Partie 88 : se frayer un chemin
3 et 5
3 reconnaît un antique RC5 trafiqué, mais l'autre a subi tellement de modifications que les deux sœurs ne l'ont pas en mémoire. Ça fera l'affaire. De son côté, 5 s'est emparée des vêtements et trie leurs composants par la pensée. À partir de tissu tech, elle peut créer une cellule-souche permettant de produire n'importe quel matériau tech, ou une bombe T. Une toute petite sera largement suffisante. À présent, elle hésite : doit-elle changer tous leurs vêtements en bombe T ou garder du tissu tech qui obéirait à ses pensées ? Elle préfère les bombes T. Dans la cohue qui règnera dehors, elles seront plus efficaces pour s'ouvrir un passage.
5 se concentre. Elle retrouve la cellule-souche de chaque pièce tech. Elle l'isole. Le reste du vêtement se recroqueville sur lui-même comme une feuille morte et tombe en poussière qui disparaît. Une disparition qui passionnait les scientifiques du laboratoire, qui lui avait fait faire ce tour des centaines de fois. Facile.
Transformer la cellule-souche en bombe T, par contre, 5 ne l'a jamais fait elle-même, elle ne connaît que la théorie. Mais elle est la meilleure dans ce domaine. L'idée, c'est d'inverser la cellule...
Là, ça lui demande bien plus d'efforts que prévu. Elle signale à 3 de s'occuper du blouson de Mok pendant qu'elle se concentre. La cellule résiste. C'est contre les lois physiques étranges qui régissent la matière tech. J'en ai besoin ! explose la pensée de 5, furieuse et désespérée. La pensée et les violentes émotions associées heurtent la cellule et la font réagir. La bombe T se forme sans plus de difficultés.
5 ne prête pas particulièrement attention à ce caprice, elle a l'habitude que les matériaux techs réagissent à certaines pensées qui n'ont apparemment rien à voir avec eux. Elle applique la même formule aux autres cellules-souches. Les deux sœurs ont à présent six bombes T à leur disposition.
« C'est par où la sortie ? demande 5 à Mok. En tout droit, sans les murs ni rien.
— Là. » répond Mok en désignant une direction du doigt.
La disparition des vêtements, sans que 5 ne les touche, l'a davantage ébranlé que sa capacité à manipuler le tissu tech à distance. Les deux filles l'ont cette fois laissé libre de ses mouvements et elles lui ont aussi laissé son tournevis et sa lame de rasoir, des moyens de défense dérisoires mais qui montrent bien qu'elles font tout à fait confiance à leur sortilège. Le garçon ne voit pas comment se sortir de ce piège.
5 lance sa bombe T dans la direction indiquée. Elle se déploie sur un mètre, se colle en cercle parfait sur le mur et en partie sur le plafond, et commence à se resserrer. Puis elle revient à l'état de bille, engloutissant le mur et le plafond. Des cris retentissent — des cris d'enfants, mais pas des cris d'horreur. Les combattants ne se laissent pas effrayer par si peu et sans l'interdiction sacrée de Thune, ils auraient déjà criblé de balles les occupants de la petite pièce. Leurs cris sont des appels. Ils préviennent les autres de se pousser. Il n'y a pas assez de place pour que tout le monde se batte autour du trou.
3 arrose de balles l'ouverture. Aucun combattant n'avait commis l'erreur de laisser sa tête à proximité mais elle blesse deux enfants trop impatients de se jeter dans la bataille.
Ça va pas, dit 5, on ne leur fait pas peur !
On va arranger ça. On sacrifie une bombe.
Sacrifier n'est peut-être pas un bon mot puisque la première bombe a effacé une partie en hauteur du mur. La deuxième permet un passage plus facile. Et cette fois les combattants ont bien vu ce qui se passait. Ils savent que c'est anormal. La bombe a touché le canon d'un fusil que l'un d'eux avait laissé dépasser par l'ouverture et elle a coupé le tube de métal selon une courbe parfaite. Oui, maintenant, les combattants commencent à avoir peur.
Et quand 5 leur hurle de reculer s'ils ne veulent pas qu'elle leur lance la bombe sur eux, ils reculent. Un peu. Gardant leurs armes braquées sur les deux Techs et Mok qui se glissent par le trou et traversent la pièce. Déchirés entre l'ordre de Thune de ne pas faire du mal à celles qui vont leur ouvrir les Portes, l'interdiction absolue de les laisser s'enfuir et la peur d'être englouti par l'une des billes que les deux sœurs brandissent.
