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Partie 8 : premier sang

6 et 7

6 et 7 sont seuls dans la salle E22/54. 7 dort. Heureusement. 6 aimerait bien être à sa place et avoir encore un aîné pour veiller sur lui.

6 bricole. L'heure est grave et rien ne va plus.

Il y a ici beaucoup de jouets en tech et plus encore d'outils techs, qui servaient pour les expériences. Linda disait « les séances de jeu dirigé ». De tous les expérimentateurs, Linda est sa préférée, c'est amusant de jouer avec elle, elle participe vraiment au lieu de regarder son écran toutes les deux minutes. 6 aimerait bien qu'elle soit là. Elle s'intéresse beaucoup à ses constructions. Que ce soit avec des jouets créés pour être emboîtés les uns avec les autres ou avec des objets qu'on a eu le malheur de laisser traîner à sa portée, 6 fabrique des sculptures avec des formes extraordinaires, les plus compliquées, les plus hautes et les plus solides possible.

Ça l'amuse. Et comme ça il arrive à s'arrêter de penser. Quand il est plongé dans une construction, plus rien n'existe autour de lui, alors il construit une belle tour en dévissant les pieds des chaises et en les revissant entre eux. La tour grandit, grandit, elle le dépasse, mais cette nuit ça ne suffit pas. Rien ne va et il le sait. Il aimerait que Linda la voie. Et il aimerait que 2 soit là, et 3 aussi, et les professeurs, et les surveillants, et tous ceux qui les ont abandonnés.

6 prend dans les casiers des tables deux casse-têtes. Il n'a jamais réussi à les faire tout seul et a refusé que les grands lui donnent la solution. Il s'y attaque. Pour le moment, il préfère ne pas dormir. Les grands vont arranger les choses, il en est pourtant certain. Mais il veut rester vigilant.

Il s'arrête un instant regarder sa sœur qui dort. Il l'aime et il sait qu'elle est fragile. Fragile mais éternelle. Il se souvient d'elle toute petite, elle a changé, elle a grandi, mais elle est éternelle. C'est une évidence. Les gens qu'on aime ne meurent jamais.



4 et 5

4 et 5 ont atteint l'une des sorties. Plus précisément, 4 a attrapé 5 par le col de son pyjama avant qu'elle ne franchisse la porte et l'a forcée à rester avec lui derrière le comptoir du gardien. Le couloir est trop sombre pour que les enfants s'aperçoivent qu'ils ont marché sur une tache de sang, ils savent juste qu'il n'y a pas de gardien là où il devrait y en avoir un et qu'ils peuvent se cacher. Pour le moment, ils essayent de parer au plus urgent, c'est-à-dire imaginer un plan.

Ils se disent que 1 et 2 ont trouvé le message de détresse de 3 à présent. 4 estime qu'il faut leur demander quoi faire, 5 pense qu'il vaut mieux se passer d'une autorisation qu'ils n'obtiendront jamais et agir eux-mêmes. 4 insiste. Il a très peur. Si 1 et 2 lui disaient qu'ils se chargent de tout et qu'ils sont en train de sauver leur sœur, il serait ravi de retourner le plus vite possible s'enfermer bien à l'abri dans la salle.

Il se demande si 5 réalise pleinement que tout ça est réel, qu'ils peuvent se prendre une balle et mourir. Bien sûr, il sait que les balles ne sont pas toujours mortelles, parce qu'on le lui a expliqué. Il a écouté sans y prêter une grande attention. Ce qui est gravé au fond de son cœur, c'est que les armes ont été inventées pour tuer, que les enfants ont appris à s'en servir en visant les points vitaux de leurs cibles, et que c'est aussi comme ça que les soldats ont appris à s'en servir. Ils vont viser la tête et le cœur. Et 4 n'a pas envie de mourir.

5 sait ce qui se passe, elle sait que les balles tuent, elle réalise parfaitement le danger qu'ils courent, et ne comprend pas que 4 ne soit pas fou de colère comme elle l'est elle-même. Non seulement ces intrus ont osé venir chez eux, non seulement ils détruisent leur maison, non seulement ils ont tué les gens qui s'occupaient d'eux, mais en plus ils pourraient faire du mal à leur sœur ! La haine de 5 a brûlé toute sa peur. Elle veut lancer l'assaut tout de suite, scalpel au poing.

4 sursaute en entendant un bruit de coup, mais ce n'est que 5 qui a frappé le mur pour donner plus de force à ses propos, comme si l'ouragan de ses émotions ne suffisait pas. La lassitude envahit 4 à l'idée que quoi qu'il fasse il n'arrivera jamais à la calmer, ni à la protéger, ni à se protéger, ni à rien... Un sentiment triste et pénible, alors qu'il ne peut même pas aller pleurer dans des bras consolateurs. L'heure est grave et il faut y aller.


Alors qu'ils allaient sortir de leur cachette, un groupe de soldats entre pour fouiller davantage le bâtiment. L'un d'entre eux voit les enfants et les menace de son arme.

« Qui vous êtes ? Sortez de là !

Un autre ajoute :

— Putain, mais c'est des gosses ! Ces salopards utilisent vraiment des gosses ! »

Et ils ont pitiés et ils tendent la main, les assassins, ils se demandent ce que des enfants font ici, ils ne savent pas que la fin du monde est là et que c'est eux qui l'ont apporté. Ils ne savent pas que 5 est folle de rage.

