Partie 90 : chez les HR
2
La jeune fille émerge lentement du sommeil. Elle se sent bien, flottant librement entre le rêve et la conscience, dans les limbes flous où rien de mal ne peut arriver...
Peu à peu, le souvenir de ce qui s'est passé revient. Elle tente de ne pas montrer qu'elle est éveillée, au cas où elle entendrait ou verrait entre ses paupières à peine entrebâillées quelque chose d'utile. Mais non. En face d'elle il n'y a qu'un mur blanc. Elle entend un léger claquement irrégulier qu'elle n'arrive pas à identifier. Et bien sûr, pas le moindre objet tech et encore moins de fil de Réseau à sa portée. Ce serait trop beau.
2 retient son souffle, guettant le moindre bruit indiquant un autre occupant de la pièce. Il y en a un. Souffle calme et lent, respirations profondes, quelqu'un de grand et de tranquille, qui ne s'attend pas à ce qu'elle se réveille si vite et qui se tient près du claquement. Ce qui ne lui dit pas s'il y a des armes. Elle décide ne pas prendre le risque d'attaquer par surprise, c'est elle qui pourrait bien être la plus surprise des deux. Elle se redresse lentement. Le claquement s'arrête. Elle tourne la tête. Aucune arme n'est visible. La respiration vient d'un homme, assis près d'une table, qui jouait aux cartes tout seul. D'où le claquement. L'homme est assez jeune, d'une trentaine d'années, grand et mince. Il lui dit d'une voix douce et étonnement grave un simple : « Bonjour.
— Où je suis ? demande 2 qui tente de masquer la peur de sa voix. Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Le lieu, c'est facile : réserve de Winikut. Ce qu'on te veut est plus compliqué. Mais on a tout le temps.
— Qui êtes-vous ?
— Mon nom est Choy, Choy de Winikut si on veut être précis, les gens aiment bien donner des noms de famille, va savoir pourquoi. Et toi ?
2 reste silencieuse, réfléchissant à toute allure : qu'est-ce que cet homme sait d'elle ? Pourrait-elle lui mentir sur son identité pour s'échapper ? Et dans ce cas, qu'est-ce qu'elle pourrait lui dire ? Mais avant qu'elle ne parvienne à trouver, Choy poursuit :
— Je sais qui tu es, ou plutôt tes grandes particularités, car on ne peut pas vraiment connaître le "qui" d'une personne, surtout quand on ne l'a jamais vue. J'aimerais juste savoir comment t'appeler.
— Pourquoi vous m'avez enlevée ?
— Mes camarades ont agi par peur, principalement, et par haine aussi, en partie. Je crois que certains ont appuyé cette idée par ambition et calcul politique, mais ce genre de choses sont toujours difficiles à avouer. Pour ma part, j'étais favorable à une invitation en bonne et due forme, mais le vote a tranché. Tu connais la démocratie et ses faiblesses. Allons, ne fais pas cette tête-là. Tu auras toutes les réponses à tes questions bientôt. Tu vas paraître devant le Conseil. Eux aussi, ils ont beaucoup de questions à te poser, et beaucoup de choses à te demander. Ils devraient être au complet d'ici une heure ou deux. En attendant, on peut jouer aux cartes.
2 fixe les cartes étalées sur la table. Puis redresse son regard jusqu'à son geôlier, espérant lui faire comprendre ainsi à quel point sa proposition est incongrue. Comme il n'a aucune réaction, elle lui demande :
— Vous vous moquez de moi, là ?
— Non, pourquoi ? Puisqu'il faut attendre, ça ne sert à rien de s'ennuyer.
2 se lève. On l'a soigneusement déposée dans un lit aussi blanc que les murs de la pièce, et on l'a tout aussi soigneusement déshabillée et rhabillée d'un jeans et d'un tee-shirt non-tech. Normal, ses ravisseurs doivent savoir que le tissu tech est une arme redoutable entre ses mains. Et elle n'aurait jamais été capable de se sauver en portant une robe pareille. Mais l'idée que c'est peut-être ce type, en face, qui lui a fait ça, la met en fureur. Il y a un certain nombre de choses qui la mettaient déjà en fureur, dans cette situation absurde, et la partie de cartes gentiment proposée n'a aucun mal à faire déborder le vase. Elle s'approche de Choy sans qu'il paraisse se méfier et lui donne un violent coup de paume dans la poitrine qui le fait tomber de sa chaise. Il n'a pas le temps d'atteindre le sol avant qu'elle ne le rattrape et ne lui torde le bras dans le dos. Elle le plaque contre le mur et murmure :
— Maintenant, connard, tu vas me dire où est mon frère et comment on peut sortir d'ici. Sinon je t'explose. C'est clair ?
