Partie 48 : le prisonnier
2
DE QUOI ? QUI ÇA ? s'exclame 2.
Elle s'est connectée depuis sa chambre au B.A.G.N., posée sur son lit, et pour le moment elle ne regrette pas d'être assise. Elle a calmé 7 paniquée par la disparition de son grand frère, et a organisé de toute urgence un plan pour venir la chercher et aider 1 si possible. Les images des caméras de sécurité, les passes, l'avion militaire et la fausse mission, tout était paré, et voilà que son frère sort des décombres comme si de rien n'était, lui envoie directement sa conversation avec ce M. Edmund et lui demande de l'aider à sauver Sanx. Aider un innocent qui les a aidés par le passé, ça elle peut le comprendre. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est que 1 lui ait soigneusement caché son existence, et les détails de ce qui s'était passé chez lui. À elle, sa sœur et alliée de toujours. Il y a quelque chose d'assez important pour que 1 mette en danger la sécurité et la relative liberté de 2, et jamais il ne lui en a parlé.
À présent, elle a l'impression d'être face à un étranger, une situation totalement irréaliste lorsqu'on mêle son esprit à celui d'un autre, un autre qu'on connaît depuis sa naissance. Pour ne rien arranger, elle se fait du souci pour 3, 4 et 5 qui ont flanqué un beau bazar à Ambton avant de s'évanouir dans la nature.
Pourquoi tu veux que j'abandonne tout ce que j'ai fait ici pour aller sauver ce type ? répète 2 d'une pensée teintée de la douleur de la trahison. Suppliante, aussi, exprimant un intense désir d'avoir des explications sensées, d'avoir la preuve que tout cela n'était qu'un atroce et stupide malentendu, que jamais son frère ne lui aurait caché quelque chose d'aussi important pour lui, car ce qui est important pour lui est important pour elle, est important pour eux tous, et le cacher reviens à leur mentir à tous, à trahir la pureté du Réseau et de l'espèce naissante des Techs humains — ni plus ni moins. Oui, elle serait prête à croire n'importe quoi expliquant qu'elle est en train de se tromper lourdement et qu'elle a mal interprété les pensées de 1. Comme si ce genre de biais dû aux mots n'était pas totalement inconnu de leur communication télépathique.
Liée à lui, 2 s'aperçoit que 1 regrette mais ce n'est qu'une infime sensation au milieu du tumulte d'émotions et de pensées qui agitent son frère. L'urgence qu'il ressent à sauver Sanx l'emporte sur tout le reste. Et puisque ce qui est fait est fait, 2 se dit qu'il ne lui reste plus qu'à pardonner. À quoi ça les avancerait qu'elle se fâche avec 1 ? Au contraire, c'est dangereux pour eux tous. Plus tard, dans un plus tard hypothétique où ils seraient tous en paix et en sécurité, il pourra lui demander pardon et elle pourra lui reprocher son manque de confiance. Peut-être que ce jour-là la blessure se refermera. Pour le moment l'adolescente meurtrie décide d'accepter. C'est à elle d'y aller, d'après 1, parce qu'elle a en tant que garde présidentiel un laissez-passer tech et un autre non-tech, et qu'il y a de fortes chances pour que ce soit ce dernier qu'on lui demande avant de lui remettre Sanx.
Les deux aînés des Techs recherchent les rapports de l'opération menant à la capture de Sanx, et s'aperçoivent que ce n'est pas en suivant la piste de 1 que les opérations spéciales l'ont trouvé, mais grâce à Eston Larch. Celui-ci, après avoir reçu la visite de 1, a non seulement prévenu ses complices, mais aussi a tenté d'exposer l'affaire des Techs humains au grand jour en la dévoilant aux médias. Il n'a obtenu qu'une arrestation pour interrogatoire pour lui et Sanx, après avoir avoué qu'ils avaient tous les deux été en contact avec 1.
Le jeune homme est à présent gardé dans une cellule non-tech où 1 et 2 ne peuvent accéder par l'esprit, mais sa trace a été facile à retrouver. Ce qui indique vraisemblablement un piège pour capturer les Techs encore dans la nature. Raison de plus pour que ce soit 2 qui y aille : elle est déjà capturée.
Ils savent tous les deux que les risques sont importants : 2 va devoir s'évader et donc brûler une cartouche précieuse en montrant que le système qui la retient prisonnière ne peut pas grand-chose contre elle, ce qui va inciter les responsables à le renforcer. Sans oublier qu'elle va devoir laisser 6 servir de symbole représentant les Techs seul, même si 1 est présent dans ses pensées pour l'aider.
