Partie 22 : au rapport
Yoro Samb
C'est le moment de vérité. Il est arrivé jusqu'ici en trichant, mais Yoro reste un agent d'Edmund et personne ne lui en voudra d'avoir assuré sur cette mission, n'est-ce pas ?
Hindgam le guide jusqu'à un bureau donnant sur la rue, extrêmement impressionnant. Enfin, il était sans doute plus impressionnant avant d'être envahi de cartons, de papiers et d'ordinateurs techs et binaires, comme si quelqu'un avait ordonné qu'on rassemble toutes les archives disponibles dans cette pièce, mais n'avait aucune idée de la manière de les ordonner ensuite. Tout ça donne un aspect précipité qui tranche avec le côté solennel qu'on a sans doute voulu donner à ce bureau à l'origine. Mais c'est même mieux. On est au cœur de l'action, ici, mieux encore : au cœur du pouvoir.
Yoro fait donc de son mieux pour avoir l'air parfaitement à l'aise et détaché, comme si ce genre de situations lui arrivait toujours les jours.
En plus, il doit être pris au sérieux par cette Eve Hindgam, qui en a sans doute vu d'autres auprès de M. Edmund. Elle-même ne semble pas essayer d'en imposer, au contraire. Elle s'installe au bureau et pose sa canne sans chercher à cacher son soupir de soulagement, puis lui adresse un regard complice, comme si forcément il comprenait son calvaire. Son sourire plein de charme donne spontanément envie de lui raconter sa vie - par exemple qu'on sort d'une période d'isolement de trois ans au fond de la jungle en compagnie d'un agent du B.A.G.N. taciturne et qu'elle a l'air d'un ange descendu sur terre pour récompenser les aventuriers d'avoir mené leurs difficiles quêtes à bien. Ce qui ne serait sans doute pas le meilleur commentaire à faire pour avoir l'air professionnel. Et puis Hindgam doit avoir cinq ou dix ans de plus que lui, elle est nordienne jusqu'au bout des ongles - impeccablement manucurés - et même son accent semble tout droit sorti d'une allocution présidentielle. Elle est sans doute déjà prise.
Dans le doute, Yoro lui décoche tout de même son plus beau sourire - ça ne coûte rien - et fait rapidement son rapport. Trop rapidement peut-être. En tous cas, Hindgam a l'air tout sauf convaincue, et elle lui demande :
"Donc... Vous n'avez pas eu de validation de votre cellule. À aucun moment.
— Ce qui n'est pas une interdiction.
— Ce qui n'est pas une validation. Vous savez comment notre réseau fonctionne. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des initiatives, ce sont les coordonnateurs qui, comme leur nom l'indique, nous coordonnent. Parce qu'eux ont une vue d'ensemble, là où les initiatives personnelles peuvent provoquer toutes sortes de catastrophes.
— Bien sûr, mais je n'avais plus aucun contact. Je ne suis pas du genre à chercher le feu des projecteurs, Mademoiselle Hindgam...
Il laisse traîner, mais elle ne le corrige pas. Parfait. Il enchaîne :
— La preuve, je suis resté sur la mission du laboratoire Trianon pendant trois ans. Seul avec un agent du B.A.G.N. et Internet pour me tenir compagnie, à part une fois par mois où j'allais au ravitaillement en ville. Je n'ai jamais demandé à changer. La seule chose qui m'importe, c'est de faire ce qui est juste pour la résistance et la victoire de M. Edmund ! Du coup, quand j'ai vu que la crise avait commencé dans le Nord, j'ai su que le patron était passé à l'action, et j'ai voulu aider ! Pourquoi est-ce que notre partie du réseau n'a plus fonctionné, au juste ?
— Ça, soupire Hindgam, c'est quelque chose que je vous expliquerai plus tard. Mais si vous vouliez juste aider, pourquoi faire venir cette femme, et pas faire quelque chose en rapport avec la mission Trianon, justement ? Vous la connaissiez ?
— Absolument pas. Pour le Trianon, j'ai envoyé toutes les données que j'ai volées au fur et à mesure, je ne pouvais rien faire de plus. Je pensais que ma cellule allait m'envoyer sur une autre mission, qu'on aurait besoin de tous les agents disponibles... Bref, je ne sais pas pourquoi j'ai été mis de côté, en tous cas Aurore avait besoin d'aide, ce sont des résistants contre l'hégémonie du Nord comme nous, donc je me suis lancé !
L'ancienne attachée de presse le regarde et semble songeuse. Peut-être que Yoro n'aurait pas dû parler de la lutte contre le Nord à une nordienne. C'est évident qu'elle n'a rien d'une HR, au contraire elle a dû occuper de hautes fonctions... une opposition à la SRAM aurait mieux marqué qu'ils sont dans le même camp ?