L'homme est plus grand et plus lourd qu'elle, pourtant il ne tente même pas de se débattre. Il répond d'une voix toujours aussi paisible :
— Ton frère est resté au palais présidentiel, on n'a pas réussi à l'enlever. L'opération a été mal organisée, comme d'habitude.
2 pousse un soupir de soulagement — sans relâcher la pression qu'elle exerce sur Choy. Elle ne peut pas être certaine qu'il lui a bien dit la vérité.
— Comment on sort d'ici ? lui redemande-t-elle.
— Par la porte.
— Et après la porte, il y a quoi ?
— Un couloir. Avec une affiche anarchiste à moitié déchirée, si je me souviens bien.
— Et ensuite ?
— Des terroristes avec des armes à feu non-tech qui n'ont aucune envie de te voir partir. Désolé.
— Merde.
Dépitée, 2 lâche Choy. En le plaquant au mur elle lui a meurtri la pommette qui commence à enfler, et il doit avoir assez mal à l'épaule et à la poitrine, pourtant il n'a pas l'air de lui en vouloir. Il lui sourit gentiment. 2 est un instant tentée de le prendre comme otage. Mais sans arme, ce serait sans doute du suicide. Elle rejette l'idée en attendant d'en trouver une meilleure.
— Tu ferais mieux d'être prudente, dit Choy en redressant la chaise pour se rasseoir. Dans le lot, il y en a un paquet qui ont voté ta mort. Ils seraient ravis que tu prennes une balle genre accidentelle.
— Compris. Mais toi tu es qui, bon sang ? Un prisonnier aussi ?
— Non, non. Juste un type. J'ai eu envie de venir te voir, histoire de faire un peu connaissance.
— Tiens donc. Et tu n'as pas eu peur que je t'éclate la tête ?
— C'est dur de tuer comme ça. J'aurai plutôt pensé à un bon coup de coude dans la trachée.
— C'était envisageable.
— Mais tu ne l'as pas fait.
— J'aurais pu.
— Tu ne l'as pas fait. Tu es la sœur de la petite qui a hurlé sur tous les canaux techs, pas vrai ?
— Oui.
— J'ai aimé son message. Il montrait davantage d'humanité que tous les cris de protestation du gouvernement.
2 a une pensée pour Ève Hindgam, qui s'était pourtant donné bien du mal pour faire accepter les Techs comme des humains un peu spéciaux. Trop de mal, sans doute. 2 ne peut retenir un petit sourire.
— Toi non plus, remarque Choy, tu n'aimes pas beaucoup le gouvernement.
— Oui, mais je n'aime pas les terroristes. Je veux libérer les HR des Ghettos et donner la matière tech à tout le monde. Pas renverser l'Alliance. Et je ne veux tuer personne.
— Bon programme. Je suis non-violent moi aussi. J'ai aimé aussi que vous empêchiez les bombes T d'agir.
— Ah, ça a été découvert ?
— Il n'y a pas longtemps. C'est grâce à ça que tu es toujours en vie, d'ailleurs. Preuve que tuer est la pire erreur qui soit. Ils ont failli t'exécuter à cause du massacre que tu as empêché. Ils se seraient sentis plutôt merdeux, après ça, je pense.
— S'ils avaient perdu du temps à penser. Et toi, Choy ? Tu es qui ? Tu veux quoi ? Tu es venu me voir seul et sans arme parce que tu me crois de votre côté ? Je ne suis du côté de personne. En ce moment, mes deux sœurs sont coincées dans un Ghetto avec un fou qui veut leur faire ouvrir les portes pour aller massacrer tous les habitants de la ville. Je veux les sauver et je te jure que si jamais il leur fait du mal, ils vont se prendre une bombe T dans la gueule, sans hésiter.
— Eux tous ou juste ton fou ?
— Je ne sais pas. Je suis fatiguée. Je crois que je débloque.
— Alors rebloque, frangine, tu vas avoir besoin de tous tes neurones quand tu vas passer devant le Conseil.
2 lui sourit.
— Je suis 2, mais on m'a appelée Betsie. »
Ils parlent longtemps, 2 tentant d'en savoir le plus possible sur l'étrange groupe dans lequel elle est tombée, Choy tentant d'en savoir le plus possible sur elle. Sa voix est grave et lente, ni sa diction ni son vocabulaire n'évoquent une bonne éducation, mais il sait manier les mots efficacement et mener la conversation. 2 essaye de savoir pourquoi un non-violent aurait décidé de rejoindre des terroristes, mais il élude toutes les questions personnelles.