Au moins, tout est prêt pour son départ, même l'avion dont elle aura juste à modifier légèrement le plan de vol. Elle explique la situation à 6 et l'embrasse pour lui dire au revoir. Elle sait bien qu'il ne risque pas plus de choses si elle est là ou pas, mais ça lui fait mal de laisser l'enfant seul. Encore plus mal quand elle pense qu'il va devoir affronter les conséquences de sa fugue à elle. Elle aimerait entrer dans son esprit et vérifier que tout va bien, que le mensonge de 1 ne lui a pas causé trop de chagrin, mais elle parvient à se retenir. On n'a pas à entrer dans un esprit qui ne vous a pas invité, règle d'or de la télépathie quand on tient à laisser aux autres une personnalité à peu près intacte et individuelle. 6 pense qu'il va bien, elle doit donc lui faire confiance et partir. Sans parvenir à le croire pour autant.
Sanx s'est assis dans un coin de sa cellule, à même le sol, négligeant la chaise et le lit à sa disposition. Il s'est recroquevillé sur lui-même et a caché son visage dans ses genoux. Sa position lui a été dictée par plusieurs raisons, issues d'une certaine expérience des cellules, des institutions et des gens ordinaires se retrouvant dans une situation de pouvoir. Il ignore par quel organe gouvernemental il a été arrêté mais il sait que la majorité d'entre eux sont soumis à l'obligation de référer tous leurs prisonniers psychologiquement instables à un centre psychiatrique, et Sanx se pense capable d'embobiner n'importe quel réducteur de tête qui tenterait de l'interroger.
Si jamais ils ne le réfèrent pas alors qu'il vient d'un milieu assez aisé pour leur coller un procès, c'est qu'ils ne sont pas soumis aux mêmes lois que le reste du gouvernement, ce qui ne laisse que l'armée, les services secrets, le B.A.G.N. et les antiterroristes. Ce sera sûrement dur de les mener en bateau mais plus il paraîtra désespéré et perdu et plus ils le sous-estimeront. Évidemment, si ce sont les antiterroristes, ça ne servira à rien. D'après ce qu'il sait d'eux, la seule chose à faire quand on tombe entre les mains de ces cinglés aux pouvoirs quasi illimités, c'est de coopérer avant qu'ils ne commencent une séance de torture. Surtout quand on a l'habitude de fréquenter les mauvaises personnes et les mauvais endroits : personne ne s'étonnera qu'on retrouve son cadavre dans un terrain vague d'ici quelques jours.
La perspective de sa propre mort n'est pas le plus effrayant. L'idée de la torture est déjà beaucoup plus difficile à supporter. Mais le pire pour lui, même s'il n'est pas réellement prêt à l'admettre, la raison pour laquelle il a choisi de cacher son visage plutôt que de faire n'importe quoi d'autre qui ferait croire à ses geôliers qu'il est à bout de ressources, c'est que ces salopards l'ont démaquillé. Qu'ils l'aient fait changer de vêtements le touche à peine, qu'ils aient coupé ses cheveux l'énerve un peu, mais le démaquiller c'était lui arracher son visage, pire que son visage, sa personnalité.
Pour le moment Sanx est recroquevillé dans un coin de sa cellule et dresse des plans pour se sortir le mieux possible de ce piège, il réfléchit et calcule un maximum de possibilités pour rester concentré et mieux se cacher à lui-même que son cœur hurle devant le sacrilège qu'on lui a imposé. Sanx est différent des adolescents nés comme lui dans le confort et la sécurité. C'est à la fois sa force et sa faiblesse.
2 descend tout juste de l'avion lorsqu'elle reçoit un appel d'Ève Hindgam. La piste est saturée de Réseau, et elle pourrait répondre sans avoir besoin d'utiliser le moindre instrument, mais elle préfère éviter d'avoir des absences en public. Surtout lorsque le public est composé de deux agents du B.A.G.N. et de deux lieutenants de l'armée. Un mélange est plutôt détonnant, chacun cherchant à faire de Sanx son appât à Tech attitré tout en redoutant l'intrusion de cette nouvelle venue. 2 ne sachant pas à quel côté faire allégeance, elle s'est présentée au titre d'envoyée personnelle du Président de l'Alliance.
Elle n'a pas pu s'accorder les pleins pouvoirs pour récupérer le prisonnier puisque l'adolescent a été jugé assez important pour être classé Essentiel à la Sécurité de l'Alliance. Mais elle a pu avoir accès à sa cellule, et une fois sur place elle pense pouvoir le faire évader sans le moindre mal. Si son comité d'accueil ne s'est pas entretué d'ici là. Pour le moment ils en restent à la voix glaciale et aux regards foudroyants. Ses papiers électroniques sont parfaitement en règle, mais elle semble trop jeune, trop incompétente pour une opération aussi délicate — le genre d'opération qui booste ou plombe une carrière, tous en sont conscients. La légèreté apparente de celle qu'ils voient comme une bureaucrate qui tombe au pire moment les agace profondément.
