Partie 53 : faire le job
1 et 6
Les discours se succèdent sur l'estrade, l'un après l'autre les experts et porte-paroles d'experts répondent aux questions des journalistes. Ils ont tous été soigneusement triés et briefés par Ève Hindgam : avant tout, éviter l'amalgame entre Techs et armes. Elle sait que tous ces discours ne s'adressent qu'à une minorité de la population, mais ils retransmettront à toute l'Alliance leur analyse de la situation. Leur jugement qu'ils estiment neutre et impartial. Elle sait toute l'importance de jouer sur leurs sentiments.
Au moment le plus adéquat, c'est Ève elle-même qui pousse 6 sur la scène en lui murmurant un dernier encouragement. L'enfant avance et grimpe les marches trop hautes pour lui sans que son pouce ne quitte sa bouche, ce qui lui donne une démarche maladroite absolument parfaite.
Les objectifs sont tous braqués sur lui et 6 pense à un monstre aux milliers d'yeux, un monstre géant humain dont le bourdonnement serait composé de milliers de voix criant des questions. Il les ignore et rejoins l'adulte le plus proche. Il lève les yeux vers lui et lui prend la main, cherchant à ce qu'on lui dise quoi faire comme prévu. Son geste si simple provoque presque une émeute. Certains journalistes hurlent à la manipulation, à la perversion même pour avoir donné à ce robot une forme et un programme touchant au sacré de l'enfance ; d'autres sont enthousiastes devant la nouvelle humanité promise et enfin exposée aux regards. Lorsque 6 se tourne vers eux et les regarde, paisible et un peu curieux, les voix s'éteignent et les phrases se bloquent dans les gorges chez ceux qu'il fixe ainsi, comme si ces adultes s'attendaient à être hypnotisés ou à découvrir au fond de son regard le secret de son incroyable existence...
La porte-parole sur l'estrade attend quelques minutes que le calme revienne puis reçoit d'Hindgam l'ordre d'enchaîner. Elle met sa main sur la tête de 6 et lui dit d'un ton faussement enjoué :
« Alors Steven, tu es prêt à nous montrer ce que tu sais faire ?
- Il faut que je fasse quoi ?
- Tu vas faire comme à ta maison, d'accord ? Un petit tour pour les gens qui viennent te voir.
6 ne dit rien et attend que la femme s'explique, ignorant 1 qui tempête dans un coin de sa tête contre la façon dont cette adulte le traite.
Un technicien monte brièvement sur l'estrade pour lui donner un assortiment de plaquettes informatiques techs. Vu de l'intérieur les ordinateurs techs n'ont rien à voir avec les ordinateurs binaires traditionnels, mais ressemblent plutôt à une succession de tamis parsemés ça et là de pointes rappelant des champignons. 6 prend une plaquette dans chaque main, les tient parallèles et laisse faire son frère. Par le corps de 6, 1 perçoit chaque atome de matière tech. L'équilibre est essentiel, le passage d'une structure à l'autre ne doit pas provoquer de réaction violente, et dans un premier temps les observateurs ne voient rien. Puis, une fois que le Tech a bien mentalisé toutes les modifications nécessaires, il les applique... et la magie opère.
De nouvelles protubérances apparaissent, le grillage change de maillage, la matière se tord et se fige trop vite pour que l'œil puisse suivre le changement, laissant l'impression persistante d'une illusion d'optique. Déjà les journalistes se repassent les images en boucle, au ralenti, cherchant à comprendre le truc, la faille, la logique dans cet exploit impossible qui vient d'être réalisé sous leurs yeux. Quelques applaudissements et autant de huées s'élèvent de la salle, noyés par le bruit des questions qui s'abattent sur 6 à un rythme de mitrailleuse. La porte-parole juchée sur l'estrade lui répète une à une les moins dangereuses.
Dans les coulisses, Hindgam se laisse aller en arrière, soulagée. Une première manche décisive vient d'être remportée.
2
2 est assise sur un banc de Nava, seule, anonyme, et savoure intensément cet instant de répit. Sanx s'est réfugié chez des amis à lui et elle n'a pas insisté pour savoir où exactement. Il lui a juré qu'il appellerait les Techs au secours si besoin, et lui a conseillé de prendre un peu de temps pour elle. Une drôle d'idée, dotée d'une étrange séduction. Qu'elle a appliqué en se promenant au hasard dans la ville. En regardant les immeubles, le ciel, les gens. Toutes les choses sans importance qu'elle n'avait jamais vues. Toutes ces choses si exotiques, si fascinantes.
L'idée d'une Ève Hindgam hystérique la cherchant partout renforce encore le charme de la balade. 2 apprécie de se faire un peu désirer au lieu d'accourir d'elle-même faire soumission. Elle se demande s'il n'y aurait pas un moyen d'échanger les rôles avec 1. Elle se sent tout à fait capable de reprendre l'enquête, de faire parler ce M. Edmund et de laisser son frère se débrouiller comme garde du corps présidentiel. Bien sûr, le Président en question n'apprécierait pas, il cherche toujours à tout diriger. Il serait peut-être bon de lui apprendre à se détendre et ne pas considérer tous ses rapports avec les gens comme des rapports de force. 2 sourit de sa propre naïveté.
Changer le monde... Et où sont-ils, ces tyrans à détrôner, ces foules reconnaissantes à sauver, ces lendemains heureux à créer ? On tente de lui faire croire, de leur faire croire, que de jouer les toutous obéissants pour les dirigeants est la même chose que sauver chaque personne qu'ils gouvernent. 2 n'est plus d'accord.
D'ailleurs elle ne croit plus que les Techs soient la solution miracle à tous les problèmes des humains. Les professeurs ne l'ont jamais affirmé dans ces termes, bien sûr, mais ils l'avaient sous-entendu tout au long de leur éducation. Maintenant elle sait que c'est faux. Même s'ils étaient plus nombreux, ils sont des Techs humains, pas des espèces d'anges...
Depuis quelques instants, 2 chasse une idée désagréable qui finit malgré tout par se frayer un chemin jusqu'à la conscience. Évidemment, en tant que Tech, elle ne devrait pas considérer qu'elle a une dette envers qui que ce soit. Mais en tant que Betsie elle s'est engagée auprès du président Robertson, d'Andrew Burther et d'Ève Hindgam. Cet engagement est nettement moins important que celui qu'elle a envers son frère, la question ne se pose même pas, mais maintenant que Sanx est hors de danger il est grand temps qu'elle rentre à la maison-prison, au sein de la grande famille impersonnelle des bureaucrates. 2 est une fille fiable qui tient sa parole.
La petite pause lui a quand même fait du bien.
Elle décide de se rendre au bureau en métro, pour tester encore une nouvelle expérience. Les lieux forment un étrange mélange entre les antiques distributeurs de billets électroniques et les caméras techs hors de prix. 2 veille à ne pas arrêter les caméras quand elle efface son image. Il y a peu de chance pour que qui ce soit connaissant son visage - qui n'a pas circulé sur le Réseau, elle y a veillé - la cherche dans les images de surveillance du métro, mais... bah ! La prudence ne peut pas lui faire de mal, c'est même devenu une seconde nature. Elle observe discrètement les autres usagers pour être sûre de se comporter correctement. Elle admire quelques graffitis et laisse la foule pressée la dépasser.
Une foule particulièrement pressée. Les murmures s'échangent, les têtes se tournent dans tous les sens, les gens se bousculent et changent de direction en coup de vent. 2 les entend parler de robots techs, d'humains robots techs, d'enfant robots techs... et de bombe.
Rien dans le Réseau n'offre d'écho à cette rumeur, et 2 ne se donne pas le temps de creuser : elle interpelle quelqu'un pour lui demander ce qui se passe, et quand le passant s'échappe elle en attrape un autre aux épaules. Une autre, une dame d'un certain âge au visage terrifié, qui tourne en rond dans la station.
« Qu'est-ce qui se passe ? demande 2. De quoi vous parlez tous ?
- On dit qu'il y a eu une bombe, répond la femme en tremblant. Une bombe, station du Grand Parc, sur la ligne onze. Même pas dans le coin des bâtiments officiels... juste un endroit normal...
Spontanément, une autre passante se mêle à la conversation :
- Il paraît que ce sont les robots techs qui ont fait ça. Juste après leur menace.
- C'est officiel ? demande la première la dame.
- Non, bien sûr, on n'a le droit de rien dire pour l'instant... je crois que c'est un employé du métro qui lancé la nouvelle. Les antiterroristes sont sur place mais ils n'ont pas réussi à boucler tout le monde à temps.
- Que le ciel nous protège, conclut la première femme en faisant un signe de croix avant de partir. 2 emboîte le pas à sa deuxième interlocutrice et lui demande :
- Quel rapport avec les Techs ? Qu'est-ce que vous racontez ? Il n'y a rien, sur le Réseau !
- Évidemment ! Bon sang, tu as quel âge ?
La femme scrute 2 de la tête aux pieds puis se radoucit légèrement : « Surtout, ne va pas jouer les héroïnes révoltées et en parler sur le Réseau. Les antiterroristes ne plaisantent pas, et avec ton identité citoyenne, ils te retrouveront quoi qu'il arrive. On n'a que le bouche-à-oreille... » elle hésite et poursuit à voix basse « Il paraît que c'est le troisième attentat à Nava cette année, une fois devant les bureaux du B.A.G.N. et deux fois dans le métro. Ceux qui peuvent ne le prennent plus, mais moi je ne peux pas faire autrement, avec mon travail je n'ai pas de quoi me payer une voiture et un parking, c'est de pire en pire, et maintenant ils nous racontent que ces choses sont normales et personne ne sait vraiment ce qui se passe...
