Edwige Indiana :

Le repas du soir démarre dans une ambiance électrique. Tout le monde a peur, tout le monde a un avis sur ce qu'il faut faire, tout le monde est tendu comme un arc. Par-dessus toutes ces émotions, on retrouve, omniprésente, l'excitation de l'inconnu. D'une certaine manière, ce moment de crise au goût de fin du monde est une porte ouverte au changement, par le bouleversement de toutes leurs vies, quelque chose qu'ils devraient redouter et repousser de toutes leurs forces... Mais un changement quand même. Dans ces vies calibrées, planifiées, ennuyeuses, impossible de nier que l'idée d'un tout nouveau monde dégage sa propre séduction.

Personne autour de la table ne l'avouera, évidemment. Ce n'est pas un sentiment rationnel. Il sera donc nié avec la dernière énergie, tandis qu'on ressasse en boucle les maigres faits pour justifier d'avoir pris les choses en main.

Edwige doit parler. Elle n'a pas trouvé d'autre opinion que la sienne pour étayer sa certitude qu'il ne faut pas fermer la porte à la Voix, quoi qu'elle soit, et il faut que sa famille sache ce qui lui est arrivé.

"J'ai parlé avec elle.

L'annonce ne fait pas réagir autour d'elle, sauf sa mère qui lui demande distraitement :

— Tu as parlé à qui ?

— Avec la Voix, le... le truc qui est dans le Réseau. Je lui ai parlé.

Le reste de la conversation s'arrête net. Roland s'exclame :

— De quoi tu parles ? Tu as fait un de ces rituels cheloux ?

— Oui, j'ai fait un de ces rituels chelous, et ça a marché, la Voix m'a répondu ! Elle n'est pas méchante ! Elle essaye juste de nous comprendre !

— Attends attends attends, s'exclame son père, comment ça, elle t'a répondu ? Qu'est-ce qui t'a répondu ? Quand ?

— Hier soir, j'ai écrit sur mon ordinateur que j'étais prête à parler à la Voix, et elle m'a répondu qu'elle était là. On a discuté un peu ensuite, on a parlé de ce qu'elle était, même si elle n'a pas vraiment réussi à me répondre, et je lui ai demandé ce qu'elle cherchait, et c'est ça qu'elle m'a dit, qu'elle voulait explorer et comprendre les humains. Ensuite, elle m'a demandé ce que je voulais, et elle m'a offert quelque chose, même si ce n'était pas ce que j'ai demandé, je sais qu'elle voulait bien faire ! Elle a besoin d'apprendre encore, mais elle n'est pas méchante !

Sa famille reste silencieuse quelques secondes, le temps de réellement intégrer ce qu'elle vient de dire, puis sa soeur Tina lâche :

— Ça y est, on l'a perdue. Elle a des hallus.

— Ce n'était pas des hallucinations ! Je n'ai jamais eu d'hallucinations ! C'était réel !

Franck demande, inquiet :

— Mais pourquoi est-ce que cette chose t'a parlé ? Qu'est-ce qu'elle te voulait ?

— Elle parle à plein de gens, en permanence, un peu au hasard, mais elle commence à apprendre... Et tous les rituels qu'on trouve sur le Réseau aident, elle sait maintenant que les gens qui font ça veulent lui parler et qu'elle peut venir...

— Chérie, on ne sait pas ce que c'est ! Aux informations ils...

— Les informations se contentent de répéter qu'ils ne savent pas ce qui se passe, je le sais, je viens de passer deux heures à éplucher tout le Réseau pour trouver du nouveau !

— C'est dangereux ! On ne sait pas qui sont derrière ça, mais il est hors de question que tu leur parles, tu m'entends ?

— Quoi, tu penses que la Voix n'est pas réelle ? Que c'est une énorme arnaque ?

— Évidemment ! Il n'existe pas de chose qui peut "hanter" le Réseau, tout ça est un piratage informatique, la SRAM est débordée, mais quelqu'un va reprendre les choses en main et ramener la situation à la normale ! En attendant, il ne faut plus parler à ce... cette Voix ou peu importe.

— Pourquoi est-ce qu'un pirate voudrait poser des questions sur les humains ?

