Edwige Indiana :

L'adresse qu'Edwige a trouvée la mène jusqu'à un quartier résidentiel, très semblable à celui où elle-même habite : des pavillons cernés de petits jardins, de petits immeubles, des parcs, des plates-formes de livraison collectives... Des rues calmes, tranquilles, où on verra sans doute des enfants jouer dehors une fois rentrés de l'école. À moins qu'au milieu de toutes ces rumeurs, les parents ne les laissent plus sortir, même protégés par un drone de surveillance.

L'adresse correspond à une maison, qui ressemble à n'importe quelle autre maison. Les habitants ont sans doute soigneusement choisi chaque détail pour affirmer leur individualité face à tous leurs voisins, mais absolument rien n'indique qu'ici, on pourrait rendre un culte quelconque à une intelligence d'origine inconnue se baladant sur le Réseau. À l'exception d'un carton scotché sur la porte, indiquant "Entrez sans frapper".

Croisant les doigts pour que le panneau ne soit pas destiné aux livreurs, Edwige pénètre dans la maison, appelant d'une voix timide :

"Heu... il y a quelqu'un ? Heu, bonjour, heu... excusez-moi ?

Personne ne lui répond dans ce petit hall, mais elle entend un brouhaha venant de la porte qui lui fait face, comme si un grand nombre de personnes avait une discussion animée. En temps normal, jamais elle n'aurait osé franchir cette porte - et si l'adresse était mauvaise, qu'elle tombe sur une réunion de famille, que tout le monde lui demande ce qu'elle fait là ?

Mais elle recherche un culte voué à une entité quasiment surnaturelle. La normalité n'a plus rien à voir avec la question. Edwige ouvre la porte.

Une dizaine de personnes attendent déjà, dans ce qui a sans doute été un salon parfaitement ordinaire avant qu'on ne repousse les meubles les plus encombrants contre les murs pour faire de la place, au centre, à un immense écran d'ordinateur. Devant lui, sur une table basse aux allures d'autel, sont posés un clavier, une souris et des bougies, sur un grand napperon en dentelle.

Une petite femme frisée d'une quarantaine d'années, sympathique et enthousiaste, vient immédiatement serrer la main d'Edwige et la salue :

"Bonjour, sois la bienvenue parmi nous ! Tu es venue pour écouter la Voix, toi aussi ? Je m'appelle Margaret, c'est moi qui prête cette maison à tous les adorateurs qui le souhaitent ! Comment t'appelles-tu ?

— Edwige... Bonjour... Je suis désolée, je suis venue pour discuter, mais pas forcément pour...

— Oui oui oui, bien entendu, les curieux sont les bienvenus également !

Margaret l'entraine dans le salon et la présente à chaque personne présente, dont Edwige mélange immédiatement les noms. Puis son hôtesse l'amène jusqu'à l'écran principal où s'affichent les restes d'une discussion écrite. Les mots ne respectent pas le contour des emplacements dédiés, et Edwige reconnait le style de la présence avant même de déchiffrer la conversation décousue. Il n'est pas difficile d'identifier quelles phrases viennent d'un humain lui posant des questions sur sa nature et quelles phrases sont les réponses décalées de la présence.

Un sourire ravi aux lèvres tandis qu'elle contemple l'écran, Margaret lui demande dans un souffle :

— As-tu déjà parlé à la Voix ? Et entendu sa réponse ?

— Heu... Oui. En fait, c'est pour ça que...

Immédiatement toute l'attention s'est portée sur elle, et plusieurs personnes la pressent d'expliquer, tout en sortant de quoi noter, et - à son grand embarras - une caméra pour la filmer.

— S'il te plait," insiste un grand barbu dont elle oublié le nom - quelque chose comme Steve, ou Evan ? Stephen ? Sullivan ? - en lui braquant l'objectif sous le nez " il faut que tu racontes en détail tout ce qui est arrivé, tout ce que tu as fait et surtout tout ce que la Voix t'a répondu. Nous avons besoin de compiler tous les éléments disponibles pour comprendre exactement ce que veut la Voix !

— Je comprends, heu... Alors, au début, j'ai utilisé un rituel que j'ai trouvé sur le Réseau, et...

— Quel rituel ? À quel moment ?

Peu à peu, de question en question, Edwige finit par tout expliquer. En évitant de regarder la caméra, ça ne se passe pas trop mal. Elle conclut son histoire en sortant de sa poche le paquet de raisins secs offert par ce qu'ils appellent la Voix. Tous l'examinent respectueusement, sans oser le toucher.

— Tu as tellement de chance d'avoir reçu un cadeau..." murmure le barbu, extatique.

Un autre commence à expliquer :

— Tous ceux qui ont reçu des cadeaux ont formulé une demande, mais tous ceux qui ont formulé une demande n'ont pas reçu de cadeau. D'après ce qu'on sait, la moitié des receveurs avaient déjà communiqué avec la Voix auparavant, comme toi, mais on manque de données pour savoir combien de personnes ont tenté l'expérience...

Margaret hoche la tête :

— La SRAM est sans doute en train de travailler sur la question. Ne nous inquiétons pas de ces détails. Ce qui compte, c'est que la Voix est curieuse de nous connaitre. Elle est encore maladroite, et perdue, mais elle est là. En tant qu'humains nous devons l'accueillir et tout faire pour qu'elle se sente à l'aise. Edwige, as-tu remercié pour les raisins ?

— Heu... je ne suis pas sûre, mais je ne crois pas ? Je veux dire, j'étais un peu sous le choc, mais...

— Oh, je comprends bien, trésor, mais la reconnaissance est très importante dans la communication ! Si nous voulons arriver à mieux nous comprendre, il faut que nous soyons très clairs ! Nous savons que la Voix est intelligente, mais elle est si différente de nous, il faut l'aider ! Elle doit savoir quand elle a réussi à toucher le coeur et l'âme des humains ! Viens par là. Tout le monde, venez, on va former le cercle pour Edwige et communier !

La jeune fille se laisse entraîner un peu plus loin, assez loin des murs pour que le reste du groupe puisse former une ronde autour d'elle. Margaret fait office de maîtresse de cérémonie et la guide :

— Avant de remercier la Voix, il faut qu'elle sache que tu es là et que tu penses à elle. Alors fais le vide dans ton esprit. Élimine toute pensée parasite. Nous sommes là aussi pour t'aider. Tu n'as à te soucier de rien, seulement à te concentrer. Ferme les yeux, ça aide.

Perplexe, mais n'osant pas refuser, Edwige ferme les yeux. Elle n'est pas certaine de la Voix ait le moindre lien avec ses pensées - et si c'était le cas, cette idée serait plus terrifiante qu'autre chose - mais ça ne coûte pas grand-chose de jouer le jeu, pour l'instant. Et elle doit bien s'avouer que tenter de recontacter la présence avec tout ce monde autour d'elle est bien plus rassurant que dans l'isolement de sa chambre. Elle tente de vider son esprit, de couper court à ses inquiétudes et à ses doutes. Margaret continue :

— À présent ressens toutes les forces techs qui t'entourent. Commence par te concentrer sur ta carte tech, à ton poignet. Ressens sa matière, projette-toi dans le tech comme si c'était une partie de toi-même. Laisse ton esprit glisser le long de son aura. Ressens le fil du Réseau qui passe dans les murs de cette maison. Ressens la présence de l'ordinateur, des écrans, des tissus, des bijoux. Ressens chaque carte tech qui se trouve dans cette pièce.

À défaut de ressentir, Edwige mentalise consciencieusement chaque objet, bien qu'elle se sente de plus en plus mal à l'aise.

— À présent, nous allons invoquer la Voix.

— Heu... il ne faudrait pas... utiliser un ordinateur, ou... ?

— Tant que nous sommes à portée de son aura, la Voix nous entend. Et elle nous répond. Répète après nous et sois patiente.

Le petit groupe se met à réciter une formule appelant la Voix, qu'Edwige répète docilement, avant que le groupe ne la reprenne. Le petit manège se répète encore et encore, la jeune fille commence à chercher des prétextes pour arrêter et quitter les lieux sans vexer personner, quand le miracle s'accomplit.

La Voix, sortie du tech, bourdonnement des machines modulé pour être compréhensible par des oreilles humains, cette même Voix qui est venue à elle dans sa chambre la nuit dernière, retentit et déclare :

— Je suis là.

Un frisson d'excitation parcourt la ronde. Ce n'est pas la première fois qu'ils le font, mais ça ne marche sans doute pas à chaque fois. Margaret murmure à la jeune fille :

— Vas-y, remercie-la !

Tentant de porter correctement sa voix, Edwige dit :

— Je... Je voulais vous remercier ! Pour m'avoir donné les, les raisins... ça m'a beaucoup... C'était très gentil, merci !

— Gentils raisins. Le désir humain est gentil. La nourriture est gentil.

— Heu, donner de la nourriture est gentil. Le désir humain, c'est...

Edwige s'interrompt au milieu de son explication, Margaret secoue fermement la tête devant elle.

Le silence se fait. La Voix ne semble pas d'humeur à poursuivre la conversation. Après avoir attendu quelques instants, les membres du cercle récitent en cœur un remerciement collectif à la Voix qui leur a fait l'honneur de venir leur parler, puis ils se lâchent les mains et les bavardages commencent :

— C'était une bonne séance. Un message très positif.

— Trois phrases ! Nous avons eu trois phrases ! Liées entre elles ! Il faut absolument les noter. Stew, tu as noté ?