Hindgam résume :
— Donc, si je comprends bien, vous êtes un jeune agent d'Edmund, recruté pour espionner un agent du B.A.G.N. qui espionne la SRAM, et vous avez parfaitement rempli votre mission jusqu'aux évènements du Nord, qui ont de toute façon contraint votre agent à partir. Vous avez alors contacté votre cellule, comme le prévoit le protocole, mais vous n'avez reçu aucune nouvelle. Vous vous êtes donc dit que vous n'aviez aucune envie de rester à vous tourner les pouces et que les autres branches de l'Hydre restaient des alliés, donc que vous pouviez les aider d'une manière ou d'une autre. Aurore recherchait un laissez-passer, vous avez piraté la SRAM pour en créer deux, et vous voilà dans le Nord, prêt à reprendre contact avec les agents d'Edmund pour leur dire que vous avez ramené Abhaya Singh avec vous. Bien sûr, la professeur Milley a sauté sur l'occasion pour vous faire venir tous les deux au QG. Et vous voilà.
Oui, à présent qu'il entend toute l'histoire Yoro se rend compte d'à quel point elle a l'air suspecte, mais après tout c'est la vérité. Il ne perd donc pas son sourire et confirme :
— Et me voilà.
— Vous savez qu'on va examiner chaque parcelle de votre histoire, n'est-ce pas ?
— Je m'en doute, et j'espère qu'on va vite régler ça et que vous allez pouvoir me dire ce qui est arrivé aux membres de mon groupe.
Ève lui sourit aussi, mais non, ce n'est pas exactement bon signe. Elle a plutôt le sourire de quelqu'un qui sait très bien que son interlocuteur ment et le laisse s'empêtrer dans ses mensonges jusqu'à ce qu'il se grille tout seul. C'est le laissez-passer qui lui a mis la puce à l'oreille, bien sûr. Si Yoro avait été capable de réussir un piratage pareil, tout le réseau de M. Edmund aurait sans doute entendu parler de lui, même dans le Nord.
— Bon, conclut Hindgam, on va faire simple. Soit tu es un espion et tu as beaucoup de choses à nous apprendre, soit tu es vraiment un génie doté d'une chance insolente et tu vas pouvoir nous aider. On va vite le savoir... Tiens.
Elle attrape un ordinateur tech, et branche un boîtier dessus - sans doute un disque dur externe, mais ici, dans une ancienne base SRAM, ça pourrait être absolument n'importe quoi. Le boitier fusionne avec l'ordinateur sans laisser la moindre trace de séparation, signe que ce matériel est entièrement tech. Yoro n'a jamais eu l'occasion d'utiliser ce genre de choses, mais il connait la théorie, alors il devrait pouvoir se débrouiller, non ? Son sourire ne faiblit pas lorsque Hindgam lui demande suavement :
— Puisque tu es un expert en piratage, voici une occasion de montrer tes talents. Déverrouille cet ordinateur, et je suis personnellement prête à te considérer comme notre agent le plus précieux en ce moment.
— Aucun problème, patronne ! assure Yoro en se mettant au travail.
Bon. Pas de miracle cette fois-ci, a priori, juste un bon vieux piratage à l'ancienne. Et il a le temps, non ? Hindgam n'a précisé aucune limite de temps ni de moyens. Yoro sort son matériel, son propre ordinateur tech, son ordinateur binaire, de quoi les connecter avec l'ordinateur-test, et commence à fouiller.
La sécurité est parfaite, comme toujours avec la SRAM. Lorsqu'il accompagnait l'agent Karl, Yoro a eu l'occasion de roder certaines techniques. En règle générale il pirate les systèmes de sécurité techs en arrivant à les convaincre que le programme qu'ils laissent passer ne présente aucun danger ; c'est long et difficile, mais parfait pour de l'espionnage. Ici, la discrétion n'est pas demandée, par contre l'ordinateur doit pouvoir être utilisé comme si son propriétaire légitime l'utilisait, c'est une toute autre manœuvre, et c'est celle que Yoro aurait dû logiquement utiliser pour les laisser-passer s'il n'avait pas obtenu un miracle.
Les IA ont été abandonnées ou fortement bridées sur les ordinateurs SRAM. Difficile de savoir si c'est parce que la société les jugeait inutiles, ou parce qu'associer des IA à quelque chose d'aussi organique et interconnecté que le tech était dangereux. En revanche, dans le Sud, c'est un art qui s'est perfectionné au cours du siècle et Yoro en a lui-même fabriqué quelques-unes. Sa Trust Me est l'idéal pour fabriquer des avatars numériques techs et convaincre la machine qu'elle a bien affaire à son humain. Ou plutôt qu'elle a bien affaire à un humain parfaitement légitime à lui donner des ordres.
