Partie 36 : installation et rencontre
3, 4 et 5
Quand on est né et qu'on a grandi dans un environnement offrant une surveillance et un cadrage permanent, il est déstabilisant de découvrir l'ambiance de liberté offerte par la « communauté du 10 rue Carson ». Déstabilisant mais pas désagréable. Étranger, excitant, un terrain ouvert à l'exploration de soi et des autres, un cadeau tombé du ciel, un nid après la cage dorée... c'est en tout cas comme ça que 4 le voit. Pour 3 c'est tout simplement un endroit mal organisé mais pratique, une base idéale.
Le garçon cherche mentalement 5 pour partager sa joie avec elle. Il est sûr que plus que jamais il peut compter sur sa camarade de jeux préférée. Mais il n'arrive pas à la trouver. Surpris, il suppose qu'elle est partie dans le Réseau sans le lui dire et demande autour de lui si quelqu'un l'a vue : il la retrouvera bien plus facilement s'il part de son corps.
Elle n'est pas dans l'immense cuisine commune ni dans le non moins immense jardin, elle n'est pas dans les pièces les plus fréquentées ni dans leur chambre, elle n'est pas dans les pièces les plus proches du Réseau et dotées de fauteuils confortables. Toutes ses recherches mentales se heurtent à un mur. 4 finit par se résoudre à appeler 3 : je ne trouve 5 nulle part ! Aide-moi, je commence à m'inquiéter !
Si elle ne t'a pas prévenu, c'est qu'elle ne veut pas que tu la trouves.
C'est idiot ! Pourquoi elle ferait ça ?
5 fait souvent des choses bizarres. Ici on ne se bat pas et personne n'a besoin d'elle. Peut-être qu'elle boude dans un coin pour faire son intéressante. La suggestion est aussi neutre qu'à l'ordinaire, sans la moindre trace de jugement négatif, et 4 se demande comment sa sœur peut être aussi dure sans même s'en rendre compte. Hélas l'hypothèse est assez plausible. Il continue donc ses recherches.
C'est dans une pièce toute blanche qu'il la retrouve. Il ne la voit pas tout de suite, il entre dans la pièce inondée de soleil, intrigué par son contenu : du sable, des cailloux et une petite fontaine d'intérieur. Le sable a été ratissé, ce que 4 trouve idiot puisqu'en intérieur il ne peut pas y avoir de feuilles mortes qui tombent. Les sillons dessinent des courbes douces. La pièce est isolée pour qu'on n'entende que le murmure de l'eau. 4 va faire demi-tour quand il remarque derrière une grosse pierre grise une manche colorée. Il va voir, piétinant au passage des heures de travail pour obtenir l'effet apaisant du jardin zen, et trouve enfin sa sœur. 5 est recroquevillée sur elle-même, la tête posée sur les genoux. Il lui touche l'épaule et elle redresse la tête vers lui. 4 recule comme si on l'avait mordu.
5 pleure.
Il s'affole et lui demande ce qu'il y a, ce qu'il s'est passé, mélangeant les mots dits et les idées transmises dans une bouillie fébrile qui contraste avec le calme de la fillette. D'un doigt sur la bouche elle le fait taire. Puis lui fait signe de s'asseoir près d'elle. Ses larmes coulent toujours. Son esprit est aussi fermé qu'un coffre-fort. Elle est assise et pleure et 4 se met à pleurer aussi. Pour tout ce qui va mal. Il lui en veut de lui faire penser à tout ce qui va mal alors qu'il était si content. Mais il ne s'en va pas. Et quand la fillette trouve assez de courage, elle lui envoie une image. Le jeune soldat aux yeux marron écarquillés d'horreur en sentant le scalpel lui trancher la gorge. Le scalpel qu'elle a lancé.
Tant qu'ils étaient en fuite, elle a réussi à repousser cette image. Il y avait tellement de choses à faire, à penser, tellement de gens dont il fallait se méfier, de pièges dans lesquels il ne fallait pas tomber, c'était si simple pour elle de penser être une victime, qu'ils étaient des victimes tous les trois. Maintenant ils sont en sécurité. En paix. En entrant dans cette pièce blanche, blanche comme le laboratoire mais si éloignée de toute la philosophie scientifique, elle a été bouleversée par l'atmosphère étrange du lieu. Elle l'a vue comme quelque chose de sacré.
