Partie 51 : évasion
2
Au total, il y a douze personnes responsables à différents niveaux du cas de Samuel T. Larch, dit Sanx, seul otage permettant de faire sortir les Techs restants de leurs cachettes, seul témoin susceptible de connaître un indice menant jusqu'à eux. Douze personnes qui s'efforcent de convaincre celle qu'ils prennent pour l'envoyée présidentielle que leur unité sera la plus efficace pour gérer cette situation délicate. Peine perdue pour les uns et pour les autres, la jeune femme passe son temps les yeux dans le vague, apparemment perdue dans ses pensées...
C'est que 2 a beaucoup à faire pour se débarrasser de ses hôtes et partir à la recherche de Sanx elle-même, chacun devant la croire avec quelqu'un d'autre. Au fond, ce n'est qu'un exercice de logique utilisant le temps et l'espace comme elle en a déjà fait des milliers. La partie complexe, c'est ce que les professeurs appelaient « le facteur humain », et qu'elle commence à rebaptiser « l'envie de tout faire mieux que tout le monde même si c'est une bourde monumentale ». Leur ambition irréfléchie les rend vraiment collants et elle a du mal à trouver des prétextes pour qu'ils la lâchent.
Enfin seule, elle se glisse dans l'immeuble, fantôme invisible pour les caméras, membre du personnel pour les ordinateurs vérificateurs d'identité, jeune femme vaquant à ses occupations pour les quelques humains qu'elle croise sans oser les regarder dans les yeux. Comme des abeilles supposant que l'insecte intrus est une abeille puisqu'il est dans leur ruche, ils l'ignorent tous, plus occupés aux luttes de pouvoir stériles qui animent leurs journées.
Le lieu, en effet, ne possède que quelques rares cellules d'interrogatoire, l'essentiel de l'immeuble est composé de bureaux partagés par les militaires et le B.A.G.N.. Celui ou celle qui avait eu l'idée de réunir ces deux factions rivales sous le même toit partait peut-être d'un bon sentiment, voulant apaiser une bonne fois pour toutes les tensions et forcer à la collaboration les deux agences. Peut-être. Il est sûr en tous cas que chaque camp avait sauté sur l'occasion pour espionner l'autre. Les dossiers les plus confidentiels étaient alors partis ailleurs, et les agents restant sur place n'avaient plus rien eu d'autre à faire que de se regarder dans le blanc des yeux, et manœuvrer dans leurs propres rangs pour avoir enfin un travail digne de ce nom et être muté ailleurs.
Elle arrive au premier sous-sol. C'est là que les ennuis devraient commencer. Effectivement, ils ne tardent pas.
« Navré, mademoiselle, mais vous ne pouvez pas entrer sans être accompagnée par les agents Bats et Wilson, explique un gardien B.A.G.N. vêtu d'un costume impeccable.
— Et par le lieutenant Wyatt et le lieutenant Goësberg, ajoute un deuxième gardien, soldat vêtu d'un uniforme tout aussi impeccable.
— Je préfère y aller seule, répond paisiblement 2. C'est pour une évasion. »
Les deux hommes, dans un ensemble qui ferait honneur à la coopération entre l'armée et le B.A.G.N., l'arrêtent d'une main sur chaque épaule tandis qu'une femme derrière eux prend son téléphone pour demander des instructions. En vain, bien sûr, puisque 2 a brouillé toutes les transmissions à cet étage. La tentation la démange en regardant juste sous son nez la cravate tech du premier gardien. Qui était sans doute très fier de pouvoir se la payer. La jeune fille n'aurait qu'à le vouloir pour l'étrangler... Elle se retient et se concentre sur les pistolets techs soigneusement accrochés aux holsters des trois gardiens. Il faut qu'elle les prenne tous les trois en même temps, ce n'est pas de la haute voltige mais c'est tout de même assez délicat... Voilà.
