Yoro Samb :

Le jeune homme n'en mène pas large devant le professeur Milley. C'est la créatrice des Techs et la personne de confiance qu'Edmund a placée à la tête de leur groupe, leur visage aux yeux du reste du monde. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle fait preuve du sérieux et de la rigueur qu'on attend de quelqu'un à qui on a confié une si lourde tâche. Pour ne pas dire qu'elle est aussi impressionnante que sinistre.

Lorsqu'il a demandé à la rencontrer, il pensait vraiment que ce qu'il avait à dire serait bref, une simple anomalie qu'elle balaierait d'un revers de la main. Au lieu de ça, elle a pris la chose très au sérieux et lui a demandé de revenir quelques heures après, lorsqu'elle aurait fini de tirer "certaines choses au clair". Yoro n'a pas aimé le pli de sa bouche et il est à peu près certain que quelqu'un va avoir des ennuis pendant la mise au point... Il espère juste que ça ne va pas lui retomber dessus. Arrivé dans l'équipe depuis presque 48h, il n'a aucune envie de se faire des ennemis tout de suite.

Enfin, au moins il a pu se reposer un peu. On lui a attribué une chambre dans les entrailles de l'immeuble, ou plutôt on l'a laissé s'installer dans la première chambre libre qui lui paraissait sympathique, comme pour tous ceux qui sont venus sans habiter à Nava. Pour l'instant, la collocation forcée est un joyeux bordel. Il y a assez peu de chance pour quelqu'un soit chargé de quelque chose d'aussi prosaïque que l'intendance, mais tant que les frigos sont pleins et les placards remplis de café, tout le monde est prêt à travailler sans se soucier des horaires, lui le premier.

Au moins son équipe a bien avancé sur l'ordinateur. Il lui reste de nombreuses questions à poser aux Techs pour voir ce qu'ils pourront faire exactement, mais il commence à avoir une idée plus claire de ce qu'il faut faire. Si jamais Milley commence à grimper dans les tours à cause de l'histoire du miracle, il pourra prouver qu'il est utile ici malgré tout.

Il scrute le plus discrètement possible le visage de marbre de son interlocutrice et se dit que non, elle n'est sans doute pas du genre à grimper dans les tours. Plutôt à baisser la voix jusqu'à ce que la sentence, aussi irrémédiable que le destin lui-même, ne s'abatte sur le coupable. Elle lui rappelle terriblement une ancienne institutrice qui avait le don de lire dans les pensées coupables de ses élèves pour trouver qui n'avait pas fait ses devoirs.

Il cache son anxiété de son mieux et discute de tout et de rien. Enfin il essaie. On ne peut pas dire qu'en face il obtienne beaucoup de réponses.

"Et sinon, on attend encore qui ?

— Le professeur Stones et les enfants. Hindgame aurait dû être avec nous également, mais nous avons eu un... fâcheux contretemps.

— Les enfants... les Techs ?

— 1 et 2.

— Super ! J'avais vraiment hâte de les rencontrer, il fallait que je leur parle de l'ordinateur...

— Cette partie-là attendra, si vous voulez bien. Nous n'avons pas réussi à retrouver ce qui s'est passé et j'ai besoin de les confronter, alors je vous prierai de ne pas faire de commentaires inutiles et de simplement répondre aux questions, d'accord ?

L'instinct de survie le plus élémentaire lui souffle de répondre docilement. Mais s'il écoutait son instinct de survie, il ne serait pas ici en premier lieu, n'est-ce pas ?

— Évidemment, professeur, je ne voudrais pas vous faire de tort... Mais pourquoi est-ce que je cacherais des choses aux enfants, au juste ? Ils ne sont pas censés être notre fer de lance et la raison de toute cette histoire ?

— Oh, ne vous en faites pas, on ne leur cache rien. C'est à vous qu'on cache de choses. Ce qui m'agace, c'est qu'apparemment eux m'ont caché des choses à moi, et il est hors de question que je laisse passer ça.

Oui, Yoro sait très bien qu'il n'a pas accès à toutes les informations, il n'est pas assez haut placé pour ça, mais la manière dont Milley l'affirme sans sourciller lui fait grincer des dents. Il est un agent d'Edmund depuis trois ans, il a largement fait ses preuves, et même s'il est ici suite à un coup de chance extraordinaire il est venu parce qu'il était prêt à se battre. Et elle se permet de le négliger comme ça... Il lance :

— Est-ce que M. Edmund sait ce qui se passe ? Parce que je crois bien avoir largement le niveau d'accréditation pour avoir accès à toutes les informations.

