Partie 5 : défense
1, 2 et 3
Le pistolet ne tremble pas dans sa main. 2 pourrait rester là longtemps. Il lui semble qu'il y a quelque chose en elle qui ne peut s'apaiser qu'avec beaucoup de temps, et elle ne veut pas que son ennemie s'échappe. Elle sent alors la présence de 1 et de 3 derrière elle, elle sent leur horreur qu'ils ne prennent pas la peine de cacher, et l'angoisse qui torture 3. Ça lui rappelle qu'elle ne peut pas rester là, il y a d'autres ennemis et les professeurs sont peut-être en danger. Sont sûrement en danger. 1 s'avance et attrape l'arme que la soldate a posée sur une console. 2 se recule alors et dit à haute voix :
« Retourne-toi.
La femme obéit. Elle est très jeune, peut-être même plus jeune que 1. Elle a l'air surprise de les voir, comme si elle ne s'attendait pas non plus à avoir des adversaires aussi jeunes. Elle a les yeux soulignés par un discret trait de crayon noir, et les Techs trouvent ça encore plus sacrilège que ses bottes souillant le sang des morts. On ne se maquille pas pour se battre. Ce n'est pas un jeu. Ce n'est pas une fête.
Ça ne devrait pas l'être.
— Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites ici ? » demande 1.
— Je ne dirai rien. » répond la femme d'un air bravache.
Ils l'inquiètent, mais c'est tout. Ils ne lui font pas vraiment peur. 2 a encore envie de la frapper. Les autres ne savent pas si c'est son envie qui les contamine, ou s'ils la partagent, mais ils ressentent tous cette tension sourde et maléfique, cette tentation de rendre le mal pour le mal. C'est 3 qui finit par les décider à ne rien faire à leur prisonnière. Sa certitude infantile est inébranlable : les professeurs seraient contre. Il n'y a donc pas à hésiter. Et surtout, il n'y a pas de temps à perdre, il faut les retrouver, vite.
La femme ressent la violence dans leurs yeux, mais ne comprend pas. Ces gamins ne devraient même pas être là. Ils sont bien trop jeunes pour faire partie du personnel du laboratoire, surtout la plus petite qui effleure l'ordinateur. Sans qu'elle presse la moindre touche, les images des caméras de sécurité défilent à toute allure sur l'écran. L'intruse comprend alors que ce sont eux, les fameuses armes qu'elle et les siens sont venus détruire.
Les Techs ne se rendent pas compte que maintenant la femme est terrifiée, et prête à tout pour se tirer de leurs griffes qu'elle imagine redoutables. Pourquoi se fatiguer à la faire parler — et ils ne sauraient même pas comment s'y prendre — alors que les ordinateurs sont infiniment plus rapides ? Les causes de l'attaque, ils verront ça plus tard. 1 aide sa petite sœur, 2 garde toujours l'ennemie dans sa ligne de mire. Inutile de récupérer d'autres armes, 1 a la mitraillette qu'il a confisquée et 3 est beaucoup trop bouleversée pour qu'on lui mette une arme à feu dans les mains.
Grâce au système de sécurité tech, ils voient que les humains — leurs humains — sont presque tous barricadés dans leur bâtiment. Il y a trois autres morts dans les couloirs. 1 identifie rapidement Lisa, Rachel et Trent, sans réaliser vraiment ce qu'il est en train de regarder. Pas de trace des autres. Pas de traces des professeurs non plus, ni des docteurs Carneau et Adams, ni des envoyés du gouvernement : tous les hauts responsables ont disparu. Il y a un hélicoptère posé sur l'héliport et une dizaine d'autres se sont installés entre les bâtiments et la forêt, sur chaque terrain plat qu'ils ont pu trouver : parking, routes, même le terrain de baseball. Les gens qui en sont sortis ont l'apparence d'un commando militaire. Petit à petit, 1 s'aperçoit que de nombreux détails ne collent pas : ils sont trop dispersés, leurs tenues camouflage sont trop voyantes, ils font trop de bruit. Ils y prennent trop de plaisir, aussi. Pas du travail de professionnel.
Il faut qu'on aille libérer nos humains et qu'on les sauve, pensent les deux aînés à l'unisson.
C'est le Professeur Milley et le Professeur Stones qu'il faut sauver ! hurle silencieusement 3. La seule idée de perdre du temps à aider les surveillants, alors que ce sont eux qui sont censés les protéger, la rend folle.
