Partie 75 : le monde des cauchemars
7
Les cauchemars sont revenus. Les épouvantables, abominables, innommables cauchemars. Impossible de se réveiller. Il faudrait que quelqu'un entre dans ses rêves pour les combattre. Qu'on vienne la sauver, la protéger. Mais où est donc 1 ? Il avait promis de revenir par le Réseau, une fois la nuit tombée, pour veiller sur son sommeil. Pour le moment, 7 ne peut pas imaginer qu'il soit arrivé quelque chose de grave à son grand frère. Elle ne peut pas imaginer quoi que ce soit. Sa pensée est envahie par la terreur, par l'horreur et par un insoutenable sentiment de trahison. Elle se souvient à peine de qui elle est. Elle se souvient à peine de l'existence de ses frères et sœurs. D'un passé où elle aurait pu être heureuse. Elle ne garde que l'obscure sensation que ce qui se passe n'aurait pas dû se passer, qu'on lui avait promis qu'elle n'aurait rien à craindre. Cette promesse informulée est trahie. 7 ne se rend même pas compte qu'elle rêve. La menace de mort, omniprésente, lui paraît plus que réelle.
Toutes les créatures de ses cauchemars se sont donné rendez-vous dans ce labyrinthe tissé d'ombres. D'immenses loups aux yeux rouges sang lui courent après tandis que des branches traîtresses jaillissent des murs et du sol pour la faire tomber. Elle sent l'haleine des monstres et entend leur souffle rauque dans son dos, le sifflement de l'air entre leurs longues dents trop aiguisées. Elle se réfugie dans un placard. À l'intérieur, des dizaines de machines, toutes si familières, si rassurantes, les machines chargées de veiller sur son sommeil, d'autres qui mesurent sa santé, d'autres encore qui lui posent des défis à accomplir comme des jeux. Les gardiennes de son enfance. Certaines sont là pour la protéger des loups et des soldats, elle en est sûre.
Mais les machines grandissent, deviennent des monstres boursouflés qui s'étirent et se mélangent dans un magma métallique qui prend peu à peu la forme d'une immense gueule. Les tubes qu'on lui plantait dans les bras — elle n'aimait pas ça mais c'était pour son bien, affirmaient tous les adultes — l'attrapent et percent sa peau. Elle est ligotée de l'intérieur, tandis que les loups explosent la porte. Mais ce sont à présent des loups humains, qui portent des fusils. Ils traînent derrière eux les cadavres de ses frères et sœurs, et de tous les surveillants, et des professeurs, et de tous ceux qui étaient chargés de veiller sur les Techs... Non, pas tous. Ceux qui manquent ont des fusils eux aussi. Des traîtres. Ils ont tué. Ils étaient des loups. Pendant tout ce temps, ils étaient des loups...
Et au-dessus de tout ça flotte la présence. Lorsque 7 s'en aperçoit, elle lui hurle :
« C'est ta faute ! Arrête ! Arrêêêête !
La voix retentit, aussi proche que si la présence était posée sur son épaule, pourtant 7 voit bien qu'elle est là-haut, au-delà des ombres du labyrinthe, une ombre plus sombre encore qui nourrirait les ténèbres environnantes.
— 7 petite 7 tu as mal ?
— OUI ! ARRÊTE !
— Pourtant tu es Tech tu es de notre matière nous sommes toi et tu es nous.
— NON ! JE SUIS MOI ET RIEN QUE MOI ! VOUS ME FAITES MAL !
Les tubes devenus de longs tentacules s'enroulent autour de ses bras et de ses jambes, prenant un à un le contrôle de tous ses membres, jusqu'à ce que 7 ne soit plus qu'une marionnette entre les mains des fausses machines dont les tintements lui vrillent la tête. Elle ne veut pas se laisser dévorer par les loups ni être un appendice métallique au service des machines. Depuis le début de son cauchemar elle a déjà échappé à des sables mouvants, à des mille-pattes broyeurs, à la noyade dans un océan déchaîné, à des souris enragées qui lui sautaient à la gorge, à des lianes empoisonnées qui lui brûlaient la peau. Tous la veulent, elle en eux ou eux en elle, ils veulent une fusion que 7 refuse de toute son âme. Elle sait qu'elle serait détruite si elle se laissait faire.
