Partie 17 : argh
« [...] Afin de faciliter la libre circulation des biens et des services, les échanges monétaires entre les pays tiers et les membres de l'Alliance des Gouvernements du Nord se feront sur la base du t-crédit, dont la valeur restera annexée sur [...]
[...] les lois internationales priment sur les lois nationales et locales. En tant qu'entreprise anationale et tiers neutre, garante de la stabilité du Réseau technologie nouvelle™, l'entreprise SRAM sera d'office désignée comme arbitre de tout litige [...]
[...] Le vote des lois internationales se fera par vote à l'unanimité de tous les États. Seront exclus de la procédure les États en situation de violation des accords de pacification. L'arbitrage de cette exclusion se fera à la discrétion de l'entreprise SRAM [...] »
Extraits du Traité de Pacification Mondiale (TPM) 2090
Edwige Indiana
Même pour Edwige, il est assez peu envisageable d'aller en cours après avoir reçu les raisins secs. Ce qui ne veut pas dire qu'elle sait quoi faire à présent. Ni où aller. Simplement, pas en cours.
Le petit sachet repose au fond de sa poche et elle le serre frénétiquement, régulièrement, pour vérifier qu'il est bien là, qu'elle n'a pas rêvé. Il est bien là, c'est certain. De là à dire qu'elle n'a pas rêvé...
Pourquoi diable la présence l'abandonne à peine quelques minutes après avoir amorcé la discussion ? Pourquoi revient-elle ? Pourquoi n'a-t-elle pas voulu lui donner de chocolat ? Est-ce parce qu'elle ne savait pas ce que c'était ou était-ce délibéré ? Quelque part au fond d'elle, Edwige redoute l'idée que la présence ait jugé que le chocolat n'était pas indiqué pour elle. Venant d'une créature de nature inconnue tapie au fin fond du Réseau, l'idée est particulièrement vexante.
La jeune fille est encore perdue dans ses pensées quand elle est interrompue par les appels de ses camarades : c'est l'heure, le professeur est arrivé. Elle leur crie en retour qu'elle ne se sent pas bien et va rentrer chez elle. Puis tourne les talons, avant de se faire alpaguer par le professeur.
Monsieur Tarat, qui enseigne l'histoire, semble soucieux :
"Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous êtes venue jusqu'ici, qu'est-ce qui ne va pas ?
— Ce... ce n'est pas... enfin... je...
— Je vous en prie, vous avez toujours été une élève extrêmement assidue, mais si vous vous sentez effrayée par ce qui se passe en ce moment, je vous conseille de venir en cours. Aujourd'hui, de toute manière, vous vous doutez que ça va vite tourner en session extraordinaire sur le tech et la SRAM. Peut-être qu'un peu de remise dans le contexte vous aidera à vous apaiser ?
Il a toujours été d'une méticulosité poussée jusqu'à la maniaquerie. Son credo reste "il n'existe que les faits et les hypothèses reposant sur les faits". Si certains se moquent de son vocabulaire tatillon, Edwige a toujours apprécié ce professeur. Il est rassurant. Mais est-ce que c'est vraiment le moment de parler de la SRAM ? Que pourrait en penser la présence ? La chose passe par le tech, elle est forcément liée à l'entreprise d'une manière ou d'une autre...
— Ça va aller, Monsieur... je suis désolée, mais j'ai vraiment besoin de rentrer à la maison.
— Vous allez réussir à rentrer seule ? Vous avez l'air bouleversée, appelez quelqu'un pour vous raccompagner, peut-être ?
L'idée de toucher sa carte tech, cette si familière carte qui ne s'éloignait jamais vraiment de sa peau, donne à Edwige un frisson. Pourtant, la présence a été amicale avec elle, juste un peu décalée.
Mais si un jour elle devenait hostile ? Toute la vie d'Edwige, toutes les personnes qui comptent pour elle sont liées au Réseau. Tout pourrait être détruit si facilement. Même sans hostilité, il suffirait que la présence fasse... une erreur.
Serrant le sachet dans sa poche, la jeune fille assure :
— Ça va aller, ne vous en faites pas. Je vais juste... y aller. Désolée. Au revoir.
Elle s'enfuit presque. Ses camarades ne tentent pas davantage de la retenir. Après tout, ils étaient tous étonnés de la voir pour commencer... Edwige qui pète un câble et finalement ne tient pas la pression, ça reste dans l'ordre des choses. Ils doivent tous penser qu'elle sera mieux chez elle. Et puis eux pourront discuter tranquillement de politique et de stratégie mondiale et de complots et de tous ces points sur lesquels ils ont tant de certitudes.
