Partie 21 : se rendre utile
Ombre/Yulia
L'accès au QG est parfaitement régulé et Ombre est loin d'être la seule candidate à avoir rendez-vous. Même si elle est sans doute la seule à grincer des dents en se rendant compte que l'ennemi s'est emparé d'un immeuble SRAM, comme ça, sans même avoir à livrer bataille. Sa tante a eu raison de renoncer à un affrontement frontal perdu d'avance, mais ça reste difficile à avaler. Surtout en voyant les autres futurs pro-Techs jubiler en entrant dans les lieux.
Le grand hall destiné à impressionner les visiteurs, décoré de marbre dont les nervures ont été remplacées par des fils d'or de Réseau, la fontaine aux couleurs retraçant la hiérarchie et le code des bicolores, les statues des plus grands scientifiques fondateurs de la SRAM... tout ça est resté en place, heureusement, mais les logos SRAM ont été arrachés. Aucun nom n'est venu remplacer celui de l'entreprise. Ombre regarde si la statue de Milley a été particulièrement mise en valeur depuis que la professeur est aux commandes, mais non. Même la petite plaque expliquant son rôle dans la découverte du tech et sa mort en 2083 n'a pas bougé. Personne ici ne maîtrise donc la symbolique et la communication ?
Si seulement la SRAM n'avait pas été bâillonnée, ils auraient pu voir de quoi est capable un véritable service de propagande... Enfin, Edmund sait très bien de quoi sont capables les excellents communicants de la SRAM et il a demandé aux Techs d'empêcher la diffusion de la plupart des messages. Les experts bicolores se retrouvent à faire de la figuration sur les plateaux télé de leurs propres chaines... Cette idée aussi met Ombre en rage, mais moins que de voir tous ces minables se pavaner parmi les ruines de la gloire SRAM.
Ombre a choisi de se présenter dans un costume sobre typique du B.A.G.N. - inutile de jouer les civils, elle est censée être Yulia qui cherche à se faire recruter pour ses capacités et ses relations, pas son beau sourire. Il y a d'autres agents du B.A.G.N. parmi les candidats, quelques civils, et quelques visages familiers... Oui, il y a des agents SRAM parmi les recrutés, habillés en civils, faisant comme s'ils ne connaissaient pas très bien ce genre d'endroit ou qu'ils restaient concentrés sur leurs pieds. Tss. Soit un directeur a été particulièrement mal avisé en lançant une opération d'infiltration de son propre chef, soit les rats quittent le navire, dans les deux cas la famille d'Ombre sera particulièrement intéressée de savoir qui s'est joint aux traîtres.
On vient chercher tout le groupe - une femme d'un certain âge, dont la tenue et l'assurance évoquent les fonctionnaires de l'A.G.N. Au final, il ne manque que les antiterroristes dans ce petit regroupement incongru - les HR font sans doute partie du tableau, mais doivent être recrutés par d'autres canaux. Leur guide les emmène jusqu'à une salle de réunion de haut standing, sans pour autant avoir vue sur le jardin intérieur. Ombre sait qu'à ce stade, ils ont l'impression d'être entrés profondément dans le bâtiment, mais ce n'est que la couche extérieure. Aucune attaque lancée d'ici n'aboutirait à de véritables dégâts, que ce soit une bombe humaine, un sabotage des conduits d'aération ou un piratage du Réseau, tout est séparé des circuits intérieurs par des murs épais et toutes les couches de protection imaginables.
Comme les autres, elle se focalise sur le système de service tech qui fait apparaître des cafés au centre de la table principale, un ridicule gadget coûtant une véritable fortune et de solides appuis auprès de la SRAM. Madame Tosrak a toujours été très ferme sur les gammes qui ne devaient jamais devenir accessibles uniquement par l'argent. Certains produits SRAM incarnent plus que la richesse, ce sont des privilèges, et ce fait est bien gravé dans les têtes de toute la société. Sans oublier que ce genre de cafetière dissimulée n'a jamais fait un très bon breuvage, contrairement à d'autres machines techs, et que sans les aspects marketing personne n'en aurait voulu.
La femme qui les a accompagnés se présente comme étant Savannah Swan, une ancienne attachée de presse du Palais Présidentiel, qui a démissionné et rejoint le mouvement dans ses tout débuts pour "continuer à défendre son idéal de liberté et de démocratie". Aucun doute, elle maîtrise les mots-clés.
Durant son petit speech, elle retrace l'histoire de la crise : la création des Techs, leur utilisation par le gouvernement, leur révolte face au monopole de la SRAM, le moment où ils ont brisé ce monopole en révélant le secret de fabrication du tech sur le Réseau, le recul de la SRAM qui a abandonné ses responsabilités plutôt que de faire face à ses futurs concurrents, les Techs qui tentent de faire fonctionner le système malgré tout pour ne pas bouleverser la vie des millions d'habitants de l'A.G.N., le gouvernement qui ne veut pas de guerre ouverte avec la SRAM, mais les soutient officieusement, le besoin de rapidement prendre la place de la SRAM. Elle reste positive dans ses descriptions, la SRAM fait facilement office de méchant de l'histoire, et la remplacer devient dans ce discours une amélioration ouverte et progressiste, qui permettra l'accès au tech à tous et la fin des inégalités. Pas un mot sur l'aspect politique extrêmement sensible de la définition de la citoyenneté par le tech. Ni sur l'ouverture des Ghettos. Et encore moins sur les phénomènes inquiétants de tech hanté et de miracles aléatoires.
Intérieurement, Ombre désapprouve. N'admettre que la moitié de ce qui est déjà connu de tous, ce n'est pas un bon moyen de faire entrer les gens dans le secret. Ne pas tout dire est une évidence, mais il faut promettre qu'on en dira plus le moment venu. Les gens tiennent les secrets lorsqu'ils y sont initiés, comme une récompense dispensée au goutte-à-goutte. Ici, l'ambiance est clairement au "circulez, il n'y a rien à voir" assez typique du gouvernement.