Il est plus bavard sur l'organisation des rebelles. Heureusement pour la jeune fille qui ne s'imaginait pas un groupe aussi disparate. Parmi eux, il y a des HR, les uns évadés des Ghettos, les autres vivant en non-citoyens dans les territoires hors Réseau et survivant de leur mieux sans faire de vague. D'autres encore sont des immigrés clandestins de pays pauvres où les matériaux techs restent des exceptions. Et enfin, le dernier type de HR — et de loin les plus hargneux — sont des rebelles nés citoyens, ayant les moyens de vivre comme tels, et qui ont été déchus de leurs droits à posséder le moindre matériau tech pour avoir osé aider des HR.
D'autres rebelles encore sont officiellement des citoyens et opèrent dans la clandestinité. Parmi eux, certains sont pacifistes et se battent pour la justice, ils s'occupent principalement de cacher et ravitailler les autres rebelles. D'autres sont des extrémistes prêts à tout pour renverser le gouvernement. Et ceux-là encore se divisent selon le type de gouvernement — ou de non-gouvernement — qu'ils veulent mettre à la place.
Il existe quelques vagues hiérarchies au sein des groupes qui partagent les mêmes idées, mais dans l'ensemble chacun fait ce qu'il lui plait et les votes du Conseil sont davantage des indications que des ordres. Dans les moments durs, tout le monde se serre les coudes pour se défendre contre les agents antiterroristes. Mais ensuite, il est quasiment impossible aux rebelles de s'accorder sur les actions qu'ils tentent d'accomplir.
Choy décrit d'ailleurs les assemblées du Conseil comme un gigantesque bordel, qui rassemble les chefs des cellules rebelles disséminées dans le pays, des chefs toujours dotés d'un fort tempérament et d'une patiente très limitée. Tous ceux qui le désirent peuvent assister aux réunions, mais pas voter ni parler s'ils ne dirigent pas un groupe d'au moins trois personnes. Une partie des discussions se passe donc à dénier la légitimité à prendre la parole de ses opposants. 2 s'étonne que des actes aussi graves soient décidés au milieu de disputes aussi ridicules, mais Choy lui explique que c'est normal : c'est justement parce que tant de vies sont en jeu que personne n'accepte de faire de compromis.
« Enfin, précise Choy, je résume, il y a bien sûr plein d'exceptions. Mais au moins tu vois comment ils fonctionnent. Si tu veux les convaincre, surtout ne les heurte pas de front, ne les humilie pas, ne les force pas à reconnaître leurs erreurs et à faire machine arrière. Propose des solutions, joue sur les mots et offre-leur le beau rôle.
— Mais pourquoi tu m'aides ? Pourquoi tu m'expliques tout ça ?
— J'aide les gens, c'est mon rôle ici.
— Je ne suis pas...
— Tu es quelqu'un qui a besoin d'aide, je te propose donc mon aide. Peut-être que tu vas mal agir et que je ne voudrais plus t'aider. Ou peut-être que je vais mal agir et que tu vas me détester. Tout est possible. Nous sommes encore des inconnus. Mais ma maman m'a toujours dit d'être gentil avec les inconnus.
— Ma... ma créatrice, celle qui nous a élevés, disait un peu la même chose.
— Et tu en penses quoi ?
— C'est risqué. C'est effrayant.
— Oui, c'est sûr. Mais on s'habitue. »
Comme pour poser un exemple, trois inconnus font irruption dans la pièce. Le genre d'inconnus envers lesquels il est difficile d'être spontanément bien disposés : armés et hostiles. Deux d'entre eux encadrent 2 et lui disent :
— Suis-nous et sans foutre le bordel.
La troisième désigne d'un geste l'hématome sur le visage de Choy et lui demande :
— Elle t'a agressé ?
— Un peu. Elle était super inquiète pour son frère. C'est humain, non ?
2 le regarde et il lui fait un clin d'œil. Un autre rebelle dit :
— T'es vraiment le roi des cons, Choy.
— Pourquoi ? Tu vois bien que je suis pas mort. Bon, on y va ? »
Ils vont tous jusqu'à la grande cave abritant le Conseil, en passant par un couloir étroit où les gardiens de 2 sont obligés de beaucoup se rapprocher d'elle. Tellement qu'elle pourrait sans doute tenter d'en désarmer un et de le prendre en otage. Mais ensuite ? Pour le moment, elle préfère collaborer. Et Choy l'accompagne, mains dans les poches, détendu au milieu des armes. Il la rassure un peu.
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