— Oh, vraiment ? Selon Edmund, c'est ça ?

Yoro sait que son bluff est sans doute trop poussé, que ça va le mettre en danger pour une simple question d'orgueil, mais il ne peut pas s'en empêcher. L'idée qu'il y a quelque chose d'important qui se joue ici, quelque chose qu'il a touché du doigt au moment du miracle, et qu'il repartirait sagement sans savoir de quoi il s'agit... Cette idée le rend fou. Milley vient peut-être du sud, mais à présent c'est une nordienne jusque dans sa façon de parler et de penser ! Comment est-ce qu'il pourrait la suivre aveuglément, sans au moins tenter sa chance pour en savoir plus long ? Il insiste :

— M. Edmund m'a lui-même envoyé ses consignes avant que j'arrive ici et il a confirmé que je suis là pour participer à la mission principale des Techs. Vous n'avez aucune raison de me cacher quoi que ce soit.

Milley a un petit rire sans joie :

— Et bien, disons que si Edmund vient protester contre mes méthodes, je suivrais ses instructions sans hésiter. Pour l'instant, contentez-vous de redire votre histoire, d'accord ?

Sur ces mots, la porte s'ouvre et un homme âgé entre dans la pièce, suivi de deux adolescents. Milley fait rapidement les présentations et Yoro s'empresse de se lever pour leur serrer la main à tous les trois, fasciné par les Techs.

Alors ce sont eux, ceux qui ont changé le monde, renversé la table si fort que les couverts n'ont pas encore atterri. Ils semblent parfaitement ordinaires. Un peu nerveux, mais sympathiques. 1 est plus grand que lui et se tient un peu voûté, comme s'il évitait de prendre trop de place. 2, au contraire, se tient très droite, vigilante. Le contact de leur peau est aussi humain que n'importe quelle main humaine ne l'a jamais été, légère moiteur comprise. C'est évident qu'ils ont grandi dans le Nord, élevés par des nordiens. Ils ne ressemblent pas du tout à Milley ni à Stones, et Yoro se demande où les chercheurs ont été prendre l'ADN qui a servi à les créer. Était-ce des donneurs anonymes ? Ou est-ce que les professeurs ont fabriqué l'ADN tech bribe par bribe ? Ont-ils choisi les traits de leurs visages, leur intelligence, leur personnalité ? Le jeune homme ne s'y connait pas assez en génétique pour savoir si c'est possible, et sait encore moins si la génétique tech fonctionne de la même façon. Il brûle de poser des milliers de questions indiscrètes. Malheureusement, elles vont devoir attendre : pour l'instant, il doit surtout faire bonne impression. Pas facile quand il va être utilisé pour... quoi au juste, les interroger comme des agents suspects ou les gronder comme des enfants ?

Milley commence :

— Les enfants, voici Yoro Samb, qui nous vient tout droit du sud grâce au réseau d'Edmund. C'est lui qui a accompagné Abhaya parmi nous. Est-ce que vous le connaissez ?

— En quelque sorte, répond 2,c'est moi qui ai vérifié son identité quand il est arrivé à Nava et qu'il demandait à ce qu'on vienne le chercher à l'aéroport. J'étais avec Hindgame et c'est elle qui m'a indiqué ce que je devais chercher. Elle a validé son arrivée. Pourquoi ?

— Parce qu'il lui arrivé quelque chose de très étrange avant son départ. Samb, racontez comment vous avez obtenu vos laissez-passer.

Yoro explique à nouveau le miracle, en essayant de passer le plus vite possible sur les manquements au protocole - Hindgame sait déjà tout ça et a dit qu'il n'y avait pas de problème, mais il n'a aucune envie de se justifier à nouveau. En revanche il détaille au maximum son piratage et le fait qu'il ne lui manquait que du temps pour le réussir. Ce n'est pas non plus le moment de critiquer ses propres compétences.

Son histoire semble étonner les Techs, mais pas les inquiéter autant que le professeur Milley. Pour finir, 1 demande :

— Donc, c'était un cadeau ? Comme les autres ?

Milley secoue la tête :

— Non. C'est beaucoup plus complexe, et surtout ça tombe beaucoup trop bien. Elle sait ce qu'elle fait !

— Non. Pas du tout.

— Arrête de me prendre pour une idiote ! Vous m'avez juré tous les deux qu'elle ne comprenait pas ce qui se passait sur le Réseau et qu'elle apprenait lentement, et maintenant vous voudriez me faire croire que c'est un pur hasard si elle a favorisé le hacker qui pouvait amener ma sœur jusqu'à moi ?

