Partie 10 : mission
Abhaya Singh
Ce n'est ni la première ni la centième fois qu'Abhaya s'éclipse de son travail, mais elle déteste toujours autant ces moments. Une petite voix criarde répète en boucle dans sa tête "Mais comment est-ce qu'ils peuvent ne pas s'en apercevoir ? Tes excuses sont cousues de fil blanc, tout le monde avec deux neurones en place se rend bien compte que tu mens, la SRAM le sait forcément et elle n'attend qu'une occasion pour tous vous arrêter par ta faute !"
La voix a tort, bien entendu. Abhaya sait mentir avec aplomb, la panne informatique organisée par les amis d'Hadj ressemble à n'importe quelle panne que rencontrent fréquemment les ordinateurs binaires fatigués, et personne ne peut savoir exactement ce qu'elle fait de son temps. Après tout, c'est elle la brillante professeur Singh qui est en charge de la gestion des recherches du laboratoire d'agronomie. Si elle dit qu'une tâche prend trois heures, personne n'a les compétences de savoir si c'est faux.
À présent Hadj et Jorra s'occupent de la récolte d'échantillons, Abhaya a dit qu'elle allait avoir besoin de quelques heures dans le champ voisin pour examiner les feuilles des solanacées, personne ne se doute de rien.
Dans l'entrepôt du matériel, l'agronome se change rapidement, un jean et des baskets semblables à n'importe quelle travailleuse, un grand sari aux couleurs ternes qui dissimule le haut de son corps et sa tête, un masque contre la pollution sur son visage. Elle est prête à aller au-devant d'Aurore.
La branche Aurore a toujours privilégié le contact en personne, et Abhaya a rencontré chacun de ses membres. Elle ignore qui a pu se déplacer dans ce petit village à l'écart de tout et tout le monde, mais elle fait confiance à chaque membre du conseil d'Aurore. Quoi qu'ils aient décidé pour répondre au chaos qui menace d'engloutir le Nord, ce sera avec de bonnes intentions.
Le rendez-vous a lieu dans une petite cahute qui sert d'abri pour attendre le bus. En journée, c'est désert, à l'exception d'un minuscule vieil homme pensif qui regarde l'horizon, appuyé sur sa canne. La vue, partagée entre une série d'échoppes et des baraques peu reluisantes, ne justifie sans doute pas une telle concentration.
"Bonjour, dit Abhaya en s'installant. Vous avez des nouvelles ?
— Et toi ?
— J'ai suivi les informations par le Réseau, donc jusqu'à présent, tout ce que je sais, c'est que personne ne sait rien. Est-ce qu'Aurore a décidé de ce que nous allions faire ?
— Qu'en penses-tu ? Si tu as demandé une entrevue, c'est bien que tu avais une idée en tête, non ?
— Pas exactement... Mais je suppose que l'Hydre en a, elle, et qu'il est important de les contacter pour établir un plan commun. Sinon, les têtes brûlées vont foncer, les tièdes vont attendre, et tout le monde sera désolé ensuite d'avoir manqué une opportunité unique.
Le vieil homme laisse échapper un rire chuintant. Lui et Abhaya ne se croisent pas du regard. Ils n'en ont pas besoin pour être complices, pas après toutes ces années de lutte commune. Aller au-delà des dissensions qui parcourent l'Hydre, c'est la raison même de la naissance d'Aurore, une mission qui tire au maximum parti du laissez-passer SRAM de l'agronome.
Mais l'homme change de sujet :
— Parle-moi de ta soeur.
— Ma sœur ? répète Abhaya, surprise.
