Partie 93 : le vote
2
Au fur et à mesure de la discussion, le bruit s'est amplifié dans la salle et à présent même le mégaphone ne permet plus d'être entendu plus loin que quelques mètres. Calmement, Choy appuie sur un bouton et un crissement atroce réduit les rebelles au silence. Il arrête le crissement et dit :
— La séance a besoin de calme. Que ceux qui veulent ajouter quelque chose fassent signe.
De nombreux intervenants prennent la parole, mais aucun ne vient jusqu'à l'estrade, ils se contentent de se lever et de poser leur question ou faire leur remarque, que Choy répète au mégaphone ou qu'il condamne d'un « déjà dit ». À aucun moment il ne donne son avis mais il résume les différents arguments. Ce qui rend la suite du débat moins lent que 2 l'aurait craint, mais tout de même éprouvant. Elle se défend comme elle peut, alors qu'elle n'arrive parfois même pas à comprendre ce que ses interlocuteurs ont en tête.
Heureusement, d'autres la défendent bec et ongles, visiblement impatients de la voir rejoindre leurs rangs. On cite plusieurs fois la manière dont elle trompé l'Alliance pour sauver les Ghettos comme la preuve ultime, non seulement qu'elle a son libre arbitre, mais aussi qu'elle est déjà dans le bon camp. Plusieurs HR réclament même d'arrêter immédiatement cette parodie de procès pour passer à plus intéressant et déterminer leur stratégie commune, estimant qu'ils ne font qu'horrifier 2 et repousser leur future alliance. Ils accusent même la mouvance d'Adams de chercher sciemment à saboter cette alliance, voire d'être infiltrée par la SRAM.
La Tech commence à plus ou moins distinguer les différents courants du Conseil. Les pacifistes et les terroristes se servent d'elle pour s'écharper, et visiblement ce n'est pas la première fois, à coup de « elle est la preuve qu'on n'a pas besoin de bombes ! » et de « si on veut affaiblir la SRAM, on a plutôt intérêt à ce qu'elle nous en fasse, des bombes ! ». Puisque c'est hors sujet, Choy les coupe et donne la parole à d'autres. Eux non plus ne savent ce qui pourrait définir un humain. Ils tournent en rond, revenant sur les mêmes idées tout en louvoyant pour éviter les lapidaires « déjà dit » de Choy, et révèlent davantage leur peur de cet être qu'ils ne comprennent pas qu'une véritable analyse. On lui demande aussi de décrire un programme tech vu de l'intérieur, la télépathie, la matière tech. Ça, c'est facile, 2 l'a fait des milliards de fois au laboratoire. Mais c'est dangereux. Ils se focalisent sur les points où les Techs sont différents des humains, elle n'arrivera pas à prouver son humanité ainsi.
Puis une intervenante demande :
— Est-ce que tu peux tomber amoureuse ?
Silence sur l'estrade, excepté les ricanements d'Adams. Par contre, dans la salle, le brouhaha qui monte rapidement nécessite un rappel à l'ordre de l'horrible crissement du mégaphone. Après quoi tout le monde attend la réponse de la Tech. Qui se demande d'où sort cette question et quel rapport peut bien avoir l'amour et l'humanité. Si c'est sur un sentiment qu'on veut l'évaluer, pourquoi pas l'humour, l'altruisme, la tristesse, la colère, l'honneur ? Mais non, l'amour. Il paraît que toutes les histoires lui donnent une place très importante, mais aucune des personnes que 2 a croisées jusqu'ici ne paraît lui accorder beaucoup d'intérêt.
Au moins, la jeune fille sait très bien ce qu'elle est censée répondre pour qu'enfin on la croie. Mais elle ne veut pas mentir. Pas ici. Pas pour un enjeu pareil. Car, quoi qu'en dise Choy, c'est la vérité qu'elle veut établir, une bonne fois pour toutes.
— Je ne sais pas, répond-elle. Je ne suis encore jamais tombée amoureuse. Je n'ai que seize ans. Et ça fait seulement quelques semaines que je suis sortie de l'île où je suis née. Alors, j'ai pas trop eu le temps de me poser la question. Mais je crois que mon frère est tombé amoureux. Mon frère aîné, le premier Tech. Il a essayé de me le cacher. Ça m'avait fait mal...
— Pourquoi ? demande doucement Choy.