Sa sœur ? Effectivement, maintenant que Yoro y pense, il y a un air de famille entre les deux, mais jamais il n'aurait pensé que la mission si vitale d'Aurore était basée sur un lien aussi simple. Quoique simple ne veut pas dire stupide. Visiblement, ça a touché la redoutable professeur Milley, même si elle est train de partir sur le coté paranoïaque en accusant cette elle dont il n'est pas censé connaître le nom. Une autre Tech lâchée dans la nature ?

2 vient au secours de son frère :

— M. Samb vient d'expliquer qu'il avait tout préparé pour le piratage, il a lancé la prière, il suffisait de le valider. C'est comme toutes les autres prières qui ont été exaucées...

— Sans attente ? Sans erreur ? Pourquoi lui ? Pourquoi à ce moment-là ?

— Je ne sais pas, avoue 2 qui regarde Yoro avec une curiosité pensive.

1 aussi le scrute. C'est un peu déstabilisant. Ce sont eux les curiosités, les créatures presque uniques, pas lui. Yoro leur sourit nerveusement et tente de détendre l'atmosphère :

— Peut-être que je lui ai tapé dans l'œil, qui sait ?

— Comment ça ? demande 1.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, même si je suis absolument certain que je devrais avoir le droit de le savoir, mais si c'est une "elle"... Enfin, c'était juste une blague.

— Ah. D'accord.

1 semble un peu décontenancé, tandis qu'à côté de lui 2 pouffe. Le Tech regarde dans le vide une fraction de seconde, comme s'il était traversé par une pensée parasite et déconnecté de son visage, puis il pouffe à son tour. L'agent d'Edmund se demande s'ils ont fait de la télépathie, là, sous ses yeux. Et s'ils se moquent de lui - sa blague n'était honnêtement pas drôle.

Milley ajoute, toujours aussi sérieuse :

— Soit elle vous cache des choses, soit vous la sous-estimez. Elle n'agit pas au hasard. Vous devez nous transmettre tous les contacts que vous avez avec elle dans les moindres détails pour qu'on comprenne son fonctionnement !

— On n'a presque pas de contacts avec elle ! proteste 1. Vous nous avez dit de l'éviter, on essaye de l'éviter !

2 ajoute :

— On pense vraiment qu'il faudrait lui parler, c'est le meilleur moyen pour qu'on arrive à se comprendre. On a beaucoup de chemin à faire avant d'arriver à communiquer correctement, mais une fois que ça sera fait...

— Vous connaissez les risques si elle nous comprend trop bien. Réfléchissez. Pourquoi Samb entre tous les humains ? Est-ce que c'est la nature de la demande ? La prière ? Qu'est-ce qui s'est passé de différent avec lui ?

Cette fois ce sont les deux Techs qui semblent déconnectés de leurs corps, les yeux perdus dans le vague, pendant deux bonnes secondes. Puis ils reviennent à eux et 1 suggère :

— C'est peut-être parce que le message venait du sud. Il n'y a pas beaucoup de Réseau ni d'utilisateurs là-bas, elle devait être curieuse.

— Ça peut aussi être à cause d'Edmund, propose 2. Il a travaillé avec elle et apparemment elle l'a aidé, même si la connexion était très faible, il a réussi à se faire comprendre. Elle pense peut-être que ses agents sont une priorité.

— Ou alors, gronde Milley, elle sait très bien ce qu'elle fait. Elle a un plan et elle sait comment tous nous utiliser pour ses intérêts.

— Ce n'est pas...

— Ce n'est pas quoi ? Pas possible ? Pas logique ? Pas bien ?

— Ce n'est pas... ce qu'elle nous a dit.

Les Techs ne savent visiblement pas quoi ajouter, 1 est piteux et 2 nerveuse. Elle pose la main sur celle de son frère. Le professeur Stones semble sensible à leur détresse et dit :

— Ne vous en faites pas, ce n'est qu'une hypothèse de travail. C'est notre rôle de considérer toutes les possibilités.

— Mais on ne peut pas mentir sur le Réseau !

— C'est ce qu'on a toujours observé, mais on ne sait pas tout sur le fonctionnement du Réseau. Elle sait peut-être l'utiliser différemment de vous ? En tous cas, il faut qu'on trouve un moyen d'en avoir le cœur net, n'est-ce pas, Anura ?

Milley réfléchit, le menton appuyé sur son poing, son autre main martelant la table. Yoro n'aime pas du tout la manière dont elle le regarde.

Elle finit par lâcher :

— Au moins on va pouvoir tester la deuxième hypothèse. Ne vous éloignez pas trop, Samb, on va encore avoir besoin de vous."