Devant le silence de son interlocuteur, elle s'exécute :
— Anura avait deux ans de moins que moi. Elle était très brillante et très ambitieuse. Elle a fait des études en physique et a obtenu un visa de travail en se faisant embaucher par la SRAM, à l'époque où ce n'était qu'une simple entreprise d'analyse de matières extraterrestres. Elle a été la première à réussir à faire réagir la matière tech quand ils l'ont découverte. Elle a été couverte de prix et a obtenu un visa permanent, elle s'est mariée, elle a eu une fille... Je ne l'ai plus revue depuis son mariage, en réalité. Je n'ai pas réussi à obtenir le droit de venir la voir quand elle a eu sa fille, et de son côté elle ne voulait pas faire de demande pour revenir au pays même pour des vacances. Elle disait que ça la ferait trop mal voir par ses supérieurs... Sur le coup, ça m'a blessé, mais c'est parce que je ne connaissais pas encore la SRAM. C'était avant la guerre. Je n'ai plus eu de ses nouvelles depuis 2083, comme tout le monde. La SRAM a même enquêté chez moi pour voir si je ne l'avais pas aidée à s'échapper ! Mais je ne sais rien de plus. Je... j'ai dit à mes enfants qu'elle était morte pendant la guerre. C'était plus simple.
— Était-elle de notre côté ?
— Plus ou moins... Elle était opposée à l'injustice, oui, je crois qu'elle était même plus sensible que moi. Mais en vieillissant, tout le monde fait des compromis. J'ai eu l'impression qu'une fois installée dans le Nord, elle ne voulait plus s'en mêler. Lorsque je lui parlais de mon métier et de mes efforts pour arrêter les famines, elle m'encourageait, mais elle ne semblait pas y croire. Elle disait toujours qu'il faudrait faire plus. En attendant, je ne l'ai jamais vue s'intéresser à la politique. Elle était toujours plongée dans ses recherches, le monde pouvait bien s'écrouler autour d'elle, elle n'y était pour personne. Tout ça pour finalement disparaitre... Sa neutralité ne l'a pas protégée de la SRAM.
— Penses-tu qu'elle peut avoir un lien avec les enfants Techs ?
Abhaya inspire lentement. Toute cette discussion l'amène sur un sujet sensible et surtout bien plus personnel que ce qu'elle a l'habitude d'aborder avec les autres résistants. Mais elle a confiance en lui. Choisissant soigneusement ses mots, elle répond :
— Lorsque j'ai appris l'existence de ces enfants, oui, j'y ai pensé. Après tout, Anura était considérée comme un génie et elle a disparu, ça n'aurait rien de fou que le B.A.G.N. l'ait kidnappée pour lui faire créer ces Techs. Mais je ne peux rien affirmer. Je prends sans doute mes espoirs pour des réalités.
— Ce n'est pas le cas. Le Réseau a diffusé, il y a une heure, un message d'Anura Milley.
— Que... quoi ?
Le vieil homme secoue la tête :
— Je ne peux pas te le montrer ici. J'ignore même s'il y aura une rediffusion, le message semblait être un piratage du Réseau tel que les Techs sont capables de l'accomplir. J'aurais aimé que tu le voies pour me confirmer qu'il s'agit bien de la véritable Anura.
— Il y a une heure, j'étais le bus qui m'emmenait aux parcelles... Quelle merde !
— Et bien, nous allons devoir faire avec. Aurore m'a confié une liste de personnes que tu dois rencontrer, mais devant ces nouvelles informations, je pense que tu seras d'accord avec moi pour dire que c'est une chance inespérée. Tu dois te rendre dans le Nord, retrouver ta sœur et les Techs, et les convaincre de nous aider. Penses-tu pouvoir faire cela ?
Abhaya réfléchit, tentant de ne pas laisser son cœur gonflé d'espoir influencer son raisonnement. Oui, si sa sœur est encore vivante et créatrice des Techs, elle sera certainement d'accord pour protéger les opprimés ! Et qui domine les Techs domine le Réseau, donc le Nord, autant dire le monde. Et deviens automatiquement la cible à abattre pour la SRAM. Comment Anura pourrait-elle se défendre seule contre autant de dangers, même avec ces étranges créatures qu'elle a mises au monde ?
Mais un désir, aussi fort et légitime soit-il, n'a rien d'un plan, et pour l'instant Abhaya ne parvient pas à concevoir de plan. Comment aller dans le Nord ? Comment retrouver sa sœur, alors qu'elle se cache sans doute de ses ennemis ?
