Partie 47 : M. Edmund
1
Le jeune homme se relève en tremblant. Il est sous le choc. Pas seulement de ce qu'il a ressenti. De ce qu'il a fait aussi. Surtout.
Derrière lui une bonne partie de la base est en ruine. Au moins le massacre s'est arrêté à temps. Au moins il n'y avait pas ici des missiles ou d'armes bactériologiques. Tout le monde s'active pour s'occuper des blessés. Enfin il le suppose. Difficile à voir de là où il est. Sans s'en apercevoir, il est parti loin. Mais il est toujours à l'intérieur du camp, l'endroit devrait être saturé de Réseau.
C'est loin d'être le cas ; jamais 1 ne s'est senti aussi éloigné de toute source tech depuis son évasion du laboratoire. Il se tient devant un bâtiment gris, un bloc de béton que rien ne distingue des blocs de béton qui l'entourent, à ceci près qu'il a été totalement épargné par l'impact destructeur et qu'il n'y a visiblement personne ici. Plus encore, tous les militaires font comme si ce bâtiment n'existait pas, comme s'il était sur un autre plan de réalité que tout le reste. 1 s'avance d'un pas malgré lui. Non, il est en danger ici, il doit utiliser son pouvoir pour retourner en arrière et s'enfuir du camp.
Ce qui l'arrête c'est l'idée terrifiante que ça pourrait recommencer, qu'en retrouvant le Réseau il redeviendrait cette chose monstrueuse, hybride d'objets et d'humain, cette chose puissante qui le détruirait pour continuer à exister et qui détruirait tout ce qui l'entoure, le transformant en esprit dans une maison hantée...
1 ne comprend absolument pas ce qui s'est passé. Il s'est déjà glissé dans un "corps d'emprunt", un robot totalement tech qu'il faisait vivre par la pensée, dont il utilisait les capteurs pour percevoir ce que l'autre percevait, mais ça n'avait rien à voir. C'était comme utiliser une paire de jumelles pour voir plus loin, un simple outil, une perception différente mais qui ne modifiait pas ce que 1 était réellement. Sa fusion avec le camp militaire dépassait de loin une simple question de perception. La formidable énergie aussi. Et 7...
Immédiatement 1 s'en veut d'avoir pu oublier 7. Quelle que soit sa peur, il doit y retourner et se connecter à nouveau au Réseau pour rassurer sa petite sœur. Cette seule pensée le vide du peu d'énergie qu'il avait réussi à rassembler. Il ignore si c'est la terreur ou la fatigue mais il se sent physiquement incapable de faire le moindre geste dans cette direction. Même la pensée de sa petite sœur abandonnée n'arrive pas à le faire avancer.
Une voix retentit derrière lui :
« Ça ne sert à rien de regarder en arrière, mon garçon.
1 se retourne. Un homme est sorti du bâtiment. Il a une quarantaine d'années et est habillé en civil d'un jeans et d'une chemise non-techs. Les mains dans les poches, lunettes sur le nez, il ressemble absolument à Monsieur-tout-le-monde tel qu'on peut le rencontrer dans n'importe quel quartier tranquille de n'importe quelle ville de l'Alliance. L'homme est tout simplement incongru dans ce décor. Son calme et son sourire doux le sont encore davantage. 1 n'est pas d'humeur à jouer le jeu et à s'exclamer « Mais qui êtes-vous donc ?» devant l'apparition de ce personnage-mystère, l'homme pourrait bien être M. Edmund, le capitaine McGilland, le fils caché du Président Robertson ou le Père Noël en personne, il s'en fiche. Il doit d'abord rassembler son courage et rejoindre 7. Le reste est important mais seuls ses frères et sœurs sont essentiels.
L'homme continue :
— Et bien ? Après avoir détruit ma base, tu retournerais en arrière sans obtenir ce que tu es venu chercher ?
— Je suis déconnecté des autres. Il faut que j'y retourne.
— Mais tu n'es pas que les pantins des autres, non ? Tu es 1, le premier. L'aîné des Techs. Je t'en prie, entre.
— Non.
1 n'a pas la force de repartir et il refuse de se jeter dans ce nouveau piège. L'homme lui sourit toujours et s'assoit sur la marche constituant le seuil du bâtiment. Après un instant d'hésitation, 1 en fait autant. La situation lui paraît surnaturelle, eux deux tranquillement installés et apparemment invisibles pour tous ces gens affairés... tous ces gens tentant de réparer la catastrophe qu'il a causée.