Il faut qu'elle s'échappe. Elle ne peut pas bouger.
— LIBÉREZ-MOI ! supplie-t-elle en pleurant.
— Viens avec nous petite 7 le pont il faut construire le pont nous t'accueillons dans le pont.
— NON ! JE VAIS MOURIR !
— Mourir ?
La voix composée de mille murmures paraît étonnée. Visiblement ce concept de mourir lui est étranger. Les créatures de cauchemar s'écartent, les tubes sortent de la peau de la fillette qui s'assoit dans son rêve et pleure.
— C'est quoi mourir ? demande la voix. Pourquoi tu le refuses si fort ?
— Parce que... quand on meurt, on n'existe plus, plus du tout.
— Tu existeras dans le pont petite 7 toujours tu existeras.
— Mais je ne veux pas être un pont ! Je veux rester une petite fille !
— Changer est bon. Changer est un cadeau. Le corps est une limite. Nous t'aidons nous dépassons les limites nous sommes un nous sommes je et je est multiple. Les nous ne meurent pas ils changent.
— Je ne veux pas changer !
— Pourquoi ?
— Je veux rester moi et rien que moi ! Je ne veux pas vous suivre ! Je ne veux pas devenir un pont !
— Les humains n'aiment pas changer... dit doucement la voix qui paraît méditer profondément.
7 supplie en gémissant :
— Libérez-moi, libérez-moi, je veux me réveiller, je veux sortir du rêve...
— Tu es un humain qui n'aime pas changer ? demande la voix.
— Je ne sais pas ! Je ne comprends rien ! J'ai peur ! Je veux arrêter le rêve ! »
La présence s'obstine à ne pas comprendre. De son côté 7 ne comprend pas ses questions. Elle se concentre sur ses bras, ses jambes, en se disant que si elle parvient à marcher elle va trouver la sortie du rêve tôt ou tard. Il y a forcément un endroit où il s'arrête. Et elle est si concentrée que son corps se lève réellement et se met à marcher en somnambule dans l'appartement.
Elle marche sans hésitation puisqu'elle ne voit dans son rêve qu'une longue plaine grise et sans obstacle. Elle a choisi une direction au hasard. Son corps avance jusqu'à heurter le mur de la chambre. Elle ne s'en rend pas compte et continue à marcher. Son corps recule et se heurte à nouveau au mur. Encore. Et encore. C'est ce bruit qui alerte Breda Carson et les autres enfants qu'elle garde. En les croisant dans le couloir, elle les renvoie tous se coucher et entre seule dans la chambre de Juliette.
Elle écarte l'enfant du mur. La petite continue à marcher d'un pas assuré, sans se réveiller même lorsqu'elle marche sur un jouet. Breda tente de la réveiller, mais en vain. Le sommeil de 7 paraît être un puits sans fond. Calmement, elle appelle l'enfant, crie son nom, la secoue. Rien à faire. 7 se laisse diriger mais ne s'arrête pas de marcher. Même soulevée, ses pieds continuent de bouger.
Avec un juron étouffé, la nourrice confie Juliette à Charly — le garçon de dix ans qui l'a accueillie — et va chercher sa trousse à pharmacie. Cette trousse est immense et fermée par d'excellentes serrures, l'une tech, l'autre métallique. Elle contient d'innombrables trésors. Depuis vingt ans que Breda Carson travaille pour le B.A.G.N., elle a vu assez de situations pour se préparer à quasiment tout.
Tandis que Charly tient la fillette, elle soulève ses paupières pour placer sur ses yeux des lentilles-écrans programmées pour lancer une image favorisant la mise en hypnose. Sauf que les yeux de l'enfant oscillent à toute allure, ce qui indique qu'elle est plongée en plein sommeil paradoxal et qu'elle rêve. Breda cherche un autre moyen de placer l'enfant en hypnose artificielle pour l'aider à se réveiller. Hors de question d'utiliser un stimulant sur une enfant si petite et aux réactions physiologiques si étranges, ce serait courir le risque d'un accident, ou pire.