— Est-ce qu'on a des contacts dans le Nord ? Je sais qu'on a des contacts, mais est-ce qu'on a quelqu'un qui peut me guider jusqu'à elle ?
— La bonne nouvelle, c'est que la SRAM ne peut pas se permettre de maintenir sa surveillance sur les frontières. La mauvaise, c'est que le temps de la crise, les frontières sont fermées par défaut. Notre première étape sera de contacter toutes les têtes de l'Hydre pour trouver un moyen de t'envoyer. Étant donné que tu es la sœur de la mère des Techs, je pense que tout le monde sera d'accord pour considérer que tu es notre meilleure chance.
— Bien sûr.
Abhaya tente de ne pas s'affoler à l'idée de cette responsabilité. Sa soeur Anura a disparu depuis si longtemps sans laisser la moindre information derrière elle... Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Que veut-elle aujourd'hui ? Reste-t-il quoi que ce soit en elle de la jeune femme déterminée et sensible qu'Abhaya a connue ? Et si tous les résistants prenaient des risques fous pour l'amener jusqu'à une Anura qui refuse de l'écouter ?
Mais ils ne peuvent pas négliger cette chance, évidemment. Abhaya s'occupera de ses doutes de son côté, sûrement lors de longues nuits sans sommeil. C'est tout.
Le vieil homme ajoute :
— Ce sera un voyage long qui ne pourra pas rester caché. Il faut mettre ta famille à l'abri avant qu'ils ne soient interrogés par les services secrets.
— Est-ce que je ne peux pas organiser un faux voyage de recherche, comme je l'ai déjà fait ? La SRAM a bien d'autres choses à faire que de me surveiller...
— La SRAM a laissé la main aux services secrets. Ils ont carte blanche et une seule instruction : veiller à garder l'ordre. Tu comprends ?
— Oui. Je comprends.
— Ce soir, tu rentreras chez toi normalement. Laisse-nous le temps de tout organiser. Ensuite, tu partiras.
— Très bien. Je vais le faire.
— C'est une véritable chance qui s'offre à nous, Abhaya. Il faut en profiter.
— Je le sais très bien, ne vous en faites pas. Je n'ai pas peur. Tout va bien se passer.
Elle tente de sourire, au moins de masquer ses sentiments. Non, tout ne va pas bien se passer, mais Aurore a raison : ils ne peuvent pas manquer cette chance. Alors à quoi bon se plaindre ?
— Mais vous ne m'avez pas répondu. Une fois la frontière franchie, est-ce qu'on a un moyen de retrouver ma sœur ?
— Elle a fait un appel aux bonnes volontés, elle a sans doute laissé des moyens de la rejoindre.
— Un appel à... pourquoi faire ?
— Éviter l'affolement général, à première vue, mais aussi pour poser les Techs comme contre-pouvoir et rallier les gens. Elle leur promet la protection et de l'aide pour faire face au changement. Face à la SRAM qui reste dans le mensonge et l'A.G.N. qui préfère le déni, ce n'est pas une mauvaise stratégie.
— J'ai du mal à imaginer Anura en politicienne.
— Mais en tant que créatrice des Techs, elle fait figure d'autorité, il est plus facile de lui faire confiance qu'à la SRAM. Après, qui sait qui il y a derrière...
— Est-ce que ça pourrait venir de ce HR qui a infiltré tant de cellules dans le Nord ?
— Edmund ? Oui, ça se pourrait. Ce qui peut être une très bonne chose, puisque ses hommes sont toujours actifs parmi l'Hydre et qu'il pourrait facilement te réunir avec Anura, ou une très mauvaise. On ne sait pas ce qu'il veut ni qui il dirige exactement. On ne sait que son nom, et le fait qu'il est plus puissant qu'il en a l'air. Il va falloir que tu sois très prudente, y compris auprès de nos alliés.
— Bien. Ce sera fait."
Très prudente, ça veut dire plus prudente encore que pour échapper à la SRAM. Elle va devoir éviter les pièges de la SRAM, de l'A.G.N., et de ses propres alliés du Nord.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro