Yoro Samb :

Yoro voulait être au coeur de l'action ? Il est servi. Il est même tellement au cœur de l'action qu'il réclamerait bien une pause, s'il l'osait - ces dernières 24 heures ont été assez avares en temps de sommeil.

Mais en même temps, si on lui proposait d'aller dormir, il refuserait sans doute. Il touche enfin à un véritable rôle à jouer, une vraie mission confiée officiellement par Eve Hindgam : utiliser le matériel fourni par les HR nordiens et le combiner avec les méga-ordinateurs techs créés par la SRAM, le tout à l'écart du Réseau. Un sacré challenge sur lequel planche une équipe montée à la hâte avec des personnes d'horizons très différents qui n'ont jamais travaillé ensemble - certains anciens SRAM portent encore leur blouse bicolore, à moins qu'ils ne les aient volées dans les placards et portées comme des trophées. Le tout est supervisé par Icare Ikeda, un agent d'Edmund qui avait tout juste commencé son infiltration à la SRAM lorsque les évènements s'étaient précipités.

Icare a l'air aussi épuisé que Yoro et aussi enthousiaste. Autour d'eux, les autres informaticiens et techniciens sont plus dubitatifs. Le projet est colossal, les capacités que la machine doit atteindre sont très spécifiques, mais le but final reste un mystère. On n'en est encore qu'aux premières ébauches et au listing interminable de tous les éléments qu'ils peuvent utiliser. En tant que hacker qui travaille aussi bien avec le binaire qu'avec le tech, et qui a mis au point ses propres IA pour passer de l'un à l'autre, Yoro est l'expert qu'ils attendaient tous sans le savoir. Ce qui veut également dire qu'il est en train de reprendre tout ce qui a été fait depuis le début pour faire ses propres propositions. Quant au manque de sommeil, il le compense par la concentration et un excès de café - après tout, ce n'est pas la première fois.

Non, ce qui l'inquiète, c'est qu'il n'a pas la moindre idée de comment il va prendre le problème.

Il demande à Icare :

"Je croyais que les enfants Techs pouvaient s'occuper de la partie ordinateur tech. Qu'ils pouvaient en faire n'importe quoi.

— Ah, oui, mais ils ne sont pas affectés directement au projet. Je crois que Milley ne veut pas qu'ils sachent pour le projet final.

— Oui, enfin on ne le connaît pas non plus, le projet final...

— Ne t'inquiète pas... Hé, tu travailles pour Edmund depuis combien de temps ?

— Trois ans.

— T'as bien dû faire quelques missions pendant tout ce temps !

— Mmh... disons... quelques-unes...

— Moi, ça fait vingt et un ans qu'il m'a recruté. J'ai travaillé pour lui auprès du B.A.G.N., des antiterroristes, de l'armée, j'ai même fait agent triple antiterroristes-HR-Edmund. Un sacré bordel, cette période. Et je commençais à bosser à la SRAM. Je te le dis, j'ai tout fait, tout vu, et pourtant c'est bien la première fois qu'on m'en dit autant sur une mission. Crois-moi, il s'est passé un sacré chamboulement en haut lieu. Mais c'est normal qu'ils restent un minimum cloisonnés, surtout au niveau des informations que les enfants doivent avoir.

— Pourquoi ? Ce n'est pas eux, la clé de tout ?

— Ce sont eux qui ont permis la chute de la SRAM et notre victoire, ça ça fait aucun doute. Mais ce sont des enfants, justement. Il y a un tas de trucs dont on doit les protéger. Je veux dire, tu les imagines faire une crise d'adolescence ? Le foutu Réseau serait en miette !

— Mais... ce sont... enfin, on dit toujours les enfants, mais ce sont... des enfants artificiels, non ? Faits en tech ? Des robots androïdes ?

Icare regarde Yoro avec un petit sourire narquois.

— Qu'est-ce que tu en penses ? Qu'est-ce que tu sais d'eux ?

— Et bien, qu'ils sont créés en tech... Le tech peut devenir n'importe quelle matière, donc quelqu'un a dû... fabriquer des pièces techs en forme d'humains ? Non ?

— Primo, ce n'est pas "quelqu'un". On les a sous la main, les génies : les professeurs Milley et Stones. N'oublie pas Stones, ça le vexe. Les gosses leur sont très attachés. Ensuite, ils n'ont pas fabriqué les pièces morceau par morceau. Les Techs sont biologiques. Ils sont fabriqués en cellules biologiques, ils sont nés et ils ont grandi. Seulement, ces cellules sont en tech.

— Je ne comprends même pas comment c'est possible, je veux dire...

— Tu es biologiste ? Chimiste ? Physicien ?

— Non, mais j'ai espionné un laboratoire SRAM pendant...

— Aucune importance, aucun de ces gars ne comprend comment c'est possible non plus. C'est pour ça que Milley et Stones sont des génies. Aucun autre spécialiste du tech n'a pu réussir ça, même la SRAM. En tous cas, quand tu vas rencontrer les Techs, oublie ces histoires de robot et tout, compris ? Ça leur fait de la peine.

— Je vais les rencontrer ?

— Au moins 1 et 2. Tu peux les appeler Ben et Betsie si ça te met plus à l'aise. Notre équipe ne travaille pas directement avec eux, mais ils savent qu'on est là et qu'on est sur un projet qui permet de lier le binaire aux ordinateurs techs. Si on a besoin d'une recherche ou d'un programme complexe, on peut le demander à l'équipe de Swan, c'est eux qui gèrent les priorités dans l'utilisation des Techs. Même si on ne travaille pas ensemble, on te présentera officiellement dès qu'ils auront un moment de libre, ils aiment bien connaitre les nouveaux membres de l'équipe...

