Partie 4 : premier contact
Edwige Indiana
Devant le vacarme de tous les autres, Edwige préfère se réfugier dans sa chambre. Une chambre ordinaire, pour une jeune femme tout juste sortie de l'adolescence, qui attend de terminer sa formation pour trouver son premier emploi et quitter un jour le toit familial. Un peu trop de rose, peut-être, pour s'affirmer comme adulte. Mais s'affirmer n'a jamais été son point fort, et elle aime que les choses soient jolies et douces autour d'elle. Elle-même ressemblerait à une poupée rose si elle n'était pas obèse. Un surpoids qui augmente encore sa peur d'être le centre de l'attention. Mais elle essaye de rester mignonne. Ses cheveux blonds restent coupés assez court pour garder un halo de boucles autour de son visage, elle met des lentilles pour mettre ses yeux opalins en valeur. Ça ne marche jamais vraiment, mais ça lui semble important de montrer qu'elle essaie.
Elle aime aussi le doré, on le retrouve beaucoup dans la décoration de cette pièce familière. Des autocollants en forme de feuillage d'or ornent le fil de Réseau qui court le long de deux des murs. À l'opposé de son lit, son bureau et son écran tech. Sur une étagère, accroché sur son porte-bijoux, un collier dont le médaillon de cristal tech flotte à quelques millimètres de sa base. Son trésor, reçu pour son dix-huitième anniversaire.
À présent, elle a l'impression que ces objets familiers, chéris, hurlent silencieusement leur présence. Lentement, très lentement, elle avance la main et touche le cristal. Il recule légèrement, puis reprend sa place dès qu'elle relâche la pression. Comme il l'a toujours fait depuis qu'on lui a offert. Le cadeau le plus cher qu'elle ait jamais reçu de sa vie, celui qu'elle ne porte que pour les occasions très spéciales. Jamais il ne s'est conduit étrangement.
Edwige effleure du doigt le fil de Réseau. Aucun bourdonnement, aucune sensation de mur "hanté" comme d'autres ont pu le décrire. Puis elle prend sa carte tech. Le mince rectangle translucide, grand comme sa paume, est à la fois sa carte d'identité prouvant sa citoyenneté, sa carte de paiement, son téléphone et ce qui lui permet de se connecter au Réseau. La carte est offerte par la SRAM à chaque citoyen à l'âge de douze ans, et les gens sont censés toujours la garder sur eux. Pour sa part, Edwige préfère l'avoir au poignet, elle porte un mince bracelet doré doté d'un point tech permettant à la carte de se coller magnétiquement. Ou l'équivalent tech du magnétisme. Comme beaucoup d'autres, elle a joué à faire de tours de magie une fois qu'elle a eu sa carte tech. C'est tellement facile...
Elle glisse son doigt sur le côté de la carte pour l'allumer. L'écran est petit, mais suffisant, d'une manière générale, même si elle préfère le confort de son écran et clavier tech. Sa carte ne semble pas affectée par le moindre virus, les images sont nettes, les applications se lancent normalement. Un bandeau rouge en bas du téléphone signale que des nouvelles importantes sont à consulter, ce qui n'a rien d'étonnant puisque la SRAM et l'AGN lancent flash info sur flash info. Edwige a reçu peu de messages personnels et beaucoup de demandes plus ou moins hystériques de se connecter, venant des différents groupes auxquels elle est abonnée. Tout le monde semble avoir beaucoup de choses à dire.
En tous cas, quoi qu'il arrive au tech mondial, son petit havre ne semble pas infecté. Tout comme la télévision familiale ou les belles cravates techs de son père. Personne de son entourage ne semble souffrir d'hallucinations. Seulement de peur. Et, dans sa famille, la peur se cache souvent sous les cris et les disputes.
Un bruit sourd retentit derrière la jeune fille, suivit de nombreux éclats de voix. Quand elle est partie, le conflit tournait autour de la meilleure manière de se protéger du "rayonnement" tech. On sait que le plastique limite l'efficacité des auras techs, raison pour laquelle il est le moins possible utilisé... par ceux qui ont de l'argent. Dans une maison de classe moyenne ordinaire, il est toujours possible d'en trouver quelque part. Son grand frère avait proposé de récupérer les joints du frigo pour les coller devant les fils de Réseau. Sa mère s'était insurgée. D'après le bruit, il avait tout de même mené son plan à bien, sous les protestations générales.
Edwige se mord la lèvre, agacée. Tous sont partis dans la chasse au plastique. Sa mère doit déjà découper leurs gourdes de randonnée. La vaisselle de camping va passer un sale quart d'heure. Mais personne ne sait si le tech présente ou non le moindre danger. Aucune recommandation officielle ne suggère que l'aura tech pourrait être néfaste pour les êtres humains. Bien sûr, on ignore tant de choses sur le tech qu'il est facile de virer aux thèses complotistes comme quoi en cas de danger, la SRAM ne préviendrait personne pour éviter une panique... Mais ce serait sous-estimer la SRAM. La multinationale sait sans doute mieux que personne que laisser les gens sans procédure à suivre provoquera quoiqu'il arrive une panique.