- Ce ne sont pas les Techs qui font des attentats ! proteste 2.
Quelqu'un d'autre approuve :
- Ce sont les Hors-Réseau, tout le monde le sait. Ces robots-techs ont été créés justement pour les arrêter !
- Pourquoi les faire humains, alors ? demande un autre passant. J'ai vu un reportage juste avant de venir, c'était un gamin ! À quoi ça peut servir ?
- Je suis d'accord pour faire des armes techs, renchérit le premier, du moment que c'est nous qui les avons. Il est temps qu'on arrête cette insécurité et qu'on démantèle une bonne fois pour toutes les brigades antiterroristes ! Ils sont anticonstitutionnels, antidémocratiques !
- Ce sont des psychopathes paranos légaux !
- J'ai entendu que les robots-techs ne sont pas des armes, mais que ce sont eux qui ont mis la bombe ! insiste la femme que 2 interrogeait.
La discussion s'anime, les théories se croisent. Certains évoquent des enfants-tech qui auraient échappés à leurs créateurs. Pas si loin de la vérité. 2 n'a même plus à poser des questions, elle passe d'un groupe et entend à nouveau les mêmes théories, la même peur, la même colère. Des faits, on en a peu : chacun énumère la liste des attentats dont il ou elle a entendu parler, à voix basse. On essaye de comprendre ce qui s'est passé. Une fois parlé des Techs, des Hors-Réseau et des antiterroristes, le groupe se sépare et d'autres se forment. Certains retournent vers le métro en disant que maintenant que c'est fait, il n'y a plus à craindre de bombe pour le moment, et que la vie continue.
2 reste sous le choc. Personne ne lui a parlé de terroristes. Pourquoi ? Ne serait-ce pas leurs ennemis naturels ? Pourquoi leur existence ne doit pas être évoquée sur le Réseau ? Pourquoi personne ne lui a expliqué cette pression, ce silence, qui expliquent pourtant la vague d'indignation à leur encontre ? Et pourquoi personne n'en a tenu compte ? Les gens au pouvoir doivent bien savoir ce qui se murmure plus bas dans la société. À moins que les gens ne parlent qu'entre eux, dans l'abri de leur maison. Ou lorsqu'ils sont encore sous le choc comme ici. Ils parlaient bas et à toute allure, mais ne pouvaient pas s'empêcher de parler, et de chercher d'autres personnes à qui parler, comme des abeilles dans une ruche incapables de se calmer avant d'avoir transmis leur message à toutes les autres abeilles, peu importe à quel point il est redondant. La rumeur a dilué la panique et a calmé les esprits. Mais pour combien de temps ? De tous ces gens, lesquels étaient dans les manifestations anti-Techs ? Et combien y en aura-t-il de plus à croire que les Techs sont des assassins ?
2 essaye de reprendre ses esprits. Elle a honte d'avoir pensé avant tout à elle et à sa fratrie. Des gens sont morts, réellement morts, dix à cinquante selon les murmures, et elle ne l'a pas empêché. Les conséquences sur l'acceptation des Techs dépendent avant tout de ce que les Techs vont faire. Et elle... ne sait pas ce qu'elle peut faire.
Mais elle fera quelque chose. Le contraire est impensable. Pour commencer, elle remonte à la surface. Là, elle appelle mentalement un taxi tech et se rend sur les lieux de l'explosion. Le véhicule est totalement automatisé. Tant mieux. Elle a envie de parler, comme si l'information lui brûlait les lèvres à elle aussi. Mais elle veut être prudente. Pour commencer, elle doit vérifier. Pendant le trajet, elle cherche dans le Réseau : les caméras techs de la station ont été coupées avant l'explosion, les brigades antiterroristes ont été appelées. C'est tout ce qu'elle a.
Elle lance quelques programmes fouineurs qui pourront mettre la main sur quelques données noyées dans la masse et revient au monde matériel avec un soupir. Toute cette panique, et elle est incapable de dire si une bombe a oui ou non explosée. C'est d'autant plus important d'aller sur place. Savoir ce qui s'est passé, voir de ses yeux les dégâts et les victimes. Avant de prendre une décision. Quel que soit le rôle qu'elle aura dans cette histoire, il est hors de question qu'elle reste neutre.
Insidieusement, la colère l'envahit, modifiant peu à peu la tournure de ses pensées. On l'a mise à l'écart. On lui a caché des choses. On a laissé des gens mourir. On interdit de chercher pourquoi ces gens meurent.
Ce "on" n'a qu'à bien se tenir. Elle ne laissera pas les choses dégénérer davantage. C'est son travail et personne ne l'empêchera de le mener à bien.
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