La tension fait trembler les armes si redoutablement sûres en temps ordinaire. Il suffirait que l'un d'eux perde son sang-froid pour qu'il ne reste que de la bouillie de Tech et de combattants. Beaucoup d'autres enfants sont entrés en entendant les cris et se gênent les uns les autres en jurant tout ce qu'ils savent. Ils ne voient pas ce qui se passe devant. Devant, les enfants sont silencieux. Menaçants. Hésitants. Mok répète entre ses dents « Déconnez pas, déconnez pas... » mais il paraît le dire davantage pour lui-même que pour les autres. Le mur en face est distant de dix mètres.
Les dix plus longs mètres de leur vie.
Dos à dos, 3 et 5 s'avancent, menaçant les plus proches avec les bombes T, et les plus lointains avec leurs pistolets mitrailleurs. Quelqu'un, quelque part, est parti chercher Thune pour savoir ce qu'il faut faire. Que va faire leur redoutable chef ? Aura-t-il le message à temps ?
Brusquement 5 s'écrit :
« JE SUIS LA PRINCESSE-ESPRIT, CHOISIE PAR LES ESPRITS ! ET ÇA, C'EST MON POUVOIR !
Elle lance une nouvelle bombe sur le mur qui est effacé comme par magie. Et s'avance sans peur en criant :
— DÉGAGEZ ! JE PASSE ! »
Les combattants ne s'interposent pas. Les trois enfants disparaissent par le trou. Au-delà, un couloir sombre et désaffecté, plus loin encore, l'air libre.
Ils se mettent à courir.
Plusieurs combattants les poursuivent tandis que les autres murmurent, extasiés : « la Princesse-Esprit, la Princesse-Esprit, les esprits les ont envoyés... ». Puis un enfant s'écrit : « Elles vont ouvrir les portes ! ». Tous ceux qui restaient se mettent à courir à leur tour. Courir après les Techs ou courir prévenir les autres : un miracle se prépare ! Un vrai, un grand, un magnifique miracle ! La plus jeune Princesse-Esprit a déjà fait de la magie sous leurs yeux !
Pendant ce temps, la plus jeune Princesse-Esprit comme la plus âgée ne pensent qu'à leur survie. Elles croyaient pouvoir disparaître assez vite pour enfiler leurs capuches noires et être dissimulées dans la masse des fidèles. Mais les combattants sont trop rapides et si la chasse les excite, ils vont tuer. Ils ont été dressés pour ça.
Mok aussi, qui a vite fait de choisir son camp. Dans cette histoire, il est un élément hautement sacrifiable aux yeux de Thune. Pas à ses propres yeux. Il leur fait emprunter une impasse surmontée de hautes tourelles de déchets empilés, et demande à 3 son arme. Elle la lui cède en lui marmonnant qu'elle le surveille. Il tire sur les entassements qui s'écroulent, empêchant les combattants de les poursuivre jusqu'à ce qu'ils aient réussi à contourner l'obstacle.
Le garçon rend le fusil à 3 avec un petit sourire satisfait et demande :
« Et maintenant, on va où, chef ?
— Aux portes.
— Suivez-moi. Mais je viens avec vous dehors !
— Promis. » dit 5. Ben quoi ? demande-t-elle à sa sœur en voyant son air étonné. Ce n'est plus le moment de discuter et 3 abandonne la discussion télépathique avec un haussement d'épaules. Les deux sœurs enfilent leurs capuches noires. Elles suivent Mok qui parvient sans mal à les guider par des chemins sûrs... jusqu'à ce qu'ils se retrouvent coincés, à cinq cents mètres des portes, séparés de la sortie par une véritable boucherie.
Une bataille à l'arme blanche et objets contondants. Les gens se massacrent à tour de bras et des gouttes de sang contaminé par la dixe volent dans les airs. Les combattants de Thune, féroces gardiens des portes, portent des masques ou des tissus sur le visage et restent à leur place. Ils attendent que les autres aient fini de se battre pour achever les survivants et nettoyer le champ de bataille. Ils guettent tous ceux qui franchissent la limite et ne tirent que sur eux. Ils savent très bien que ce combat pourrait être un leurre chargé de les distraire, de les fatiguer ou simplement de leur faire épuiser leurs munitions. Ce ne serait pas la première fois qu'on leur fait ce genre de coup. Ils ont dû affronter de véritables batailles rangées plus tôt. Ils n'ont pas quitté leurs places. Rien ne leur fera quitter leurs places. À part Thune.
