Yoro Samb :

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Yoro n'a pas le temps de s'ennuyer depuis qu'il est dans le Nord. Ça ne fait que quelques jours, mais il a déjà couvert plus de rôles que durant toute sa mission d'infiltration du B.A.G.N., et ça n'a pas l'air d'être prêt à s'arrêter.

À présent, Nora Milley le conduit jusqu'aux HR nordiens en tant qu'expert hacker, ce qui est à son avis tout à fait digne de ses compétences, mais un doute de plus en plus insistant le taraude. Comment le réseau de M.Edmund peut-il le laisser aller aussi loin ? Il sait qu'il a été validé par Hindgame, mais à présent elle a été enlevée, et c'est le professeur Milley qui se permet de l'envoyer en mission sans même vérifier auprès de ses chefs si c'est possible... Yoro sait bien que c'est le chaos depuis la crise, mais ça lui parait quand même horriblement anormal. Jamais la structure si cloisonnée des agents de M. Edmund n'aurait dû permettre de zapper ainsi la hiérarchie. Soit le professeur Milley est un bras droit de M. Edmund, ou en tout cas elle est très haut placée et a toute sa confiance pour le représenter, soit elle s'est attribué bien trop de pouvoir, et le retour de bâton va lui faire très mal. Est-ce qu'il n'est pas en train de miser sur le mauvais cheval, à suivre ses ordres aveuglément ?

En même temps, quelles sont ses options ? Refuser et retourner dans le sud ? Alors qu'il est enfin au coeur de l'action ? Hors de question.

Il regarde Nora à la dérobée, tandis qu'elle pilote d'une main experte la voiture non-tech qui les emmène de plus en plus loin de la ville. Elle ne ressemble pas beaucoup au professeur Milley, sa peau est plus claire, son visage plus carré est moins marqué par le temps et les épreuves. Elle est brune et sa coupe courte aurait grand besoin d'être rafraichie. Elle sourit facilement et semble assez facile à vivre, là où Anura Milley garde une aura inapprochable. Elle n'est pas très bavarde jusqu'ici - il faut dire qu'elle suit attentivement les nouvelles codées qui sortent de son antique radio binaire et qu'elle ne se soucie pas de lui traduire. Il est grand temps de briser la glace.

" Alors, demande Yoro, tu connais bien les HR ?

— Les HR résistants ou les HR en général ?

— Il y a une différence ?

Elle rit, puis lui fait signe de se taire lorsque la radio émet un nouveau message codé. Après quoi elle reprend la discussion comme si de rien n'était :

— Dans le Nord, HR est un terme générique pour tous les Hors-Réseau, les non-citoyens qui n'ont aucun droit aux yeux de l'AGN. Beaucoup vivent dans des Ghettos, certains sont des squatteurs à droite ou à gauche, il y en a qui construisent leurs propres bidonvilles... Ceux qui le peuvent résistent, mais dans les faits ce sont une minorité, tout simplement parce que c'est compliqué de faire quoi que ce soit depuis l'intérieur d'un Ghetto. Je faisais partie des résistants citoyens, je travaillais pour l'Alliance, à la gestion des HR justement. Je ne suis devenue une HR que lorsque j'ai grillé ma couverture pour enlever la deuxième Tech. Mais ça n'aura bientôt plus d'importance.

— Tu as fait ça ? Pourquoi ?

— Elle travaillait pour le palais présidentiel, qui venait d'établir qu'il était temps d'annihiler tous les Ghettos et leurs occupants... C'était après le dernier attentat contre le président. S'il a réellement eu lieu. Je ne sais pas ce que tu as suivi de la politique du Nord, mais...

— J'étais en mission auprès d'un agent du B.A.G.N. depuis des mois, j'ai suivi tout ça très attentivement !

— Par les journaux ?

— Je... j'ai vu la conférence de presse de 6 et le message de la petite.

— Elle s'appelle 5. Tout le monde l'a vue. Je pensais que les agents d'Edmund étaient mieux renseignés que ça.

— Bien sûr qu'ils sont mieux renseignés ! Mais ce n'était pas mon secteur, donc on ne m'a pas transmis... Je n'étais pas censé venir. J'ai pris des initiatives, vu l'urgence de la situation. Mais je n'ai pas vraiment eu de briefing par mes supérieurs. Disons que pour l'instant, je suis le courant et je fais au mieux pour aider le professeur Milley. C'est ta mère, non ?

Nora soupire :

— Oui, c'est bien ma mère. Et l'envoyée du Sud, que tu connais déjà, est ma tante, que je viens de rencontrer. Chez nous, la famille est une notion compliquée. On a été séparée pendant trente ans, c'est difficile aujourd'hui de se retrouver et de recoller les morceaux. Nous sommes basiquement des étrangères.

— Je suis désolée.

— Ne t'en fais pas. Je suis contente surtout parce qu'en dépit de tout, nous sommes dans le même camp, et nous combattons pour la justice. Ni elle ni 2 ne m'ont jamais reproché le kidnapping, parce qu'elles ont compris pourquoi je l'ai fait et pourquoi nous nous battons. Au début, j'ai rejoint la résistance pour la retrouver, mais depuis j'ai découvert bien plus de raisons de me battre. Tout ce qui arrive aux HR dans l'Alliance est une monstruosité, et le système de citoyenneté est à la base de toute cette pourriture. Ma mère va détruire ce système. C'est tout ce qui importe pour le moment.

— C'est pour ça que vous pouvez nous faire confiance. M. Edmund a réussi à abattre la SRAM pour rétablir la justice entre le Nord et le Sud. Nous voulons exactement la même chose.