Trish intervient :

— Ils commencent à former des cultes autour de ça, je l'ai vu ce midi, ils manipulent les gens avec ces espèces de sectes...

— Non, ce sont les gens qui essayent de se rassembler pour comprendre ce qui se passe et parler avec la Voix, je les ai vus et...

Ses deux parents s'écrient en coeur :

— EDWIGE !

Ils s'emmêlent dans leurs remontrances, mais sont parfaitement synchronisés sur un point : c'est de la folie furieuse, de la part de leur fille, d'être allée se mêler à ces "sectes". La jeune fille tente d'expliquer ce qu'elle a vu, ce dont elle a discuté avec Margaret et les autres, la théorie de la Singularité, mais en vain. Roland et Tina commencent à s'en mêler et à partir sur leurs propres théories de complots, Mamie essaye de convaincre les parents d'arrêter de crier, et Joyce reste silencieuse, le nez dans son assiette, adressant juste à Edwige un sourire compatissant.

Celle-ci finit par lâcher, exaspérée :

— À qui est-ce que j'étais censée en parler ? Qui sait quoi faire, exactement ? La SRAM ? Ils ont abandonné !

— Ne dit pas de bêtise, ils sont sur tous les plateaux télé...

— Et alors, ils ne font que de la figuration, ils n'expliquent rien et ne nous disent pas quoi faire ! C'est normal d'essayer de trouver soi-même la meilleure solution, non ? Ce n'est pas pour ça que vous avez passé la journée à plastifier la maison ?

— C'est justement parce que cette chose est dangereuse qu'on protège la maison ! Ça suffit maintenant, on coupe le Réseau immédiatement !

— Non ! Moi je veux continuer à lui parler, ce n'est pas juste...

— C'est pour ton bien ! Et pour notre sécurité à tous ! Fin de la discussion !

— Mais...

Cette fois son père se lève sans plus argumenter, suivi immédiatement par Roland, et la jeune fille les entend attraper la caisse à outils. Puis des bruits de coup et des craquements. Ils le font. Ils arrachent les fils de Réseau.

La mère d'Edwige lui prend la main et dit, plus doucement :

— Tu vas voir, ça va tous nous faire du bien de couper le Réseau. On va se retrouver tous ensemble, passer un peu de temps en famille...

Et peut-être a-t-elle raison, se dit Edwige. Peut-être que la Voix est un danger. Après tout, elle peut agir sur le Réseau, si elle est contrariée la Voix peut détruire leur vie à tous. Mais elle était amicale. La jeune fille ne veut pas traiter cette étrange créature inconnue comme un ennemi alors qu'elle était amicale. Mais si toute sa famille pense que c'est la meilleure chose à faire... Peut-être ont-ils raison ? Peut-être Edwige est-elle naïve ? Peut-être...

Machinalement, elle attrape dans sa poche le paquet de raisins secs. Ce n'est rien. Quand on veut attirer quelqu'un dans un piège, on lui offre plus qu'un sachet de raisins secs. Ce n'est même pas une marque d'amitié ou un véritable cadeau.

Mais ça a eu lieu. Une tentative de quelque chose de différent. Quelque chose qu'Edwige n'a pas envie d'abandonner.

— Et si j'allais voir la SRAM ? demande-t-elle. Peut-être qu'ils pourraient m'en dire plus.

— Ils parlent déjà de tout ça à la télé, chérie, je ne sais pas...

— S'il te plait, maman. Je... Je ne peux pas rester seule avec ça.

— Oh... et bien, j'imagine qu'on peut au moins leur poser la question... Mais je t'accompagne !

— Maman, je n'ai pas besoin de...

— C'est soit moi soit ton père, un point c'est tout. Et donne-moi ta carte d'identification.

— Quoi ? Mais c'est ma carte ! Comment je vais faire si on me demande mes papiers ?

— Je serais avec toi, donc il n'y aura pas de problème, non ?

— ...

— Je n'ai pas entendu ?

— Non, maman. Il n'y aura pas de problème.

— Très bien.

Trish lui sourit gentiment et l'embrasse sur le front.

— On fait ça pour ton bien, tu sais. Ça ira beaucoup mieux dans quelques jours, tu verras.

— J'espère."