C'est du moins ce qu'explique Mok, fier de ses camarades. Pour la forme, il propose aux filles de se rendre, au cas où elles prendraient peur : il serait au moins récompensé de les avoir ramenées dans le doux bercail de Thune. Mais elles n'ont pas peur. Presque pas.
« On va y aller et se mettre avec les autres capuches noires, dit 5 qui espère contre toute attente qu'un meilleur plan va lui apparaître spontanément.
— Ça marchera pas, dit Mok. Ils se sentent. Vous êtes pas comme nous. Ils vont tirer. Et les autres vont vous buter.
— On verra, dit calmement 3. Tu nous suis.
Elles s'avancent. 5 hésite à tirer sur le blouson de Mok pour le forcer à les suivre, mais il se met en marche de lui-même. Elles menacent les gens de leurs armes. Des gens qui sont bien au-delà de la peur. Une femme au visage à moitié dévoré par la maladie se jette sur elles, toutes dents dehors. 5 braque son arme vers elle, elle veut tirer, il faut qu'elle tire, pour se défendre, pour sauver 3, pour se sauver...
Le visage du soldat mort lui passe devant les yeux...
La femme explose.
Ébahie, 5 regarde sa main, son doigt qui ne touche pas la gâchette. C'est 3 qui lui fait lever les yeux. Postés tout autour, les combattants de Thune sont là et font le ménage violemment. Thune a été prévenu et il a organisé ses forces. Pas besoin de courir après les fuyardes puisqu'il savait où elles allaient. À présent, ses enfants vont récupérer en douceur leurs Princesses-Esprits. Thune lui-même s'avance et leur parle avec sa voix douce et ses yeux fous. Elles sont arrêtées. Tout près. Si près...
5 fait tomber sa capuche. Elle lâche son arme. Elle demande à l'un des soldats qui s'approche :
« Et toi, tu crois en moi ?
Le combattant, qui est une combattante, hoche frénétiquement la tête.
— Alors, pourquoi tu m'arrêtes ?
— Thune a...
— Thune ne peut pas ouvrir les portes. Il a besoin de nous. C'est nous qui avons la magie ! C'est nous les envoyées des Esprits !
Le nombre d'enfants dans la place grossit de seconde en seconde. Tous les combattants de Thune sont là. Tous les fidèles du Prophète. Tous ceux qui croient aux Princesses-Esprits. Tous ceux qui ne veulent pas qu'on leur fasse du mal. On leur a appris à croire en elles. À présent, certains placent davantage leur loyauté en Thune qu'en ces petites filles. Mais d'autres, beaucoup d'autres, préfèrent croire à la magie.
5 voit les sourires et les yeux émerveillés, elle entend les murmures. Elle tente sa chance et ordonne :
— Laissez-nous passer !
Les combattants prêts à obéir à Thune sont peu à peu poussés par les autres. Un chemin s'ouvre jusqu'aux portes. Mok pousse un juron, incapable de reconnaître ses compagnons d'armes, égorgeurs ne croyant à rien et n'ayant confiance en personne. Mais si, ils croyaient, ces enfants privés de tout. Ils croyaient même avec une force infinie. Ils croyaient juste à l'impossible.
5 et 3 arrivent devant les portes. 5 les caresse.
On reviendra tous les chercher. On viendra les sauver. Ils comptent sur nous. 5 envoie cette pensée à 3, sans force, sans heurt, juste une évidence. Si sa sœur n'est pas d'accord, 5 reviendra seule. Mais elle le fera. Sa détermination transparaît. Et 3 l'approuve. Oui. Elles leur doivent la vie.
— ON REVIENDRA VOUS CHERCHER ! » s'écrit 5.
Ce n'est que là que les enfants comprennent que leurs Princesses-Esprits partent sans eux. Mais il est trop tard. Les deux sœurs entrouvrent les portes et se glissent entre les deux battants, suivies immédiatement par Mok. Puis elles les referment. Sans un bruit. Elles disparaissent de leur vie comme si elles n'avaient été qu'un rêve.
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