Nora lui jette un regard évaluateur, avant de sourire à nouveau, comme amusée par une blague qu'elle serait la seule à connaitre, et lui demande :

— Avec tout ça, tu n'as jamais rencontré de résistants nordiens ?

— Seulement à la tour. Je viens d'arriver.

— Non, je ne te parle pas de tous ceux qui ont rejoint ma mère, je te parle des vrais résistants, ceux qui ont leurs propres organisations...

— Non.

— Et comment ça se passe, dans le Sud, entre les agents d'Edmund et les résistants ?

— Et bien... ce n'est pas vraiment moi qui m'en occupe, mais ça se passe plutôt bien, pourquoi ?

— Disons que dans le Nord, les HR ont un gros passif avec ton patron. Il a vendu un sacré paquet des nôtres pour mieux placer ses propres pions et a trahi chaque alliance qu'il a pu passer. Donc ne t'attends pas à un tapis rouge. On verra ce que Choy a dit aux autres, mais je pense que ce serait mieux si on te présente comme un agent de ma mère plutôt que travaillant pour Edmund, d'accord ?

— C'est absurde ! Il y a forcément des hommes à nous qui travaillent avec les HR ! Comment est-ce qu'ils auraient fait sinon pour...

— Oh, je ne dis pas qu'Edmund n'a pas aidé, à l'occasion. Tant que ça arrangeait ses plans. Des informations par ci, des flics qui détournent les yeux par là, ce genre de choses... Mais nous n'avons plus "d'agent de liaison" ou quoi que ce soit d'aussi officiel. Quant à l'Hydre, dans l'idée nous sommes alliés, mais dans les faits nous n'avons jamais eu besoin de nous coordonner, à part pour exfiltrer des gens d'un côté ou de l'autre de la frontière... Là-dessus, le système fonctionne bien. Pour le reste, les HR n'ont aucune envie de donner carte blanche aux Sudiens. Personne ici n'a envie d'une guerre.

— M. Edmund non plus ne souhaite pas la guerre, contrairement aux têtes brûlées de l'Hydre...

— Écoute, tu fais ce que tu veux, c'est toi le professionnel. Je t'avertis juste, pour t'aider à ce que cette collaboration fonctionne. Ma mère juge les gens et les répartit par leurs compétences, elle a du mal à tenir compte des affinités des différents camps, et de toute façon elle connait mal toutes ces histoires, elle n'y a jamais participé. De son point de vue, c'était logique que tu viennes pour nous aider, puisque tu en as les capacités. Mais crois-moi, que ce soit en tant que sudien ou en tant qu'agent d'Edmund, tu ne vas pas emporter l'unanimité. Je te crois quand tu dis que tu veux juste la justice, je te comprends même très bien. Surtout que je ne vois pas pourquoi tu te donnerais la peine d'infiltrer les HR alors que ce système est train d'être bouleversé de fond en comble. Je pense juste que cette mission sera bien plus simple si tu te présentes autrement.

Yoro soupire. La politique, une fois de plus, vient gêner toute entreprise commune. Mais il est un agent d'Edmund, il peut mettre son ego de côté une fois de plus et veiller à ne pas impliquer son réseau s'il risque de lui causer du tort, et répond :

— Très bien. Présente-moi comme un des hackers de ta mère, ça ira bien. Par contre on ne pourra pas cacher que je suis sudien, vu ma spécialité...

— Et ton accent.

— Quoi, il n'est pas si pire mon accent !

— Oh, si, crois-moi. Enfin, c'est joli, hein. Exotique.

— La moitié des gens de la tour ont un accent pire que le mien !

— Mais ce sont des accents qui viennent du Nord, on a l'habitude de les entendre. Quand est-ce que les HR ont pu entendre la voix d'un sudien pour la dernière fois, à ton avis ? Le tourisme et les vacances au soleil, ça demande une autorisation de la SRAM. Même diffuser un film tourné par des sudiens demande des autorisations. Pour la plupart des gens, vous avez juste... disparus du paysage. Vous existez, vous avez vos propres problèmes, vous produisez des articles et des ressources, mais ça n'a rien à voir avec nous.

— Rien à voir avec vous ? Vous nous pillez depuis des années ! Des siècles !

— Je sais ça. Et encore, non, je ne sais pas doute pas grand-chose de ce qui se passe dans le Sud. Je connais juste les grandes lignes. Les autres résistants y sont sans doute sensibles aussi, en tous cas on peut tous maudire la SRAM et l'AGN ensemble. Mais pour la plupart des gens, que ce soit les citoyens ordinaires ou les HR, le Sud c'est le trou noir.

— On compose les deux tiers de la planète ! Les trois quarts de la population mondiale ! Putain, c'est pour ça que je déteste les nordiens !

— Je comprends. Et pour ce que ça vaut, je suis désolée.

— Ouais..."

Pour la première fois, Yoro se demande ce qu'Abhaya est en train de négocier avec Milley. La chute de la SRAM et de l'AGN est une chose, un but précieux et urgent, mais ensuite... le Nord n'a pas intérêt à oublier de partager correctement les choses cette fois. M. Edmund a un plan pour réussir cette transition avec le moins d'effusion de sang possible, et l'Hydre ne fera que provoquer des catastrophes s'ils arrivent à déclencher cette stupide guerre. M. Edmund a déjà mené ses propres négociations avec Milley, bien sûr, puisqu'il la laisse être le visage du mouvement. Donc il n'y a rien à craindre. Les bouleversements sociaux prévus arrivent et il est normal que le nouveau monde mette du temps à s'organiser.

Mais...

L'horribledoute, lancinant, refuse de se laisser réduire au silence.