Partie 74 : les prières
4
L'enfant est retourné dans le salon pour retrouver 1 et 2 par le Réseau. En vain. La pieuvre n'a jamais été aussi vide. 7 dort, 2 et 6 sont dans une base militaire séparée du Réseau mondial, 3 et 5 sont dans le Ghetto, et 1 a disparu. C'est cette disparition qui inquiète le plus 4. Il reste un long moment à attendre, jusqu'à sentir la main de Josh dans le monde matériel. 4 se déconnecte à regret même s'il commençait à fatiguer.
« Alors, demande l'acteur avec sollicitude, quoi de neuf ?
— Rien. Je vais attendre que 2 sorte de son machin. Pas de nouvelles de 1. Ça m'inquiète. Peut-être qu'il est blessé ? Il devait retrouver M. Edmund. Peut-être que ça s'est mal passé ?
L'enfant pose ses questions en lançant à Josh un regard implorant qui veut bien dire : "rassure-moi et prouve-moi que je m'inquiète pour rien". L'adulte tente de son mieux de montrer que cette absence momentanée ne veut rien dire, il patauge un certain temps et finit par avoir un bon argument :
— S'il avait eu un problème, il aurait laissé un message d'urgence dans le Réseau, non ? Comme Vicky.
Le visage de 4 s'illumine, jusqu'à ce qu'une autre idée l'assombrisse :
— Peut-être qu'il a pas pu le poser dans la pieuvre...
— La pieuvre ?
— Notre point de rendez-vous ! Il y a tellement de courant, dans le Réseau, et c'est tellement grand, on se perdrait si on allait pas toujours à la pieuvre !
— Mais c'est une vraie pieuvre ?
— Non, c'est juste un programme en forme de pieuvre. Et il y a rien dedans. Faut que je cherche ailleurs !
— Doucement, mon petit gars. Tu es crevé, ça se voit. Attends un peu. Décompresse. Déjà que tu te fais du souci pour tes sœurs, si en plus il faut rajouter le frangin, tu t'en sortiras pas ! »
C'est bien la première fois qu'on parle à 4 avec une telle insouciance. Il a l'habitude des adultes qui prennent sur eux tous les problèmes, il en conclut que si Josh lui dit qu'il a le temps, c'est qu'il a le temps, donc qu'aucun réel danger ne plane sur ses frères et sœurs. La certitude est tellement gravée en lui qu'il ne se demande pas par quel miracle l'acteur peut bien en être sûr ; il a dit que 4 peut se reposer, donc 4 peut se reposer sans la moindre arrière-pensée. Ce qu'il fait.
L'adulte et l'enfant partagent la même passion pour l'espace et les extraterrestres et discutent longuement de leurs connaissances respectives. Josh connaît de nombreuses théories toutes plus passionnantes les unes que les autres, tandis que 4 en sait long sur les connaissances scientifiques et décrit de son mieux l'observation des astres par les télescopes techs. Le temps passe rapidement. Finalement, en voyant que son invité a du mal à terminer ses phrases à force de bâiller, Josh tente gentiment de l'envoyer au lit.
« Non ! proteste 4 dans un sursaut de culpabilité. Il faut que j'essaye encore ! Il est tard, je n'aurais pas dû attendre autant ! »
Sans attendre des excuses devant ce reproche implicite — excuses que Josh n'avait pas la moindre intention de faire — il se replonge à nouveau dans le Réseau. La pieuvre est toujours vide. Désespérément vide.
Dans un élan de tristesse et d'angoisse, il commence à chercher ailleurs, se lançant dans le Réseau sans réfléchir. Il sent ses pensées s'étioler sous la force du courant et très vite remet ses protections en place. Il continue à avancer. Il n'a pas vraiment de but, il se concentre sur un message que lui aurait laissé son frère. Mais que pourrait-il y avoir dans ce message ? Il l'ignore et garde juste l'idée en tête que ce serait un message Tech. Or beaucoup de programmes ayant un accès au Réseau parlent des Techs.
4 erre de l'un à l'autre. Peur. Fascination. Incrédulité. Il voit les réactions des gens, pas les gens du Ghetto ni les politiciens, juste ces fameux gens réputés normaux qu'il n'a encore pas eu l'occasion de vraiment connaître. Il persiste, il veut quelque chose qui lui est directement adressé. Et tombe sur une phrase : « Je vous en prie Enfants Techs aidez moi à retrouver du travail. ».
La phrase a été tapée sur un clavier, comme ça, sans programme d'utilisation, sans être envoyée nulle part. Elle a été tapée lentement, avec un soin désespéré. Elle est claire et pourtant 4 ne la comprend pas. Qui l'a écrite ? Pourquoi ? Sa première réaction est un mouvement de défense. Il aimerait dire à cet inconnu que lui aussi a des problèmes, et des biens pires que les siens, qu'il n'a pas que ça à faire. Mais la petite phrase le touche. Le « je vous en prie ». Le « aidez moi ». Et même la double majuscule de « Enfants Techs ». Le tout lui laisse une impression étrange. Quel que soit son avis sur cette demande, il ne peut pas l'ignorer, elle lui a été directement adressée par quelqu'un qui souffre. Et c'est son rôle. Après toutes ses aventures, ses rencontres, ses découvertes, il avait fini par conclure que toute son éducation basée sur "protéger et servir" n'était qu'un leurre, une vaste blague qui n'a aucun sens dans ce monde trop fou. Mais apparemment, il y a quelqu'un pour qui ça a un sens. Ça fait un choc.
4 émerge du Réseau et appelle Josh d'une petite voix paniquée :
« Hé ! Il y a quelqu'un qui me parle !
— Pas ton frère ?