Lentement, sans même regarder ce qu'elle fait, elle ferme le verrou de sa chambre. Le clac lui parait plus sonore encore que les coups de marteau qu'elle entend en bas. Puis elle vient s'installer sur son fauteuil, devant son écran. Hors de question qu'on le lui prenne.
Elle va commencer, elle, à se renseigner avec plus de méthode. Lorsque toute la famille est réunie devant les informations, il n'y a aucun moyen de leur faire arrêter le flux de la présentatrice et de chercher d'autres sources à recouper. À présent qu'elle est seule, elle va faire les choses correctement.
Pour commencer, elle fait le tour de ses contacts. Une dizaine d'entre eux affirme avoir constaté les mêmes anomalies que celles qui ont affolé le Réseau. À voir les statuts, elle devrait même enrager de ne pas être dans leur cas, de ne pas avoir vu "la présence" qui s'est invitée dans le tech mondial, de rater le phénomène qui va bouleverser le monde tel qu'on le connait. Edwige ne regrette absolument pas d'avoir eu la chance, jusqu'à présent, de passer à côté. Elle serait sans doute morte de peur.
Évidemment, pas moyen d'avoir une conversation vocale, tout le monde est déjà très occupé à se demander son avis les uns aux autres. Elle guette le flot de questions et de réponses écrites qui circulent sous les profils, les accusations de mensonge pour attirer l'attention, les hypothèses assurées et les peurs mal dissimulées. Elle ne voudrait pas poser une question alors que la réponse a déjà été donnée. Elle déteste qu'on la force à répéter et cherche à garder la même politesse envers les autres.
Une fois sûre que sa question n'a pas encore trouvé de réponse, il reste encore à la formuler. Edwige ouvre un carnet et griffonne à la main un brouillon. Rien ne disparait dans le Réseau, à chacun d'assumer ses erreurs et ses maladresses... ou de payer la SRAM pour valoriser ses écrits. Ou de bien réfléchir avant de se lancer, estime Edwige qui mordille son crayon sous l'effet de la concentration. Elle ne veut pas aller dans le sens des complotistes qui voient une présence alien partout, ni passer pour une naïve qui croirait la SRAM sur parole.
Elle essaye et rature :
Est-ce que ça avait l'air vivant ?
Est que tu as vu quelque chose de régulier, qui pourrait faire penser à un code ?
Est-ce que ça ressemblait à du langage ou du code ?
Tu décris des pulsations et des bourdonnements. En quoi est-ce qu'ils t'ont fait penser à un langage/un code/un être vivant ?
Elle se relit et soupire. Stupide, bien sûr, si ses interlocuteurs pouvaient apporter ce genre de précision, ils l'auraient fait depuis longtemps... À moins que d'autres ne l'aient déjà fait ? Elle cherche des articles détaillant davantage les perturbations, toujours en vain. Hallucinations, mystère, infection due à une manipulation du tech par des amateurs... Une information sur l'ouverture des Ghettos semble choquer également l'opinion publique - du moins le journaliste semble certain que ses lecteurs sont profondément choqués. Edwige n'a pas vraiment d'avis sur la question, et ce n'est pas ce qu'elle cherche pour l'instant. Un témoignage correct, on ne va pas lui faire croire qu'il n'y pas un seul témoignage correct sur tout le Réseau, non ? Elle va finir par croire que tout ce bruit est un gigantesque coup monté, comme certains commencent déjà à le clamer haut et fort.
Elle tombe sur un article évoquant les Techs, plus précisément les prières qui leur sont adressées. Un protocole assez précis, presque rituel, semble s'être mis en place. Pourquoi ? Jamais ils n'ont semblé répondre à ces demandes ni même les voir. Mais les gens ont essayé, tâtonnés, et peu à peu ont gardé une façon de faire qui leur semblait avoir du sens. Après tout, des mythes sont nés avec moins que ça.
La jeune fille hésite. Elle jette un coup d'œil furtif vers la porte. Au-delà règne un calme relatif, signe que chacun s'agite dans son coin et qu'elle est tranquille pour un certain temps. Elle marque malgré tout un temps d'arrêt. Et puis après tout, qu'est-ce que ça lui coûte ? Elle n'a qu'à le tenter, voir qu'il ne se passe rien, et continuer ses recherches. Un peu gênée par l'aspect superstitieux de son geste et déterminée à le faire avant qu'on la surprenne et qu'on se moque d'elle, elle suit pas à pas les quelques étapes conseillées avant de taper, lentement, solennellement :
Qui que vous soyez, je vous salue. Voulez-vous parler avec moi ?
Elle reste quelques secondes sans bouger, beaucoup plus vigilante qu'elle veut bien l'admettre. Peu à peu la pression se relâche. Une légende urbaine de plus, à jeter aux oubliettes comme les autres. Elle quitte le site et ouvre une autre page. En haut de laquelle elle voit ses deux phrases s'afficher.
Edwige se fige. Puis, très lentement, elle retente la même manœuvre. Les phrases restent identiques, comme des rémanences de sa vision plus que du texte adapté au site qui semble rester à l'arrière-plan. Jamais encore son infaillible ordinateur tech n'a fait ça. De plus en plus effrayée, elle chuchote :
« Vous êtes là ? Vous m'entendez ? »
Sur l'écran, par-dessus la page ouverte, s'affichent les trois lettres : OUI.
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