— Officiellement ?

— Ce sont eux qui ont déjà épluché ton dossier et vérifié ton identité, qu'est-ce que tu crois ? Ah, et autant les deux grands connaissent la procédure et évitent de nous poser des questions gênantes, autant les petits peuvent être... Enfin, en théorie on n'est pas censés les rencontrer, eux. Trop de risque. Mais ça arrive qu'ils traînent dans les couloirs et posent des questions. Dans ce cas-là, il ne faut surtout pas leur répondre, d'accord ? Ils ne doivent rien savoir. Enfin, tu peux leur donner ton nom, leur parler de ta maison, de ta famille, de ton pays, je crois qu'ils n'ont jamais vu de sudien, ça va les fasciner... ils s'ennuient, les pauvres ! Mais, bien sûr, pas un mot sur la mission. Tu connais le principe.

— Bien sûr.

Yoro tente de s'imaginer à quoi peuvent bien ressembler des enfants Techs qui trainent dans les couloirs parce qu'ils s'ennuient. Il sait à quoi ressemblent 2, 6 et la petite fille en colère dont le message avait traversé le Réseau comme une lame de fond à l'époque. Mais ça reste difficile de les considérer comme de véritables enfants.

— Combien est-ce qu'il y a de Techs, exactement ?

— Sept. Le grand a vingt ans, la petite dernière en a quatre.

— Quatre ans ? Il y a une Tech de quatre ans ?

— À ce qu'il parait, oui. Elle, par contre, je ne l'ai jamais vue. Ceux qui viennent trainer par ici, c'est 4 et 5, avec parfois 3 qui vient les chercher, et souvent ils sont avec ce petit HR qui a toujours l'air de préparer un mauvais coup... Lui, je ne sais vraiment pas ce qu'il fait ici. Mais hé, ce n'est pas le genre de question qu'on peut poser à M. Edmund, pas vrai ?

— Et lui ? M. Edmund ? On va le voir ?

— Qui sait ? Je crois qu'il n'est même pas dans ce bâtiment.

Dommage. Yoro aurait vraiment voulu pouvoir parler du miracle à quelqu'un. Sur le coup, il lui a semblé plus sûr de ne pas aborder la question avec Hindgame, c'était important qu'elle le croie compétent avant de valider son recrutement et son affectation parmi les agents d'Edmund. Avec le recul et surtout en voyant l'importance du projet sur lequel l'équipe travaille, il commence à hésiter. Peut-être que le super-ordinateur qu'ils doivent créer n'a rien à voir avec le miracle, les Techs ou l'étrange tech hanté qui effraie tant les nordiens. Mais Yoro n'a aucun moyen de le savoir lui-même. Qui pourrait avoir besoin d'avoir ce renseignement ?

— Ah. Hum, Icare, j'ai encore une question qui peut paraître étrange...

— Je t'écoute.

— Tu sais que tout le monde commençait à s'affoler pour des phénomènes bizarres dans le Tech ? Ça, heu... on a une équipe, ici, qui travaille là-dessus ?

— Bien sûr. Directement sous la responsabilité de Milley.

— Et elle, est-ce que je pourrais la rencontrer ?

— Pourquoi, tu sais quelque chose ou tu veux juste poser des questions ?

— Je sais quelque chose, mais je n'ai aucun moyen de savoir si c'est important ou pas.

— Ce sera long ?

— Sans doute pas, dix minutes au pire.

— Alors je vais lui demander si elle peut te voir bientôt et je te dis ça. Besoin d'autre chose ?

— Il faudrait que j'en sache plus sur les capacités des Techs et les programmes qu'ils peuvent créer, dans quelle mesure on doit leur préparer le travail, est-ce qu'on peut utiliser et adapter facilement ce qu'ils font, ce genre de choses...

— Swan va te garder un créneau. Mais n'oublie pas...

— Je ne dis rien sur ce qu'on prépare, je pose juste mes questions, et s'ils peuvent nous aider je leur préparerai une liste de programmes à faire sans qu'ils puissent le relier à notre projet. Je sais.

Icare éclate d'un rire sonore :

— Bien sûr que tu sais, la procédure, avec Edmund, tu connais ça ! Je suis content que tu nous aies rejoints, on a pris plein de gens compétents dans l'équipe, mais ça manque de la rigueur qu'on peut avoir dans notre groupe... Regarde, même tu es sudien, on se comprend déjà mieux qu'avec tous les autres réunis !

Yoro ne fait pas de remarques sur le fait qu'il a été noyé d'informations depuis son arrivée et que ce n'était pas vraiment des circonstances propices au partage et aux discussions ouvertes. Il ne s'est pas vraiment posé la question de savoir s'il s'entendrait bien avec les nordiens. Il faut dire qu'il ne s'attendait pas à tomber sur un tel mélange, avec des gens venus des différents camps et M. Edmund disparu de la circulation. Enfin, s'il a laissé la situation en l'état, c'est qu'il sait qu'elle est sous contrôle...

Il ne reste plus au jeune homme qu'à être à la hauteur de ses prétentions, et à partir de maintenant, de suivre à la lettre les nouveaux protocoles. Il a la meilleure place possible au sein du nouveau système qui se crée, ce n'est pas le moment de la gâcher.