Elle hurle et lance le scalpel. Normalement, il n'aurait jamais dû atteindre sa cible... normalement il n'aurait jamais dû faire plus de dégât qu'une petite coupure fine comme un cheveu...

Mais le scalpel est en alliage tech. Il est guidé par la volonté d'acier de la fillette, droit vers son but, vers le point faible, la gorge offerte aux coups. Le soldat a des boutons et de grands yeux noirs qu'il écarquille démesurément quand il sent la blessure. L'arme poursuit sa route en tournoyant avant de se planter profondément dans le mur. Personne n'y prête attention. L'homme meurt. L'un des autres le rattrape avant qu'il ne s'écroule. Il y a du sang partout, une rivière coule de son cou et une pluie de gouttelettes gicle aux alentours, le soldat qui aide est lui aussi recouvert de sang, il est choqué et stupéfait, la mort c'était pour les autres, pas pour eux, ils étaient intouchables, invincibles... Tous sont terrorisés. 5 est pétrifiée. Des murmures horrifiés parcourent la troupe : « C'est eux... comment ils ont fait ça... ils l'ont buté comme ça ! Ils l'ont buté ! »

Les fusils sont pointés sur eux quand 4 prend les choses en main. C'est étrange, pense-t-il, quand tout ressemble à un rêve, c'est facile d'agir comme dans un rêve...

Il agrippe son propre scalpel et en menace les soldats. Ils ont peur et vont tirer. Leur chef leur fait signe de ne pas bouger pour l'instant. 5 ne bouge pas non plus. Parfait.

Le chef gronde : « Toi le môme, tu ne joues pas au con ou on va te coller tellement de balles dans la peau que même ta maman ne te reconnaîtra pas. Vous bougez plus, pigé ? »

4 le regarde droit dans les yeux.

Un long, un stupide rêve.

Il met sa main bien à plat. Et quand l'homme s'avance très lentement pour prendre l'arme, 4 se concentre et il fait flotter la lame au-dessus de sa paume. Il la fait pointer vers le chef. Qui s'arrête aussi net que si on l'avait menacé d'un bazooka. 4 le regarde toujours. L'homme dit :

« Bordel, mais tu es qui toi ?

— 4, répond obligeamment 4.

Après un léger temps de réflexion, il ajoute :

— Et je n'ai pas de maman. »

Il fait frémir la lame. Ils n'ont pas besoin de savoir qu'il serait incapable de la lancer comme 5 l'a fait. Il attrape sa sœur par le bras et elle se laisse faire docilement. Ils s'écartent.

Un très long, un très stupide rêve. 4 avance comme s'il flottait. Il est trop terrifié pour avoir peur. Il ne savait même pas que c'était possible.

C'est 5 qui referme la porte brusquement derrière eux. Le claquement sec ramène tout le monde à la réalité : les Techs courent, les soldats tirent, et 4 ordonne mentalement à la serrure tech de se verrouiller. Ils sont sauvés pour l'instant, mais il faut fuir.

5 se laisse docilement tirer par son frère, aussi inexpressive qu'une poupée. Elle est — 4 cherche dans ses souvenirs — en état de choc, quelque chose comme ça, elle pense au soldat aux yeux noirs et elle n'arrive à penser à rien d'autre. 4 a désespérément besoin de son aide. Il se retourne vers sa sœur et la gifle.

Elle lui jette une fraction de seconde un regard de noyée, puis elle se plie en deux et vomit. Elle pleure aussi. Il n'y a personne pour le moment et 4 espionne par les caméras pour repérer l'arrivée de prochains intrus. Elle peut pleurer tranquille. Et il se dit qu'elle le mérite. La cinquième Tech vient de tuer un être humain à l'âge de huit ans, tout ce qu'il ne fallait pas faire. Tout ce qu'on leur a dit de ne surtout pas faire. Pendant qu'elle reste à terre, 4 se met brusquement à détester sa sœur, il lui en veut comme jamais encore il n'en a voulu à qui que ce soit, comme si c'était elle la cause de tout, elle qui avait inventé ce message de détresse pour sortir et utiliser son maudit scalpel, elle qui voulait se battre, elle qui a provoqué les combats, l'invasion, tout !

Bien sûr, elle le sent. Elle lui envoie une pensée fragile comme un souffle : Pardon.

4 a honte alors, une honte presque aussi violente que la culpabilité de 5. Elle leur a sauvé la vie à tous les deux et leur permet d'aller aider 3. Personne ne doit jamais la condamner pour ça.

Il lui dit mentalement : On ne racontera jamais ça à personne.

La pensée de 5 est tintée d'espoir et de culpabilité : Jamais ?

4 est sûr de lui : Juré. C'est notre secret à tous les deux. Tu n'avais pas le choix. C'était ce qu'il fallait faire.

Et il veut si fort convaincre sa sœur qu'il se convainc lui-même.

Voilà. Rien ne s'est passé. Personne ne saura. Ils n'ont plus qu'à enfouir au fond de leur mémoire l'image des yeux noirs écarquillés et des gouttelettes de sang. Rien n'est arrivé.



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