C'est là que l'image l'a assaillie et terrassée. 5 s'est alors cachée, a fermé son esprit pour ne pas laisser les autres voir l'intense culpabilité qui la marque au fer rouge, et a fait ce que tous les enfants font quand ils sont malheureux : elle a fondu en larmes.
4 la prend dans ses bras et tente de lui expliquer que lui ne lui en veut pas, qu'elle les a protégés, que c'était la guerre. Il le pense. Mais il pense aussi que c'était mal et qu'ils auraient pu s'en sortir autrement. Même s'il ne le veut pas, elle lit cette pensée avec les autres. Elle lui donne raison. Elle ne se pardonnera pas tant que les professeurs ne lui pardonneront pas. 4 espère plus fort que jamais que 1 arrivera à les retrouver très vite.
1 et 7
Pendant l'exploration de son grand frère, 7 ne bouge pas de son poste, serrant sa main inerte et guettant autour d'elle. La présence n'est pas revenue. Un bon point. La petite fille se sent déjà plus courageuse. Une adulte lui propose de venir déjeuner. La voix étrangère effraye 7 mais elle arrive à rester calme et à faire non de la tête. L'autre n'insiste pas et c'est déjà une petite victoire.
Un adolescent s'accroupit près d'elle. Il a la peau de la joue transpercée par une longue et souple spirale en faux bois. Seul le « bois » tech est aussi souple et ce bijou coûte sans doute plus cher que tout ce qu'il porte d'autre sur lui. Avant que 7 ait eu le temps d'avoir peur, il lui désigne son frère du pouce en disant :
« Il est parti ?
Elle reste pétrifiée un long moment. Oui, 1 est parti et normalement les humains ne s'en aperçoivent pas. Il a bien pris soin de fermer les yeux et de s'asseoir pour que son immobilité ne soit pas suspecte. Mais cet inconnu insiste :
— Tu sais s'il plane sur son fix il va mettre un moment à redescendre, ça sert à rien de l'attendre, on va pas te le voler ! »
Voler son frère ? Non, ça serait pire que tout ! 7 se raccroche à la main de 1 et la pose devant elle en bouclier, tout en jetant sur l'autre un regard aux abois. Elle est déchirée entre sa peur et son envie d'aider 1 en chassant elle-même cet intrus. Si seulement il pouvait partir tout seul...
L'adolescent essaye d'être gentil. Il voit bien la peur de la petite fille et se dit que ce n'est pas la peine d'insister, il ne ferait que la stresser encore plus. Il va donc au réfectoire — aussi nommé « la salle du bouffe-vomi » en raison de la piètre qualité de la nourriture. Il joue des coudes et des pieds et comme ça ne suffit pas pousse une bonne gueulante pour arriver à récolter un sandwich au fromage, une mini-boîte de confiture à la date de péremption sans doute dépassée et deux tranches d'une matière assez grise et salée pour être assimilée à de la viande. Et il ramène son butin à l'étrange petite fille.
Si Sid adopte ainsi la petite 7, c'est d'abord parce qu'un enfant éveille toujours un instinct protecteur et qu'il est évident que son copain qui se prend pour son grand frère n'est pas en état de s'occuper d'elle. Mais aussi et surtout parce que lui-même a eu un frère drogué dont il attendait le réveil. Il se souvient de l'angoisse montante que cette fois-ci ça y était, qu'il l'avait vu éveillé pour la dernière fois et que l'overdose fatale avait eu lieu. Ils étaient jumeaux. L'autre s'appelait Nat. À chaque fois que son frère était perché, Sid veillait, et même s'il ne pouvait rien faire son attente avait un pouvoir, finalement. La drogue n'avait pas réussi à tuer Nat.
C'est une voiture qui s'était chargée de faucher sa jeune vie un matin. Un accident stupide. Après quoi Sid avait définitivement quitté la maison familiale. Un simple besoin de prendre l'air qui était devenu un besoin de marcher le plus loin possible jusqu'à ne plus savoir comment rentrer chez lui.