Enfin, 1 admet qu'il est venu pour une bonne raison et que visiblement cet homme en sait long sur eux. Autant le faire répondre à ses questions tant qu'il l'a sous la main. Même si c'est plutôt l'inverse qui est vrai. Son hôte a respecté son silence le temps qu'il se remette à peu près d'aplomb et se décide à poser des questions.
— Vous êtes M. Edmund, pas vrai ? Le type qui m'a tendu un piège.
— On me désigne sous ce nom parfois, c'est vrai.
— Est-ce que vous savez qui a provoqué l'attaque du laboratoire ? Et où sont les professeurs ?
— Je t'ai connu moins direct, mon garçon.
— Quand ?
— Mes hommes ont suivi l'avancée de ton enquête. Je dois admettre que je suis impressionné, tu t'es bien débrouillé pour quelqu'un qui découvre un monde presque inconnu.
— Pourquoi vous m'avez suivi ? Et pas attrapé ? Vous êtes avec le gouvernement ? Avec la SRAM ? Vous n'avez pas l'air d'un militaire.
— J'ai des intérêts un peu partout. Et pour répondre à la question que tu ne m'as pas posée, ce n'est pas moi qui ai fait attaquer le laboratoire. Je l'ai fait construire. Je suis un peu ton père moi aussi, tu sais. Un peu votre père à tous.
1 se demande brusquement depuis combien de temps il regarde Edmund et pas la scène qui se déroulait sous ses yeux. L'homme a l'air gentil et sincèrement préoccupé, il a un mince sourire un peu malicieux et le Tech meurt d'envie de le croire. Ce serait le protecteur idéal, lui les aimerait et prendrait soin d'eux, mieux que les professeurs...
1 détourne la tête et dit avec colère :
— Arrêtez de m'hypnotiser. Nous avons déjà des parents et nous voulons savoir où ils sont.
M. Edmund rit et ne paraît pas vexé de cette rebuffade. Il répond :
— Mes hommes sont en train d'enquêter à ce sujet. Je voulais justement en discuter avec toi quand tu as cavalièrement refusé mon invitation.
— Je déteste les armes à feu. Surtout quand on me les braque dessus.
— Touché ! Je te fais toutes mes excuses, c'était effectivement très maladroit de ma part. Ils avaient ordre de ne pas tirer, mais tu ne pouvais pas le savoir.
— Vous êtes un menteur. Et un fameux.
— Merci.
— C'était pas un compliment.
— Pourtant je le prends comme tel. Il faut savoir mentir pour être fort dans notre monde, mon petit 1.
— Il faut savoir un paquet de choses. Vous êtes puissant, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?
— Vous faites ce que vous voulez comme vous voulez et personne n'ose vous regarder. Soit vous êtes très puissant, soit vous êtes carrément une hallucination.
— Tu ne te sens pas très bien on dirait.
— Déjà été plus en forme...
Tout en disant ces mots 1 prend sa tête entre ses mains pour lutter contre le vertige. Il tente de garder les idées claires, malgré le coton qui semble envahir son cerveau après s'être emparé de chacun de ses membres. Il n'aurait pas pu choisir un pire moment pour se battre contre M. Edmund. Non, il ne se bat pas, si c'était un combat il saurait quoi faire, c'est une discussion et il n'a aucune chance d'arriver ailleurs que là où l'homme a décidé de l'emmener. 1 se lève aussi vite qu'il l'ose et crie à Edmund :
— Laissez-nous tranquilles ! On ne se laissera pas faire !
L'homme a l'air sincèrement étonné tout en montrant une sollicitude paternelle. 1 se répète que c'est un menteur.
— Est-ce que j'ai dit quoi que ce soit qui t'aurait blessé ? demande-t-il d'une voix innocente.
— Je ne sais pas ce que vous voulez mais je ne vous fais pas confiance ! Je vais partir !
— Reste, je ne t'ai pas encore dit où sont les professeurs...
— Hein ? Vous le savez ?
— Parfaitement : mes hommes les ont repris à leurs ravisseurs et j'ai pris soin de les mettre en sécurité. Après tout c'est moi qui ai confié le projet Tech humain au professeur Milley. Je suis responsable de plusieurs d'entre eux.