Pas le temps de convaincre les plus grands. Elle s'enfuit avant que 1 et 2 ne l'obligent à les suivre. Elle est sûre que les deux Professeurs sont prisonniers de l'un des hélicoptères, peut-être même qu'ils sont déjà partis loin de l'île, en tout cas il est totalement impossible qu'ils soient morts, elle le saurait, elle l'aurait senti. Maintenant qu'elle est hors de la zone sécurisée, elle peut rester en permanence en lien avec le Réseau de l'île. Elle voit sans effort par les yeux des caméras et évite les soldats que la femme a appelés en renfort quand elle a vu toutes les portes s'ouvrir.
3 se glisse dans un recoin d'ombre et les laisse passer. Elle voudrait tous les faire disparaître. Pas les tuer car le Professeur Milley pense que c'est mal de tuer, elle détesterait tous ces gens mais ce serait mal de les tuer. 3 ne sait pas comment et n'a pas le temps de résoudre ce problème, une fois qu'ils sont passés elle continue sur le chemin en courant le plus silencieusement possible. Elle arrive à l'air libre. Elle est si habituée à ce que l'accès vers l'extérieur soit soigneusement contrôlé qu'elle reste déstabilisée quelques secondes avant de s'élancer vers les hélicoptères. Ici, plus de couloirs ni de recoins sombres pour se cacher : ceux qui la verront pourront ouvrir le feu et la tuer. 3 le sait. Elle ne renoncera pas pour autant.
4, 5, 6 et 7
Les quatre plus jeunes Techs sont barricadés dans la salle E22/54. Ils ont pu refermer la porte de l'intérieur puisqu'elle est en métal tech, et 4 a installé devant une des longues tables incrustées de centaines de matières techs qu'on leur a fait tester les unes après les autres. C'est lui l'aîné de ce groupe et c'est à lui de prendre les décisions. Et la décision la plus urgente, à voir la façon dont 5 empoigne toujours son arme improvisée, c'est de calmer sa sœur avant qu'elle n'aille faire une bêtise.
De tous leurs frères et sœurs, c'est lui qui a toujours le mieux su désamorcer l'explosive 5. Mais c'était facile de la faire rire d'elle-même dans l'univers rassurant du laboratoire. Maintenant, tous ses sens guerriers sont en alerte et elle refuse de l'écouter. Il décide donc d'y aller directement. Sans prévenir, il lui prend le bras et la force à un contact mental. Quelques images et sensations suffisent : elle en train de paniquer 6 et 7, elle à cran qui blesse le surveillant venu les chercher, Delawney en train de leur enseigner le calme et la maîtrise des arts martiaux, une sensation de paix. 5 arrête de tourner en rond. Elle se prépare, avec une sérénité impressionnante, à combattre.
4 soupire et lui dit à voix haute : « Ce n'était pas ça le but, tu sais »
5 lui répond par la pensée On doit se défendre ! en mettant toute sa rage et toute sa peur dans cette idée. 4 est presque assommé par la force de l'esprit de sa sœur. Il sait que si elle décidait de parasiter ses propres idées et sentiments, elle y arriverait sans qu'il puisse y faire grand-chose. Il préfère se fier à la logique pour la convaincre de rester tranquille. On ne servira à rien en faisant ça. Les grands vont régler tout ça. Sa pensée est faible comparée au coup de canon que 5 a fait retentir.
Il y avait des coups de feu rappelle sombrement la petite fille. Elle ne les oubliera jamais. Ne les pardonnera jamais. Des coups de feu dans sa propre maison !
Elle fait encore une fois le tour de la pièce pour vérifier qu'ils ont pensé à tout, et s'introduit dans tous les objets techs les uns après les autres. Seuls 1 et 2 arrivent aussi à faire ça en marchant, et à huit ans ils étaient loin d'avoir la puissance et l'aisance de 5. Elle sera la plus redoutable des Techs, et aussitôt 4 s'en veut d'avoir pensé ça. Ils se sont toujours bagarrés pour de rire. Ils ont fait tant de bêtises ensemble. Sa sœur intrépide qui n'avait peur de rien. Jamais il n'aurait cru avoir un jour peur d'elle.
6 et 7 ont bien senti la tension de leurs aînés et savent qu'il se passe quelque chose de grave. 7 s'est enfoncée dans un fauteuil et reste parfaitement immobile dans l'espoir qu'on l'oublie, que le sommeil la gagne et qu'au réveil tout soit rentré dans l'ordre. 6 préfère se mêler à la conversation des plus grands : il faut qu'on se batte ?