Edwige, de son côté, n'a jamais eu aussi peu de certitudes qu'à cet instant. Fébrilement, tout en remontant les escaliers comme un noyé cherchant de l'air, elle attrape sa carte tech et l'emballe dans son écharpe avant de la fourrer au fond de son sac. Elle ne comprend pas elle-même pourquoi elle réagit aussi violemment, surtout après l'avoir utilisée sans y penser le matin même et avoir appelé la présence quasiment sur chaque écran tech qu'elle rencontrait. Ce qu'elle vit n'a aucune logique. Son coeur qui s'affole et semble prêt à s'échapper de sa poitrine lui rappelle que la logique n'est pas la seule chose à considérer ici.
Elle s'arrête sur le trottoir, au milieu de la rue, lorsqu'elle réalise qu'elle est en train de paniquer.
Respire. D'abord se calmer, la panique n'entraîne que la panique et les crises d'angoisse. Respire. Tu n'es pas en danger. Quoi qu'en dise son traître de cerveau qui liste frénétiquement tout ce qui pourrait mal tourner
la chose peut retrouver ta famille tout le monde est sur le Réseau
non n'y pense pas respire respire
elle peut leur faire n'importe quoi et ce sera ta faute ta faute
respire, inspire, lentement, plus lentement, maintenant expire
c'est ta faute tu lui as parlé et ce truc ne comprend RIEN tout peut arriver maintenant toutes les horreurs
J'AI DIT ON SE CALME ET ON RESPIRE !
Lutter contre ses propres pensées est une spirale sans fin, il faut les ignorer pour apaiser son angoisse. Après elle essayera de comprendre. Mais pour l'instant, elle doit se concentrer sur son corps, son souffle, ralentir, peu à peu, la course folle de son coeur. Jusqu'à ce que l'environnement semble revenir à la normale. Jusqu'à ce que la panique reflue et qu'il ne reste qu'une angoisse diffuse, qui lui serre la gorge et lui noue l'estomac, mais reste gérable.
Bien.
Il est temps se poser. Après sa crise Edwige se sent épuisée, les jambes flageolantes. Elle entre dans le premier café qu'elle croise et s'écroule sur une chaise. Ça implique qu'elle va devoir commander quelque chose et sortir sa carte tech pour valider la transaction. D'ailleurs, qu'est-ce qui lui a pris de l'enrouler dans son écharpe ? La laine n'a jamais arrêté les auras techs, aux dernières nouvelles - même s'il y a sans doute une bonne dose de pétrole dans cette laine bon marché. Qu'est-ce qui sépare le plastique anti-tech des autres, après tout il existe probablement des milliers de recettes de plastique différentes. Et de toute manière elle ne peut pas vivre sans son identité tech, c'est aussi simple que ça.
Pourquoi est-ce qu'elle s'est affolée maintenant, alors qu'en venant en cours elle regrettait que la présence ait cessé de lui parler ? C'est bien ce qu'elle voulait, non ? Tout ce que la créature a fait était d'être amicale. À sa drôle de manière. Elle voulait faire un cadeau à Edwige. Et s'est ratée.
C'est ça qui est réellement effrayant. Ne pas connaître la vraie nature de la présence du Réseau n'est pas grave, au contraire, c'est même passionnant. Elle existe, elle tente de communiquer, elle apprend un peu partout sur la planète : absolument génial.
Mais intervenir directement dans la vie réelle des gens, alors qu'elle ne semble pas comprendre ce qu'elle fait... C'est une limite qu'Edwige, inconsciemment, pensait impossible à franchir. Après tout, c'était ce que tout le monde disait, non ? Les appareils techs se faisaient plus... attentifs. Ils étaient hantés, ils étaient bizarres, peu importe, dans les faits ils bourdonnaient et les mots tapés se baladaient sur les écrans. Personne n'a jamais parlé de cadeau. De cadeaux faits sciemment. La présence a clairement demandé à Edwige ce qu'elle voulait, avant de lui offrir les raisins. Qui sont toujours dans sa poche, comme elle le vérifie machinalement une fois de plus. Non, ce n'est toujours pas un rêve. Ils sont bien là, et elle ne les a jamais payés.