— Parce qu'on n'a jamais eu de secret ! s'exclame 2 sans réaliser qu'elle s'éloigne de ce qu'elle voulait dire au départ. On est télépathes et je croyais que je savais tout de mes frères et sœurs, comme eux savaient tout de moi. Mais 1 a voulu me cacher ça. Je crois qu'il avait honte. C'est vrai que c'était pas le moment, il avait la SRAM et le B.A.G.N. aux trousses et il devait retrouver nos parents, enfin, nos créateurs, ceux qui nous ont élevés et que des gens ont kidnappés. Ça c'était urgent. Mais il est tombé amoureux, comme ça, en cinq minutes, et bon, il ne l'a pas fait exprès, je ne lui aurais pas fait de reproches ! D'ailleurs, quand je l'ai su, je ne lui ai pas fait de reproches ! Enfin, un peu, pour me l'avoir caché, mais il fallait se dépêcher et aller libérer ce type, alors j'y suis allé sans hésiter. C'est à cause de ça que 6 a dû être tout seul pour présenter les Techs au monde. Et c'était peut-être une erreur de ma part. Mais 1 était vraiment... Enfin, je crois que pour ce gars, 1 aurait pu vraiment faire des conneries. Et on ne pouvait pas les laisser lui faire du mal à cause de nous.
— C'était un humain ? demande Choy.
— Oui. Je ne crois pas qu'on puisse tomber amoureux entre Techs, même si les professeurs aimeraient bien. On se connaît trop. On est plus que des frères et sœurs, on partage nos pensées ! Enfin, je crois que ça ne marcherait pas. En fait, on ne peut pas réellement savoir pour le moment. Il n'y a que 1 et moi qui sommes à peu près adultes, les autres sont encore des enfants. Mais on ressent les choses comme les humains. Je pense.
— Tu aimes tes frères et sœurs ?
— Bien sûr ! Je ferais n'importe quoi pour les défendre ! C'est ma famille !
— Foutaises ! intervient Adams. Ce n'est pas ce truc tech qui est capable de faire un discours à tirer des larmes à une bande de crétins. Il y a quelqu'un qui la manipule à distance et lui dit quoi dire pour avoir l'air d'éprouver des émotions humaines !
— Ce que tu dis, intervient Choy, c'est qu'en lui parlant nous parlons en fait à une ou plusieurs personnes qui la manipulent comme une marionnette, et que lorsqu'elle nous parle elle nous donne leur réponse ?
— Je vois très bien où tu veux en venir, Choy, et je ne te laisserai pas me manœuvrer comme ces crétins ! Tu dois rester neutre et hors du débat !
— Qu'est-ce que j'ai dit qui ne correspond pas à ta théorie ?
— Elle pourrait être programmée à l'avance !
— Programmée pour sauver les HR du Réseau, entre autres ?
— Pour endormir notre méfiance !
— Nous discuterons après pour savoir si nous lui faisons confiance ou pas. Pour le moment, le thème, c'est comment nous devons lui parler. Qui a d'autres arguments ?
Certains intervenants tentent leur chance, mais ils reviennent toujours sur les mêmes points. Choy finit par clore le débat et lance le vote :
— Qui pense qu'on peut discuter avec Betsie comme avec un humain ayant son libre arbitre ?
Les mains se lèvent. Ce n'est qu'en voyant celles de Choy et de Moose se lever que 2 pense elle aussi à voter. Puis elle baisse brutalement le bras en se rappelant qu'elle n'a pas le droit de vote dans cette assemblée. Après quoi elle le relève : elle a bien eu le droit à la parole, et après tout, elle représente ici un groupe de sept rebelles ayant une certaine force de frappe. Et il est légitime qu'elle puisse voter sur sa propre humanité.
Elle est encore en train d'essayer de compter les mains pour voir qui l'emporte quand le gong la fait sursauter. Choy annonce :
— Vote majoritaire. Betsie est considérée comme humaine parmi nous.
Une partie de salle proteste violemment, pendant qu'Adams leur porte-parole explique que le vote est truqué puisqu'on a accordé à 2 le droit de parole comme une humaine, et qu'une fois de plus des gens n'en ayant pas le droit ont voté. Mais le mégaphone est éteint et tout le monde se relève tandis que Choy se défend de son mieux — toujours aussi calmement — contre les attaques du HR. Il prend même le temps d'expliquer à Betsie, par-dessus la tête d'Adams de plus en plus furieux, qu'ils prennent une pause mais qu'elle reste prisonnière. Le Conseil va commencer à décider de son sort d'ici une demi-heure. Le temps qu'il apaise certaines tensions.
Avant qu'on ramène la jeune fille dans sa cellule, toujours sous bonne garde, 2 voit le nombre de protestataires s'agrandir. Finalement, Choy était très bien placé pour parler d'un gigantesque bordel. Mais il paraît parfaitement à son aise au milieu des cris, et on dirait que peu à peu sa paix et sa patience contaminent ceux qui lui font face. Peut-être n'est-il pas aussi désabusé par l'organisation rebelle qu'il veut bien le faire croire. Il se donne du mal pour que ces dissidents restent unis, en dépit de tout ce qui les sépare.
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