En attendant, elle est ici en tant que Yulia, et Yulia n'hésiterait pas à poser des questions, aussi elle est la première à demander :
— Concrètement, quel serait notre travail ici ?
— Ça dépendra des besoins et de vos capacités. Nous n'avons pas encore la latitude de voir l'avenir à long terme et de former nos recrues, nous allons utiliser des talents déjà présents. Mais vous serez employés par les Techs, avec un salaire fixe et des primes par mission, ce qui pourra être déclaré selon les besoins.
— Mais rien n'est officiel. Vous nous avez parlé d'accord officieux du gouvernement, mais au final à qui devez-vous rendre des comptes ? Comment savons-nous que nous pouvons vous faire confiance ?
— Dans ce cas, que faites-vous ici ?
— Oh, ne vous méprenez pas, j'ai réellement envie de vous faire confiance. J'ai envie plus que tout de me lancer dans l'aventure et enfin changer le monde de mes mains, comme je pensais le faire en entrant au B.A.G.N. Si vous tenez ne serait-ce que la moitié de vos promesses, cet endroit est tout simplement l'occasion idéale pour moi.
— Vous aurez l'occasion d'en parler avec le professeur Milley. Bien sûr, si vous n'avez pas envie de prendre ce risque, vous pouvez toujours partir.
C'est suffisant pour Ombre, qui estime avoir joué son rôle de façon convaincante et acquiesce comme une gentille petite fille qui a peur d'être rejetée du groupe. Les autres candidats posent à leur tour quelques questions, très pragmatiques, puis quelqu'un se décide à mettre les pieds dans le plat :
— Est-ce qu'on va savoir ce qu'il y a dans le tech, exactement ?
Ombre regarde à peine l'homme sérieux qui a posé cette question. Le visage de Swan est bien plus intéressant. Derrière son faux sourire on devine de l'agacement et une pointe de peur. Presque rien. Mais ça va dans le sens des hypothèses d'Ombre : quoi qu'il y ait dans le Réseau, ils ne le contrôlent pas. Voilà qui n'est pas très prudent, Edmund...
Swan explique :
— Certains d'entre vous vont pouvoir travailler sur le Réseau tech et auront donc plus d'informations là-dessus. L'essentiel est qu'il s'agit d'un problème purement technique, que notre équipe d'informaticiens travaille à résoudre.
— Pas les Techs ?
— Les enfants ont fait ce qu'ils ont pu, mais il faut les épauler dans certains domaines. Comme je vous le disais, la résolution du problème est en cours. On évite de communiquer là-dessus pour l'instant.
Une autre personne demande :
— Est-ce qu'on va travailler avec les Techs ?
— Occasionnellement, sans doute, en tous cas vous allez avoir l'occasion de rencontrer les deux ainés.
— À quoi est-ce qu'ils ressemblent ?
— Je suppose que tout le monde a vu les images de 2 auprès du président Johnson, n'est-ce pas ? C'est une jeune fille adorable. Et 1, son frère ainé, est lui aussi très sympathique. Leur différence avec des humains n'est pas perceptible pour nous. Mais ne vous en faites pas, si vous nous rejoignez vous pourrez les rencontrer. On leur présente chacune de nos nouvelles recrues.
Voilà qui est une bonne nouvelle, mais ce n'est pas assez pour élaborer un plan correct. Ombre ne pourra pas tuer 1 et 2 dans l'immeuble rempli de tech, alors qu'elle est elle-même désarmée, et surtout ça ne fera que pousser Edmund à cacher les petits. Sont-ils seulement ici ? Logiquement, le roi des comploteurs a dû veiller à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, et surtout pas tous ses Techs au même endroit. Elle réfléchit tandis que la présentation se poursuit et que Swan esquive autant qu'elle répond aux questions. Puis c'est l'heure du tri :
— Vous allez maintenant avoir un entretien particulier en fonction du domaine dans lequel vous souhaitez travailler... Je sais que vous avez déjà répondu à ces questions, mais j'aimerais que vous preniez le temps d'y réfléchir à nouveau. Nous avons particulièrement besoin de personnes ayant une formation à l'informatique tech, donc même si vous ne vous considérez pas comme un grand spécialiste, mais que vous maitrisez les bases, n'hésitez pas à en parler. Il nous faudrait aussi des personnes spécialisées en sciences sociales ou en travail social... surtout auprès des enfants très... défavorisés. Je sais que ce ne sont pas des filières très mises en avant aujourd'hui dans le marché du travail, mais aujourd'hui ce sont des spécialités qui nous manquent... Oui ?
C'est Ombre qui a profité de l'occasion pour demander la parole. La question de l'ouverture des Ghettos n'a été abordée par personne : quelle que soit la raison pour laquelle Edmund a fait ça, il est visiblement le seul à s'en préoccuper. Mais il y a un "enfant très défavorisé" qui intéresse particulièrement l'espionne : Mok, le gamin que les jeunes Techs ont adopté, une porte d'entrée dont personne ne se méfierait...
Ombre explique avec aplomb :
— Je ne travaille pas dans ces branches, mais j'ai beaucoup aidé un ami qui devait justement gérer toutes les problématiques liées à l'ouverture des Ghettos... alors je suis assez familiarisée avec le sujet, et surtout je connais beaucoup de monde qui travaille dans ce domaine. Si ça peut aider.
Elle conclut son assertion par le grand sourire de la première de la classe qui sait qu'elle va être félicitée par le professeur. Et effectivement, vu le soulagement de son interlocutrice, celle-ci semble certaine que ça va aider.
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