Les deux hommes et la femme ne réalisent même pas qu'ils sont en train de se faire dépouiller quand ils sentent leurs armes prendre la clé des champs. Ils mettent une pleine seconde à réagir et à tenter de les rattraper, et c'est trop tard, bien trop tard. 2 a un pistolet dans chaque main et gardé le troisième collé à son bras — elle n'a pas envie de le laisser traîner par terre. D'une voix étrangement calme et polie, 2 leur ordonne de se mettre les mains sur la tête et de s'allonger à plat ventre.
Une pensée monte en elle Ça y est j'ai le pouvoir je les tiens tous et j'aime ça, une pensée qu'elle qualifie immédiatement de pensée horrible et chasse rapidement. Elle a des choses plus importantes à faire.
Elle attache les trois gardiens pour être sûre qu'ils ne la suivent pas et continue sa route ; elle sait où elle va. Très irrégulier, tout ça, elle n'a pas fini d'en entendre parler, et encore, il faudrait que le Président accepte d'étouffer l'affaire, sinon c'est l'acceptation de tous les Techs qui sera compromise. Elle est surprise de s'apercevoir que ces idées qu'elle avait longuement et sombrement ruminées dans l'avion ne lui font plus peur. L'humanité les a déjà rejetés. Et si la masse de ces gens ne revient pas sur sa décision, ce sera tant pis pour eux. 2 est là pour son frère, pour calmer son désespoir, pour lui prouver qu'il peut avoir une pleine confiance en elle et être sûre qu'il ne lui cachera plus jamais rien.
L'une après l'autre, les portes s'ouvrent devant elle. Le système de sécurité est essentiellement tech mais des responsables ont ajouté à la hâte des verrous mécaniques et des gardiens humains. Les verrous mécaniques, 2 les fait sauter grâce à ses armes techs. Les gardiens humains, elle les neutralise aussi facilement que les premiers qu'elle a rencontrés. Ils ne sont pas très nombreux, le piège anti-Techs garni d'armes non-techs étant dressé à l'entrée du bâtiment, une entrée qu'en tant qu'envoyée gouvernementale elle a franchi sans encombre.
La porte de la cellule de Sanx n'a même pas été fermée : c'est un blindage tech. On s'est contenté d'installer devant une série de lasers servant habituellement à protéger les coffres-forts. À côté de l'appareil, un générateur d'électricité ronronne. 2 se demande ce qui a bien pu passer par la tête de ceux qui ont conçu ce stratagème, s'il s'agit d'un piège ou si les agents ont royalement sous-estimé les Techs. À moins que ce ne soit l'œuvre d'un crétin. La jeune fille détruit le générateur d'un seul tir de son arme et comme prévu les fins lasers s'arrêtent. Elle tend précautionneusement son pistolet dans l'ouverture, vérifie toute la hauteur de la porte, mais non, tout va bien, elle peut passer.
À l'intérieur, Sanx a entendu le cri d'agonie du générateur et s'est retourné vers la porte pour voir un flingue entrer, suivi d'une jeune femme. Voilà qui ne rentre dans aucun des plans qu'il avait élaborés, mais Sanx est un garçon très adaptable. Il se lève et salue élégamment la jeune fille :
« Ma chère, soyez la bienvenue dans ma modeste demeure. Que puis-je pour vous ?
— Heu...
2 laisse ses deux bras pendre, le canon de ses armes pointées vers le bas, et ça rassure Sanx : au moins elle n'est pas venue le tuer.
— Est-ce que, vérifie-t-elle, tu es bien Sanx ?
— Le seul, l'unique.
— Ah. Parfait. Viens.
— On s'évade ? Comme ça ?
— Oui.
— Désolé, je ne voulais pas faire le difficile. C'est ma première évasion. »
Les mains dans les poches, un léger sourire aux lèvres, Sanx suit sa sauveuse sans poser davantage de questions. 2 est un peu décontenancée par ses réactions décalées et à ses manières désinvoltes. Comme s'il était en train de jouer. Elle se demande quelques instants s'il n'est pas tout simplement fou. Il ne manquerait plus que ça, que 1 soit tombé amoureux d'un cinglé...