Elle les ignore tous les quatre et décroche son téléphone de fonction, gracieusement offert par l'Alliance. Un téléphone tech doté d'antiques puces d'espionnage non-tech, elle n'a eu aucun mal à l'ouvrir et à le rendre sûr. Ce qui est sans doute la raison de l'appel. Maintenant qu'elle fugue et que les responsables chargés de la surveiller jour et nuit s'aperçoivent qu'ils n'ont aucun moyen de la repérer, ils ont demandé à Ève Hindgam de prendre contact avec elle et si possible de la ramener gentiment à la maison-B.A.G.N..
« Allô ?
— Betsie ! explose une voix de femme furieuse. Qu'est-ce que tu fous, bordel ? Ramène-toi tout de suite !
2 vérifie d'un coup d'œil circulaire que personne d'autre n'a entendu — son image d'envoyée présidentielle en prendrait un sacré coup. Non, tout va bien. Dans le doute, elle baisse mentalement le son du portable, autant par discrétion que par égard pour ses oreilles. Jamais elle n'aurait cru entendre Ève aussi énervée. Elle lui répond de sa voix la plus sérieuse et professionnelle — tentant au passage de se faire passer pour plus âgée aux yeux des quatre autres :
— Navrée mais c'est impossible pour le moment. Je serais de retour ce soir, veuillez transmettre la situation au Président.
— Pense à ton frère ! Il va devoir faire face aux fauves tout seul ! Je ne peux pas le protéger, c'est à toi de faire...
2 écoute à peine. Elle sait exactement où trouver 6 par le Réseau et vérifie rapidement que 1 est à ses côtés, prêt à entendre et à voir ce que l'enfant entend et voit pour ensuite le conseiller immédiatement sur la marche à suivre. 6 lui-même lui confirme qu'il n'y a pas de problème. Hindgam est une bonne menteuse, il ne faut surtout pas qu'elle l'oublie.
— Je dois m'occuper d'une mission prioritaire. Je vous expliquerais plus tard, je ne suis pas seule.
— Quoi ? Tu es où ? Tu as retrouvé les autres Techs ? Qu'est-ce que vous allez faire ?
Décidément, lorsque cette femme n'a pas le temps de calculer soigneusement ses réponses à l'avance, elle est aussi bornée que n'importe quel adulte. Mais 2 s'est réellement attachée à Hindgam et la considère comme une alliée précieuse. Elle a l'impression que la RP partage les mêmes valeurs qu'eux et se bat pour les mêmes buts, utilisant simplement des armes différentes. Aussi l'adolescente décide de lui donner une chance. Elle murmure :
— Je vous en prie. Faites-moi confiance.
2 se retient d'en dire plus. Inutile d'ajouter qu'ils détiennent 6 et donc qu'elle reviendra forcément. Inutile de rappeler qu'elle et son petit frère se sont remis de leur plein gré aux autorités et que 2 n'a aucune raison de leur faire croire qu'elle va revenir si ce n'est pas le cas. Non, si la moindre de ces précisions était utile, alors Ève Hindgam ne serait pas Ève Hindgam mais un simple pantin, qu'on lui aurait agité sous le nez pour qu'elle croie avoir une amie et se tienne tranquille.
— Je te fais confiance, répond la femme qui fait visiblement des efforts pour se calmer, si tu me promets de tout m'expliquer à ton retour. Et que tu as une bonne excuse !
— Excellente, assure 2 ravie, je vais libérer un prisonnier. »
Elle raccroche son portable, relève la tête et réalise brusquement qu'elle a parlé trop librement devant les quatre hommes qui gardent le prisonnier en question. En même temps Hindgam la rappelle. Mentalement 2 la fait basculer sur un répondeur où elle enregistre instantanément un message lui expliquant qu'il est inutile de la rappeler avant son retour. Elle regarde tour à tour les agents surqualifiés, qui sont passés de la froideur habituelle dans les relations interagences à une franche hostilité. Et elle est seule. Pas de foule, pas de fusils braqués sur son visage, rien que des humains attendant patiemment qu'elle tente de se dégager du pétrin dans lequel elle s'est fourrée pour pouvoir l'achever. À elle de s'en débrouiller.
Elle leur lance alors un sourire qu'elle espère aussi franc et enjoué que celui d'Ève — elle s'est entraînée devant son miroir — et elle leur dit d'un ton naturel :
« Un autre prisonnier. Une malheureuse affaire que je vais régler dès que j'aurais terminé ma visite ici. À présent, pouvons-nous y aller ? »
Tout le plan d'infiltration d'un Tech dans un piège à Tech est basé sur la confiance des agents envers leurs propres membres. 2 a le laissez-passer présidentiel non-tech. Elle passe donc.
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