des gens qui veulent te protéger parce que la Voix l'a demandé, dans le tech.
— Ils protègent les Techs ?
— Ils le veulent, oui, mais pour l'instant les Techs se protègent bien tout seuls...
— 5 va bien ?
— Heu, ça je ne sais pas. Apparemment Milley n'a pas fait de déclaration publique, donc personne ne sait vraiment comment ils vont, mais il n'y a pas de raison que ça n'aille pas, n'est-ce pas ? En tous cas, même là où je t'emmène, il va falloir que tu sois discret. Que tu ne parles pas beaucoup et surtout que tu ne montres pas tes armes. On va demander à la Voix quoi faire.
Depuis le début, Edwige lui a beaucoup parlé de la Voix, et Mok a fini par comprendre qu'il s'agit bien de l'alien dont 5 lui a longuement parlé. Mok demande à l'alien de l'aider depuis le tout début, 5 s'est débrouillée pour que celui-ci l'écoute - et qu'il écoute toutes les demandes de tous les humains, apparemment - mais il y a toujours eu un problème : l'alien est complètement fou et ne comprend rien à rien. Le garçon n'a aucune envie que son sort soit décidé par cette chose incohérente.
— Non.
— Pourquoi, non ? Je te l'ai dit, c'est dangereux pour toi partout ailleurs, et la Voix a voulu que je te sauve !
— La Voix est cinglée. Je viens pas si là c'est la Voix qui dit. Je veux les Techs, les Techs ils savent.
— Je... Je ne sais pas comment appeler les Techs.
— Moi je sais.
Il espère, en tout cas, que 5 sera cette fois à l'autre bout du fil.
— Très bien, accepte Edwige. On fera une demande aux Techs. Et si la Voix demande quelque chose de bizarre, je te promets que je n'accepterais pas. On sait qu'elle peut se tromper parce qu'elle ne comprend pas toujours bien les humains, ne t'en fais pas. On va veiller sur toi."
L'enfantacquiesce. Si ça tourne mal, il pourra toujours s'enfuir et tenter sa chanceseul, mais pour l'instant il a encore besoin d'être guidé dans cet univers tropabsurde.
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