Sanx lui aussi considère les risques qu'elle soit folle comme plutôt importants, mais lui n'en a rien à faire. En matière de cruauté liberticide, il estime qu'il n'y a personne de plus dangereux que les gens sains d'esprit. Il est donc beaucoup plus à l'aise avec ceux qui ne le sont pas.
L'alerte a été donnée et 2 a décidé de sortir par le garage de l'immeuble, qui présente le double avantage d'être au sous-sol et d'être rempli de voitures techs blindées. Elle entraîne à sa suite le jeune homme. Ils arrivent devant un énorme sas de sécurité. La jeune fille le regarde quelques secondes pendant que son esprit le pirate et l'ouvre. Lorsque la porte ronde s'écarte d'eux, Sanx lui dit sur le ton de la conversation :
— Tu aurais été beaucoup plus impressionnante si tu avais utilisé une formule magique.
Malgré elle 2 éclate de rire.
— C'est exactement le genre d'idée que 4 aurait adoré !
— 4 ? Il est comme Ben ?
— C'est notre petit frère. Moi, c'est 2. On m'appelle Betsie.
— Enchanté.
Le bruit de leurs pas se mêle à leurs voix pour résonner dans le sas métallique. Ils chuchotent tous les deux et ça donne à 2 l'impression d'une complicité, comme si sans rien savoir ce type avait tout compris, et que lui au moins ne prétende pas qu'ils soient autre chose qu'humains. Elle commence à comprendre pourquoi il a plu à 1.
— Tu viens me sauver dans un but particulier ? Ou c'est juste la générosité Tech qui s'exprime ?
— La générosité Tech ?
— Ne pas tuer ses ennemis, par exemple. Il ne m'a pas semblé que c'était juste pour mes beaux yeux que Benny a épargné mon père — mais bien sûr je peux me tromper.
— Non, c'est bien pour... Enfin, on essaye de faire le bien, quoi. D'arranger les choses. Pour tout le monde. On est là pour ça.
En formulant l'évidence, 2 ne comprend pas pourquoi ses propres mots sonnent si creux. Elle sait qu'elle dit la vérité. Mais elle la dit mal.
Ils sont tous les deux devant l'autre bout du sas et 2 est trop préoccupée pour l'ouvrir. Elle a besoin que Sanx comprenne. Pendant qu'elle réfléchit, Sanx lui sourit et lui dit :
— Vous avez tous beaucoup de courage. »
Ces mots frappent 2 au ventre. Plus tard, s'oblige-t-elle à penser, tu réfléchiras à ça plus tard, tu pleureras sur ton sort plus tard... Elle se concentre et ouvre la porte. Jamais elle n'aurait cru que la simple reconnaissance d'un humain pourrait la toucher autant. Et réveiller une telle douleur. Pour tous ceux qui auraient dû avoir exactement la même reconnaissance et qui ne l'ont pas eue. Même les professeurs. Ils disaient aux Techs qu'ils étaient nés avec une mission. Ils n'ont jamais dit que les Techs avaient beaucoup de courage de l'accepter.
Derrière la porte, plusieurs dizaines de soldats et d'agents du B.A.G.N., chacun braquant une arme vers eux. Une arme tech, à croire qu'ils n'ont toujours pas compris. Cette évasion est passée de pari risqué à vaste blague. L'un d'entre d'eux crie dans un porte-voix :
« Jetez vos armes et mettez vos mains sur votre tête ou nous tirons ! Dernier avertissement ! »
2 regarde Sanx et lui sourit à son tour. Le jeune homme ne montre pas la moindre peur, alors qu'il ignore l'étendue ou la limite des pouvoirs Techs. Et, en même temps qu'elle envoie toutes les armes techs se coller au plafond tech, elle fait un grand geste de la main et dit« Abracadabra ! », la première formule magique qui lui soit venue à l'esprit.Elle et Sanx éclatent de rire, elle en voyant les visages abasourdis et terrifiés des humains venus l'arrêter, Sanx en appréciant l'humour du geste. Tout en riant les deux adolescents montent à bord d'une voiture et s'enfuient sans le moindre mal.
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