— Non, non, un humain, un humain que je connais pas !
— Et il te dit quoi ?
— Il dit « Je vous en prie Enfants Techs aidez moi à retrouver du travail. »
— Ah ouais ? Tu as trouvé ça où ?
— Sur un clavier d'ordinateur public, dit 4 tout en cherchant les coordonnées. Le Mexibose Cafe, entrée réservée aux citoyens de plus de dix-huit ans, à Arila.
— Mais le type a écrit ça sans attendre de réponse, non ? Il ne te parle pas vraiment. Il ne pouvait pas savoir que tu passerais par là.
— Oui, mais... quand même, c'est bizarre, non ?
— Bof... Tu sais, il y a des dingues partout. Des gens qui envoient des courriels à Dieu, d'autres qui écrivent des messages aux E.T. en araméen dans la neige, tout ça... Ça s'appelle faire sa prière au petit bonheur : on repère une idole ou un truc qui a l'air vaguement tout-puissant et on y va de sa petite supplique. On sait jamais, des fois que ça marche. Toi et ta fratrie vous êtes quand même assez magiques et plutôt tout-puissants dans votre genre, c'est normal qu'il y ait des appels à l'aide comme ça. Même moi j'en reçois. Les gens s'imaginent que je vais débarquer dans leur vie et tout régler ! Ne fais pas attention à eux.
— Mais... dit 4 de plus en plus atterré. Mais ils comptent sur moi alors !
— Mais non, t'en fais pas pour eux. Ce sont des dingues, je te dis. Des idiots qui ne sont pas capables de s'occuper de leurs problèmes eux-mêmes.
— Mais c'est notre boulot de faire ça ! De résoudre les problèmes ! C'est pour ça qu'on est nés ! »
L'enfant est au bord des larmes. Il souffre du doute qui a toujours bercé son enfance. Est-il un enfant désiré ? Oui, bien sûr, mais désiré pour quoi ? Pour lui-même ? Ou pour ses talents ?
La réponse à cette question est évidente mais trop douloureuse pour être acceptée. Il a donc décidé que si, il était aimé pour lui-même. Mais s'il refuse d'accomplir son rôle, il va découvrir la vérité. Une vérité qui lui ferait mal. Il le sent et le redoute.
Il serait incapable d'expliquer tout ça à Josh. Lui-même ne comprend pas ses propres émotions. Il sait juste qu'il ne peut pas ignorer cet appel, tout comme il ne peut pas lui consacrer un temps précieux pour ses sœurs. Il est déchiré et éclate en sanglots. Un véritable déluge qui déborde de ses mains pressées sur ses yeux, suinte entre ses doigts et tombe à grosses gouttes sur son tee-shirt et celui de l'acteur qui l'a pris dans ses bras. Josh lui-même se demande par quel miracle il peut bien avoir ce réflexe, il n'a pas l'habitude de consoler des enfants, mais il n'a pas hésité une seule seconde.
Tandis qu'il caresse les cheveux de 4 tout en lui murmurant des mots rassurants, il est pris d'une bouffée de honte en réalisant d'où lui viennent ces gestes : de son rôle dans la série. Il avait mis longtemps, d'ailleurs, pour trouver le bon ton, le bon geste, sous les indications de plus en plus hystériques de sa metteuse en scène qui avait fini par lui crier : « Même un singe sait s'occuper de son gosse ! Fous-moi le camp de ce plateau ! ».
Josh avait ensuite retravaillé la scène avec une peluche, sous l'œil d'une assistante discrète, efficace et têtue comme une mule, jusqu'à y arriver. Le résultat l'avait laissé assez dubitatif, mais à présent qu'il est réellement confronté à cette situation, il est bien obligé d'admettre que scénaristes, metteuse en scène et assistante avaient raison : c'est comme ça qu'on console un enfant. Peu à peu les sanglots de 4 s'espacent, ses larmes et ses reniflements diminuent.
Finalement le Tech demande d'une petite voix pathétique :
« Qu'est-ce que je dois faire ?
— Heu... le mieux, c'est de t'occuper de tes frères et sœurs, tu ne crois pas ? Je veux dire, c'est sûr que c'est important cette histoire de... enfin d'avoir un truc à faire, c'est sûr, c'est important. Mais on vous a demandé de faire ça dans un programme, et il y a un truc qui a merdé, pardon, qui n'a pas bien marché. Tu n'es pas responsable. C'est normal de vouloir faire le... le boulot, je veux dire, c'est tout à ton honneur, c'est très très bien. Mais s'il n'y a personne pour surveiller tout ça, c'est mort, tu ne vas pas le faire tout seul. Tu verras ça plus tard. Quand tout votre système remarchera. Tu comprends ?
L'enfant ne l'a pas trouvé très clair, mais ce discours lui paraît parfaitement convaincant. Il est de plus en plus persuadé que Josh est un adulte digne de confiance qui en sait bien plus long que lui. Normal : c'est un adulte.
— D'accord. Je vais pas les écouter. Je m'en occuperai après.
4 hésite cependant. Ignorer cette prière — ces prières, si Josh a raison il y a en d'autres partout sur le Réseau — lui laisse un goût de trahison. Brusquement la lumière se fait.
— Je vais les noter ! s'exclame-t-il. Je vais toutes les enregistrer dans la pieuvre et quand on aura retrouvé les professeurs je leur donne la liste et ils vont s'en occuper !
— Oui, ça m'a l'air parfait comme idée. » dit Josh avec un grand sourire.
Sans plus attendre 4 replonge dans le Réseau, toujours à la recherche de son frère, mais prêt à recueillir tous les messages qu'on aurait pu leur adresser, avec la très agréable sensation de pouvoir enfin agir.
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