Quoique. Elle n'a jamais validé la transaction, mais est-ce que son compte a été débité ? Est-ce que la chose a juste activé sa carte de paiement aléatoirement ?
Avec réticence, elle sort sa carte. La table du café dispose d'un écran intégré, elle valide la connexion et navigue rapidement jusqu'à son compte en banque. Rien. Les raisins secs étaient vraiment un cadeau de la créature - qui ne les a sans doute pas payés non plus.
Edwige lance les informations. Après tout, elle n'est pas sans doute pas la seule à...
Oui, aucun doute, elle n'est absolument pas la seule.
Partout dans l'Alliance, les gens voient leurs vœux exaucés. Plus ou moins bien, visiblement pas mal de cadeaux sont aussi à côté de la plaque les fameux raisins secs, mais ça n'empêche pas les gens de crier au miracle. Et à l'abomination. Edwige est loin d'être la seule à avoir peur en voyant de ses yeux la présence prendre pied dans sa vie et devenir une réalité tangible.
Au moins ça explique pourquoi la discussion est courte à chaque fois : la chose est très occupée, et avec beaucoup de monde.
Elle avait dit qu'elle voulait comprendre. Est-ce que c'est la suite de son plan ? S'infiltrer plus profondément dans le quotidien des humains ? Ou est-ce que c'est simplement des offrandes, comme des pacotilles données pour dédommager un guide local ? Un premier geste diplomatique ? Un moyen de dire "je suis gentille, ne me débranchez pas" ? Après tout la fiction regorge d'IA hostiles, mais si elles ne l'étaient pas, offrir des cadeaux serait une étape à tenter avant de réussir à bien s'entendre avec les humains. Ça entraînerait des tonnes de problèmes, comme le font remarquer les journalistes en boucle, ne serait-ce qu'en déséquilibrant l'économie, mais ça aiderait à montrer que la créature veut communiquer pacifiquement.
Sa bonne composition ne suffira sans doute pas à apaiser les craintes. Les vidéos de personnes tentant de fracasser du matériel tech à coup de haches ou d'autres armes improvisées se multiplient. Les fils de Réseau sont particulièrement ciblés - sans doute parce qu'ils sont partout, facilement accessibles, et bien moins effrayants à détruire que les indispensables cartes techs. La SRAM ne semble pas réagir, à part ses habituels appels au calme. Eux qui sont au cœur de milliers de légendes urbaines impliquant des agents de "sécurité" allant jusqu'au meurtre... Évidemment, Edwige n'y croit pas, mais elle sait comme tout le monde que la SRAM a réellement des agents qui veillent à ce que personne n'utilise le tech en dehors de sa fonction première, et que leurs dossiers pèsent lourd dans les jugements d'atteinte à la paix publique. Et elle se doute que si ces agents portent le rouge pour indiquer leur secteur d'appartenance, ce n'est pas pour rien. La SRAM aime son image de puissance à laquelle il vaut mieux ne pas se frotter, même si elle tente de se rendre plus sympathique et accessible dans d'autres domaines.
Donc, leur silence est inquiétant. En fait, c'est eux qu'Edwige aurait dû aller voir depuis le début, c'est à eux de gérer toutes les anomalies du tech. Ils devraient avoir déjà mis en place un protocole pour toutes les personnes touchées par ces "miracles". Au moins un interlocuteur qui pourrait répondre aux questions des gens avant qu'ils ne s'affolent. C'est leur spécialité, en temps normal.
Au contraire, alors que la jeune fille cherche si quelque chose doit être fait lorsque la présence vous a parlé, elle tombe avant tout sur des églises du tech, qui semblent fleurir un peu partout depuis le début de la crise. Absurde. La créature elle-même n'a jamais demandé de culte, elle veut juste... Quoi exactement, c'est un peu difficile à dire, mais parler, comprendre, entrer en contact. Pas être adorée. Même si, à la réflexion, c'était un rituel superstitieux de ce type qui a permis à Edwige de lui parler au départ. Après tout, en dehors du côté "culte", la religion n'est peut-être pas une façon si stupide d'aborder le problème. Réunir les gens pour leur faire adopter les mêmes rituels, ça crée une répétition qui peut aider la chose - surtout si c'est bien une IA - à apprendre.
Et puis Edwige a besoin d'en parler. Elle n'est pas encore prête à en parler à sa famille, et de toute manière il n'y a personne à la maison, mais au moins si elle rejoint un de ces groupes normalement personne ne la prendra pour une folle.
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