N'aie pas peur, dit 4, on ne se battra pas.
N'aie pas peur, dit 5 juste un peu plus fort, on va gagner.
Je n'ai pas peur, annonce tranquillement 6 sans qu'ils arrivent à savoir à quel avis il se range. Mais c'est vrai qu'il n'a pas du tout peur. Un pouce dans la bouche alors qu'il a déjà six ans, il semble particulièrement minuscule et vulnérable. Et il n'a pas peur. À la réflexion, 6 n'a pas peur de grand-chose.
Le petit garçon pense à un compromis que 4 et 5 voient dans son esprit : eux en train d'attendre, protégés par un piège d'objets techs tranchants prêts à voler en direction de n'importe quel assaillant. 5 adopte l'idée avec joie et organise leur nouvelle défense offensive presque entièrement par l'esprit, sans se soucier des mises en garde de 4 qui lui conseille de garder des forces pour plus tard. Les Techs communiquent avec les machines techs et leur transmettent des ordres sans avoir à passer par des touches ou des leviers, et peuvent également à déplacer les objets techs par la pensée. Cet effort leur coûte bien plus que d'utiliser leurs corps, mais 5 est naturellement douée et on a veillé à bien l'entraîner. À la fin, elle est fatiguée, satisfaite et enfin détendue.
Maintenant que les ondes d'agressivités de 5 ne lui parasitent plus le cerveau, 4 réalise que le comportement de 7 n'est pas normal. Elle ne pleure pas, ne se plaint pas et ne demande pas qu'on la prenne dans les bras. Elle se contente de rester assise dans son coin, regard dans le vague, serrant Mitzie, la peluche informe qui lui sert de doudou. Surprenant de la part de la petite dernière, gâtée par les adultes autant que par ses frères et sœurs, qui ne va pas grimper quelque part s'il y a la moindre chance pour qu'on l'y porte.
4 a toujours envié 1, qui est l'aîné, l'adulte, le seul à pouvoir discuter avec les professeurs d'égal à égal, et qui peut donner des ordres à toute sa fratrie. Maintenant qu'il a pu tester un peu l'autorité, il trouve que ça n'en vaut vraiment pas la peine. Il a hâte de lui rendre son rôle de chef à son frère et d'aller enfin se coucher. La nuit a été courte et difficile. 4 ne pense déjà plus à leur enfermement et à tous ces bruits inquiétants, il fait ce qu'il a à faire et pense à son lit, point. Mais dès qu'il lui demande comment elle se sent, 7 le ramène sans douceur à la réalité :
C'est ma faute mon cauchemar devient on va tous mourir perdre disparaître ils sont en train de tuer le professeur Milley et le professeur Stones et c'est de ma faute je ne voulais pas je n'ai pas pu ce n'est pas moi je ne voulais pas je ne voulais pas il y a des méchants des méchants des méchants partout...
Dans le Réseau, l'esprit de 7 part dans tous les sens, un véritable tourbillon autour d'un point central : sa culpabilité évidente. 4 la touche pour faciliter le contact et entre dans la tempête de pensées, jusqu'à atteindre cette culpabilité. Il ne sait pas vraiment comment la détruire, surtout dans les hurlements silencieux de 7, mais il peut au moins la mettre à part, dans une petite boîte que 7 ne peut plus atteindre. La panique s'apaise.
7 se met à pleurer. Ça, c'est normal, donc tout va bien, pense 4 qui aimerait de plus en plus retourner dans sa chambre et dormir. Trop tard. Il sait que la terreur de sa plus jeune sœur n'est pas sans fondement et qu'il se passe réellement quelque chose d'anormal. À côté, 5 qui vérifie du pouce le tranchant d'un scalpel lui rappelle également qu'il n'est pas seul. Avec ce que ça comporte de bon et de mauvais.
Il va s'asseoir sur la table à côté de 5, laissant 6 bricoler quelque chose dans un coin. 6 est très doué pour se faire oublier quand il est occupé. 4 reste silencieux, battant des pieds et regardant droit devant lui, dans l'espoir que sa petite sœur lui parle et le rassure. 5 laisse son esprit ouvert, ses pensées flottent dans l'anhylo, et peu à peu 4 se les approprie, jusqu'à lui faire signe de lui passer un des scalpels. Le mince morceau de métal fait alors office de talisman : ils se battront jusqu'au bout, et ils gagneront.
D'ici là ils ne peuvent que poursuivre leur garde silencieuse.
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