7 refuse catégoriquement le cadeau de l'adolescent. Il a beau utiliser sa voix la plus douce et ses arguments les plus persuasifs, rien à faire, elle le regarde avec des yeux de plus en plus écarquillés et fait comme si elle ne comprenait pas. Et peut-être qu'elle ne comprend pas, rien ne dit qu'elle parle la même langue que lui. Si le foyer était à peu près calme, il lui laisserait la nourriture et s'éloignerait pour qu'elle puisse manger tranquillement. Mais là mieux vaut ne pas tenter le diable ni les enfants sans foi ni loi.
Finalement, c'est 1 qui résout son problème en s'éveillant. Personne à la connaissance de Sid ne peut passer ainsi d'un trip planant à une conscience claire en une fraction de seconde, donc il était sans doute tout simplement endormi. Sid attend quelques secondes, embarrassé par son geste finalement inutile et par l'allure du gars qui se lève. C'est un adulte, et un costaud.
7 se jette dans ses bras et se pelotonne contre lui. 1 retrouve rapidement dans sa mémoire ce qu'il vient de se passer. Il sourit à Sid et lui dit :
« Merci de t'être occupé de ma sœur.
L'adolescent se lève à son tour — il s'était accroupi pour être au niveau de la petite fille.
— De rien mec, c'est tout bon. T'avais entendu ?
— Heu... oui. Plus ou moins. Je... je réfléchissais.
— Tiens donc. Et à quoi tu réfléchissais si fort ?
Sid voudrait demander avec quoi il réfléchissait si fort. Mais ce ne serait pas poli. Ça ne se fait pas de demander à quelqu'un à quoi il carbure, en tout cas le garçon s'est déjà évité un certain nombre de problèmes en évitant ce genre de sujets. Il y a des tas de gens qui trouvent ça irrespectueux comme question. Et le font savoir violemment.
1 a réfléchi, mis en place tous les éléments dont il dispose et établit son plan de bataille. Le problème numéro un ce sont les distances. Sans argent, pas moyen de se déplacer. Mais Eston Larch est sa meilleure piste pour l'instant et il doit absolument le rencontrer. Cet adolescent a davantage l'habitude de la débrouille que lui, peut-être qu'il sera de bon conseil. 1 lui explique :
— Il faut qu'on aille au 38 rue Lexton, à Blackcat Hill.
— OK. Et pourquoi ?
— Pour voir quelqu'un qui pourra nous aider à retrouver... les gens qu'on cherche.
— Et t'es sûr de vouloir laisser ta gosse dans cette galère ?
Non, 1 est justement sûr de vouloir exactement le contraire. Mais il ne peut rien y faire. Il ne le supporte pas mais n'a pas d'autres solutions. Il la protégera jusqu'au bout et c'est tout. Elle deviendra folle si elle est séparée de lui.
Comme si elle lisait ses pensées, alors qu'il les a bloquées pour ne pas qu'elle s'inquiète, 7 se colle encore davantage contre lui et frissonne. Sid la regarde avec pitié. Pauvre petite. Ce n'est ni la première ni hélas la dernière qu'il voit comme ça. Il peut bien les aider. Quant à savoir si aider ce grand type l'aidera elle, c'est un risque qu'il doit prendre. Sid croit en Dieu, envers et contre tout, il ne peut pas admettre qu'aider les gens puisse se retourner contre eux. Il décide d'adopter pour un temps cette petite et son protecteur maladroit.
— Je m'appelle Sid, dit-il en tendant la main à 1, et je connais bien ce quartier. Je vous emmène.
— Merci, dit 1 en serrant la main tendue – et en espérant très fort que l'autre ne lui réclamait pas un paiement ou un serment ou quelque chose qu'il ne connaîtrait pas. Moi c'est Ben et elle c'est Juliette.
— Bonjour Juliette. »
La fillette ne répond pas. Sid donne ses provisions arrachées de haute lutte à Ben qui les fait manger à Juliette. Elle accepte de grignoter du bout des dents. Sid fait comme si de rien n'était. Il est évident que ces deux là en ont vu des dures récemment. Ils parleront de leur histoire s'ils se sentent prêts. Il ne faut pas forcer ces choses-là.
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