— Où sont-ils ? Ils vont bien ? Pourquoi ils ne nous ont pas contactés ?
1 est assez furieux pour empoigner Edmund et le soulever malgré son épuisement. Il préfère être furieux que penser que les professeurs puissent avoir délibérément choisi d'abandonner leurs précieuses créations. L'homme le regarde très paisiblement. Et sourit toujours.
— Ils n'ont pas accès au Réseau pour le moment. Tu pourrais les rejoindre si tu étais prêt à me faire confiance, mais on sait bien tous les deux que c'est loin d'être le cas. Ne t'en fais pas, tu dois retrouver 7 de toute façon, n'est-ce pas ? Retrouve les autres par la même occasion et venez tous ensemble.
— Pas question.
— Pour le moment. Tu comprendras vite que tu as besoin de moi, et pas seulement pour retrouver tes créateurs. Tout ce que je veux c'est veiller à ce que vous puissiez remplir votre rôle. Milley et Stones te le confirmeront quand tu te décideras à aller les voir.
1 ne sait pas comment réagir. Il a besoin des autres, tous les sept, il a besoin de faire une communication absolue et très vite, il a besoin d'être plus que lui-même pour prendre une décision. Il s'éloigne vers le Réseau. Au bout de deux pas, il s'arrête, incapable d'avancer davantage. Mais ne se retourne pas vers M. Edmund. Il aimerait savoir si celui-ci est pour quelque chose dans sa fusion avec le camp militaire. Mais il suppose que ça ne servirait à rien de lui poser la question, puisqu'il ne pourrait même pas se fier à la réponse.
— Tu veux que je te montre ma bonne foi ? lui demande M. Edmund dans son dos.
1 ne répond pas. L'homme continue :
— Je te laisse partir alors que tu as détruit une bonne partie de ma base. Et je vais même faire plus encore. Pour ton ami. Sanx.
À ce nom 1 se retourne violemment et regarde Edmund avec toute la haine dont il est capable. Il gronde :
— Ne touchez pas à Sanx.
— Mais moi je ne lui ai rien fait. Charmant garçon, vraiment. Très ouvert.
— On lui a fait quelque chose ? Qui ? Quand ? Pourquoi ?
— À mon grand étonnement, c'est l'armée qui a su remonter ta piste. Ils le suspectent de t'avoir donné sa voiture un peu trop gentiment. En ce moment ils l'interrogent. Je crains qu'ils ne soient pas très subtils.
Les yeux de 1 s'écarquillent tandis que l'horreur s'insinue dans son esprit. Il ne doute pas un instant que l'information soit vraie. Elle recoupe trop parfaitement ses pires craintes pour ne pas être vraie. Cet homme joue avec ses cauchemars.
— Ceci dit, continue Edmund, je n'aurais aucun mal à le faire transférer dans un endroit plus sûr où bien sûr tu pourrais lui rendre visite quand tu voudras...
Une prison. 1 se dit qu'Edmund veut enfermer Sanx dans une prison pour l'obliger lui à obéir en tout point. Et ça il est hors de question de l'accepter. 1 ne le sortira pas d'un piège pour le jeter dans un autre bien pire. Et M. Edmund le sent — lui qui ne l'a pas quitté des yeux une seule seconde, il voit distinctement la peur et la colère brutale se muer en détermination. Il n'est pas étonné d'entendre le Tech lui répondre sourdement :
— On se débrouillera, merci. »
Enfin 1 parvient à s'élancer vers la sortie. Cette fois il sait quoi faire. Il sait quoi dire aux autres. Ils retrouveront les professeurs mais ce sera pour les délivrer. Plus d'allégeance. Il est temps pour eux de fuir aussi les cages de leurs têtes.
Tandis que ces pensées grandioses roulent dans la tête du jeune homme, une femme sort de l'ombre du bâtiment, tenant à la main le fusil avec lequel elle a tenu en joue le Tech pendant toute la discussion. M. Edmund lui dit : « Prévenez le capitaine Dritz. Je veux que le garçon sorte d'ici sans rencontrer personne sur son chemin. ». La femme acquiesce et demande : « L'équipe C continue à le suivre ? »
Son patron met quelques secondes à répondre, plongé dans ses pensées tout en suivant 1 du regard. Ce long silence ne lui ressemble pas. Enfin il dit : « Oui. Et mettez la B en renfort. Hors de question de prendre plus de risques avec eux. »
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