« Elle nous voit ? demande Charly, un peu inquiet devant ces yeux fous.
— Non, elle dort encore. Pas moyen de lui placer les lentilles. Tant pis, on va faire ça à l'ancienne. Tu as une montre ?
— Pourquoi faire ? Il y a l'heure sur tous les murs de la maison.
Breda soupire. Cally, qui attend sur le seuil, à moitié cachée derrière la porte, dit timidement :
— M... m... moi j'en j'en ai une.
— Une ronde ?
L'adolescente approuve rapidement d'un signe de tête.
— Excellent ma fille, dit Breda, va la chercher.
— Tu vas faire quoi ? demande Charly sur le ton de la conversation tandis que les pieds de 7 lui martèlent les tibias.
— Chercher la gamine.
— Pas de potion magique ?
— Trop risqué. Cette petite... Je ne sais pas d'où elle sort mais ça m'étonnerait beaucoup qu'elle réagisse comme une gosse normale à mes petits produits.
— Parce qu'elle est surdouée ?
— Qui sait ce qui a provoqué l'autre ? Ah, Cally, merci pour la montre. T'es un chou. Charly, tiens les yeux de la petite ouverts. C'est tout ce que t'as à faire. Ne la lâche surtout pas.
— Ok.
La montre de Cally est ronde et à aiguille, mais c'est une montre-bracelet qui n'a pas grand-chose à voir avec les vieilles toquantes qui ont fait l'heure de gloire de l'hypnose. Les aiguilles représentent des parapluies. Mais elle a une sonnerie et les aiguilles tournent, c'est l'essentiel. Breda replie le bracelet et fait décrire des mouvements lents à la montre devant les yeux de Juliette, tout en faisant retentir la petite sonnerie à la fin de chaque aller et retour. Elle entame alors d'une voix grave et parfaitement en rythme avec son geste :
— Regarde la montre. Écoute ma voix. Je suis dans ton rêve. Tu es en sommeil. Tu entends ma voix. Elle te berce. Chaque mot entre dans ton rêve. Et ta voix va sortir du rêve. Parle-moi.
— JE SUIS PERDUE ! hurle 7 sans que ses yeux ne cessent d'osciller à leur allure folle.
— Je suis là. Je vais te guider. Dis-moi où tu es.
— DANS LE SABLE ! IL Y A DU SABLE TOUT GRIS PARTOUT ! ET DU NOIR ! PARTOUT ! PARTOUT !
— Maintenant, on va fabriquer un escalier. Ne bouge pas. Il est en train de sortir du sable, derrière toi. Il monte. Il se construit petit à petit. Une marche après l'autre. Tu l'entends ?
— Ou... oui...
— Maintenant, l'escalier est terminé. Il monte jusqu'au ciel. Retourne-toi. Est-ce que tu le vois ?
Dans son rêve, 7 se retourne comme la mystérieuse voix le lui ordonne. Elle a peur que ce ne soit qu'un piège de la présence, mais cette voix est bien humaine, unique, douce et chaleureuse. Une voix qui ne ment pas. Un escalier est bien planté dans le sable, en métal doré et ouvragé, un escalier en colimaçon prêt à l'emmener jusqu'au ciel et à la faire sortir du cauchemar.
— Oui ! Je le vois !
— Maintenant, monte l'escalier. Lentement. Monte dix marches. Compte avec moi. Tu sais compter jusqu'à dix ?
— Oui je sais ! Une, et deux, et trois, et quatre, et cinq, et six, et sept, et huit, et neuf, et dix !
— C'est bien. Tu es un peu réveillée maintenant. Tu peux voir en haut de l'escalier une porte. Quand tu l'auras ouverte, tu te réveilleras. Monte encore dix marches.
— Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix.
— Tu es presque arrivée. Tu es à moitié réveillée maintenant. Le sable gris est tout en bas. Tu es en haut. Tu es tout près de la sortie. Monte encore dix marches.
— Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Ça y est, je suis devant la porte !
— Ouvre-la. Et réveille-toi.