Le jeune homme demande :
— À qui appartenait cet ordinateur ?
— C'est important ?
— Plus j'ai d'informations sur le propriétaire, plus c'est facile de convaincre l'ordi que le propriétaire m'a donné le droit de m'en servir.
Hindgam hésite, puis fouille dans un carton et récupère une plaquette d'identification qu'elle envoie au hacker. Ce n'est qu'un morceau de cuivre qui devait orner une porte, il comporte le logo SRAM omniprésent sur fond rouge et bleu, un nom et une fonction. Huey Mei-Lopès, responsable médias participatifs. Puisque son logo porte le rouge à gauche, il doit être lié à la sécurité option tueurs, et les médias participatifs sont les plates-formes de "libre expression" qui existent dans le Réseau. D'où le niveau de confidentialité bleu, ça fait beaucoup de données très sensibles à gérer. D'ailleurs, que lui est-il arrivé, à ce gars ? Est-ce qu'il est juste parti quand les Techs sont arrivés ? Il a fui ? Il est retenu en otage quelque part ? M. Edmund a pris la place de la SRAM si vite et efficacement que les employés SRAM eux-mêmes ont dû se retrouver perdus.
C'est bien assez de renseignements pour mettre Trust Me efficacement au travail. L'avatar est tout juste une ébauche, mais il va progresser très vite. Au fur et à mesure que le système de sécurité tech lui pose des questions, l'IA apprend ce que ce système attend comme réponse et peut améliorer l'avatar numérique. Leur dialogue de sourds peut prendre un certain temps, mais aucune violence ne donnera l'alerte qui bloquerait tout, et surtout le système tech de son côté n'apprend rien. Il est là pour séparer ceux qui peuvent passer de ceux qui ne peuvent pas, et ces tentatives répétées ne lui paraissent pas suspectes.
Pendant que le programme tourne, Yoro explique la manœuvre à Hindgam. Elle n'est pas informaticienne, mais attachée de presse au palais présidentiel, comme elle le lui apprend rapidement, et apparemment elle ne travaille pas avec l'équipe de hackers de M. Edmund. C'est d'ailleurs étrange que ce ne soient pas l'un d'entre eux qui vienne vérifier ses capacités. Ce qui laisse la question en suspens : faut-il parler du miracle, ou non ? D'un côté, ça éviterait d'avoir l'air suspect - obtenir un laissez-passer SRAM en autant de temps qu'il met pour déverrouiller un simple ordinateur tech indique quand même un étrange écart dans ses capacités. D'un autre côté, il aurait l'air de quoi ?
Mais après tout, peut-être que c'est l'équipe de M. Edmund qui a fait le miracle. Ou un des Techs. Quelqu'un avec un sens de l'humour étrange, mais sans doute quelqu'un de son propre camp. Donc oui, ça ne coûte rien d'en parler.
Ça ne lui coûterait que sa dignité, alors qu'il tente d'être pris au sérieux et qu'Hindgam commence à peine à être légèrement impressionnée. Sans oublier qu'il n'a aucune trace de l'évènement et serait forcément incapable de le reproduire. Personne ne le croirait, c'est certain.
Il continue à discuter pendant que l'IA travaille - une fois lancée, elle sait ce qu'elle a à faire, et ce n'est pas le moment de bidouiller son programme. Il aimerait vraiment savoir ce qui s'est passé, comment M. Edmund a réussi son exploit, mais tant qu'il n'a pas fait ses preuves ce n'est bien sûr pas le moment. Hindgam n'est pas non plus très loquace sur l'organisation du QG, les futurs projets de leur groupe ou les fameux Techs humains. Alors le jeune homme finit par parler de lui, de son recrutement et de ses rêves. Déjà, ça l'occupe, et puis lorsque l'attachée de presse verra qu'il est bien dans son camp, ils auront déjà un peu fait connaissance.
Enfin, Trust Me signale d'une petite musique triomphante qu'elle a réussi : l'ordinateur est ouvert et prêt à révéler tous ses secrets. Ève prend la machine, vérifie que tout fonctionne, et les yeux brillants lui administre un coup amical sur l'épaule :
— Bravo champion ! C'est exactement quelque chose comme ça que je voulais voir ! Maintenant, suis-moi."
Sans protester Yoro lui emboite le pas tandis qu'elle le guide vers l'intérieur du bâtiment.
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