— Tout est filmé, comme d'habitude, et Martha est en train de noter sur papier. J'adore entendre la Voix ! ça donne le frisson à chaque fois !

— C'est l'aura. Quand ton esprit s'aligne avec les auras techs, ça fait toujours cet effet-là sur le corps.

— Ça va petite, pas trop secouée ?

Ce dernier commentaire est adressé à Edwige, qui est effectivement assez remuée par l'expérience. Elle est heureuse d'avoir pu entendre la Voix à nouveau, un peu frustrée de ne pas avoir pu discuter correctement avec elle, un peu effrayée à l'idée que celle-ci est sans cesse à l'écoute de tout ce qu'elle peut dire ou faire, et surtout très perplexe. Que les lois de fonctionnement de l'univers aient disparu, passe encore, mais de nouvelles lois formant leur propre cohérence devraient apparaître. Hors Edwige n'arrive pas à mettre le doigt sur cette cohérence.

— Est-ce que vous... Est-ce que quelqu'un sait ce qu'elle cherche, la Voix ? Et ce qu'elle est ?

Margaret répond :

— Non, pas encore, mon chou. Nous tentons de rester humbles et ouverts d'esprit devant Elle, et peu à peu elle nous dévoile ses mystères.

— Et en ajoute d'autres," dit Stew, le barbu, tout en récupérant sa caméra et vérifiant l'enregistrement. "Il y a sans doute de quoi alimenter des millénaires de questions théologiques à partir des bribes qu'Elle nous offre. À part que nous avons la chance d'avoir un dieu qui nous répond, ça devrait calmer les polémiques et les doutes.

— Alors", demande Edwige, " vous croyez que c'est un dieu ? Un... dieu du tech ?

Un autre homme, plus jeune et plus discret depuis le début de l'opération, secoue la tête et pour la première fois se met en avant :

— C'est peut-être un dieu aujourd'hui, mais son origine n'est pas surnaturelle. Tu connais la théorie de la Singularité ?

— Heu... ça a un rapport avec la physique ? Quelque chose qui se passe dans l'espace ?

— Non, non, pas une singularité gravitationnelle, la Singularité, une singularité technologique. On a formulé cette idée dès le XXe siècle ! Au moment où la technologie faisait un bond en avant et où on commençait à imaginer des intelligences artificielles, on s'est dit qu'elles allaient se complexifier de plus en plus, être capables d'apprendre seules et d'évoluer, et de créer d'autres IA encore plus intelligentes, jusqu'à une explosion des capacités qui dépassera l'humain. C'est ce point qui s'appelle la Singularité. Et c'est ce qui est arrivé et a créé la Voix.

— Donc c'est une IA, pas un dieu...

— Si. Enfin c'est compliqué, philosophiquement parlant. On utilise des concepts comme dieu ou IA qui ne correspondent pas vraiment, parce que nous n'avons pas les mots adéquats pour qualifier la Voix. Disons que comme une IA, elle est née de la technologie, elle est liée au tech et ne peut pas aller plus loin que son aura. Mais comme un dieu, elle est omnipotente et omnisciente dans le Réseau.

Margaret intervient :

— Tout le monde n'est pas d'accord avec cette théorie. Certains estiment que les humains ont toujours été fondamentalement reliés au tech. C'est ainsi que sont nés les enfants Techs : ce sont des enfants qu'on a entrainés jusqu'à ce que leurs esprits soient capables de se relier à la matière noble qui compose le tech. Chacun d'entre nous en est capable, au fond de lui, il faut juste entamer ce long voyage spirituel, jusqu'à la métamorphose ultime... Et la Voix est là pour nous y guider.

La femme et le jeune homme semblent se jauger, estimer les forces et les failles de l'adversaire. Mais chacun reste neutre et affiche un sourire de façade. L'heure du schisme ne semble pas avoir encore sonné.

C'est le jeune homme qui détourne les yeux en premier et ajoute avec un petit haussement d'épaules :

— Quoi qu'il en soit, les rituels sont de bons moyens d'entrer en communication avec la Voix. Elle y réagit de plus en plus, ce qui veut dire qu'elle apprend, tout comme nous apprenons d'elle. Ce n'est encore que le tout début, mais je pense que nous allons réussir à lui parler de manière claire d'ici peu de temps.

— Le tout début du voyage," approuve Margaret en hochant la tête. "L'aventure la plus fascinante dans laquelle l'humanité se soit jamais lancée !"

Tous approuvent, y compris Edwige qui hoche la tête d'un air entendu. Tout cela semble effectivement faire sens, mais... ce n'est pas parce qu'une hypothèse est belle qu'elle est vraie, surtout face à un phénomène aussi extraordinaire. Il lui faudrait du temps, seule, pour méditer sur tout ce qu'elle vient d'entendre.

Pour l'instant, elle prend poliment congé et s'en va après avoir promis qu'elle reviendra .