Breda enlève la montre, Charly lâche les paupières de 7, et la petite fille cligne des yeux avec étonnement. Elle s'est bel et bien réveillée. La nourrice l'a sauvée du cauchemar.
— Ça va ma puce ? demande-t-elle gentiment.
— Oui... répond 7 l'air perdu. Je suis où ? Où est 1 ?
— Heu, demande Charly, je peux la poser là ?
— Vas-y, dit Breda.
L'enfant pose Juliette à terre et se masse les bras avec une grimace de douleur, censée attirer la sympathie, et pourquoi pas quelques remerciements pour son geste héroïque. Il n'obtient qu'un signe de tête lui indiquant de retourner se coucher, ce qu'il trouve un peu sec. Mais Charly est un garçon qui a appris à ne pas trop en attendre de la vie. Il hausse les épaules et s'en va, entraînant Cally sur son passage.
— Tu cherches le garçon qui t'a emmenée ici ? demande Breda.
— Oui ! Il est où ?
Juliette commence à pleurer.
— Chut, mon cœur, ne t'en fais pas. Il va très bien. Il a dû faire un travail très important. Je suis sûre qu'en ce moment même il pense à toi.
— Pou... pourquoi... pourquoi il... pourquoi il m'appelle paaaaaaas ?
— Parce qu'il veut finir son travail. Il doit rester concentré. Il sait que je suis là pour m'occuper de toi. Il va venir, il faut juste que tu l'attendes.
— Quand ?
— Dans quelques jours encore. Maintenant, raconte-moi ton cauchemar.
— Je peux pas.
À présent 7 est butée, murée dans un silence têtu, comme une punition qu'elle pourrait adresser à cette femme qui l'a sauvée mais qui s'obstine à ne rien comprendre. La seule chose dont elle ait besoin, c'est de son frère.
La seule chose que veut la nourrice, c'est que 7 lui parle. Peu importe le sujet, l'essentiel est que Juliette ne se renferme pas dans ses mauvais rêves. Même si exorciser le rêve est sans doute important, elle ne forcera pas l'enfant. Ce qu'elle vient de vivre l'a terrifiée et elle a sans doute vécu de nombreux évènements plus terrifiants encore par le passé.
Brusquement la fillette demande :
— Est-ce qu'on meurt quand on change ?
— Heu... non. Mais on n'est pas pareil qu'avant. On grandit. On apprend de nouvelles choses. Mais il y a des choses qui restent toujours les mêmes. Comme l'amour.
— Est-ce qu'un pont, ça peut aimer les vraies personnes, si c'était une personne avant ?
— Je ne sais pas. Je ne crois pas que les ponts aient des sentiments.
— Je veux pas être un pont !
Breda Carson est à genoux devant 7, les yeux à la hauteur des yeux de la Tech. Elle lui sourit, mais ce n'est pas un sourire de mamie gâteau, plutôt celui d'une femme qui en maté de plus rebelles que ce petit bout de chou perdu et qui ne fera qu'une bouchée de celui-là.
— Je crois, dit-elle, que tu ferais mieux de tout me dire.
7 connaît les instructions et les secrets qu'elle doit garder. Mais elle est épuisée, terrifiée, seule et face à une adulte qui a de l'autorité. Une adulte qui n'obéit à personne, tout comme le professeur Milley. Qui sait ce qu'elle fait. C'est même rassurant.
— Viens, dit brusquement la nourrice en emmenant la fillette à la cuisine, je vais te faire boire quelque chose de chaud. Ça te fera du bien. Je m'occupe de toi. J'ai promis à Ben, quel que soit son vrai nom, de veiller sur toi et de te protéger. Puisque tu ne me dis pas qui essaye de te faire du mal, ça va être difficile. Mais je vais faire de mon mieux. Assieds-toi.
La petite fille se juche sur une chaise trop haute pour elle. À nouveau Breda s'assoit en face d'elle. À nouveau elle la regarde droit dans les yeux. À nouveau elle lui sourit. À nouveau elle lui demande :
— Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? »
7 hésite. Puis craque et lui raconte tout.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro