Partie 26 : le piège
1 sent la panique monter en lui et le figer sur place, une vague d'horreur primitive qui lui gèle les os comme aucun fusil n'est parvenu à le faire. Il lui faut presque une minute pour arriver à penser, à réfléchir, à trouver une solution. Enfin, l'évidence lui apparaît : la solution est double et s'appelle Joesburg.
Freddy est introuvable mais Telmina est toujours à la cave, en train de donner des instructions concernant l'utilisation de l'ordinateur. 1 l'attrape par l'épaule et la ramène devant lui, doucement mais avec une fermeté laissant clairement entendre que le brisage de clavicule est une option tout à fait envisageable. Le visage du jeune homme ne montre que du calme. Seuls ses yeux indiquent l'étendue de sa rage, une colère de fauve prêt à hurler et à tuer ceux qui osent lui ravir son petit. S'il cache cette rage, c'est pour ne pas effaroucher sa proie. Il y parvient à peine.
« Où est ma petite sœur ? demande-t-il d'une voix sourde et tendue.
Telmina avait prévu cette confrontation. Pourtant, pour la première fois depuis leur mariage, elle se dit qu'après tout peut-être Freddy avait raison. Il a quelque chose d'inquiétant, ce garçon-là. Quelque chose de dangereux. Elle préfère esquiver :
— Pas ben loin mon gars, t'en fais pas, elle va très b...
— Où ?
La menace du ton s'est durcie. La main aussi.
— Avec mon gars Freddy.
— Où ?
— Aaaaaah !
Telmina a poussé un véritable hurlement afin d'alerter les autres et de les faire prendre sa défense. Ils se retournent mais ne bougent pas encore. S'il le faut, ils défendront l'une des leurs contre l'étranger, allant jusqu'au moment où on a besoin d'une pelle et d'un sac plastique pour faire disparaître les dernières traces. S'il le faut. Ils n'aiment pas Telmina et voudraient bien faire main basse sur le trésor qu'elle a gagné en accueillant l'étranger chez elle. Alors ils attendent de voir quelle sera la meilleure solution, hésitant entre leur fierté et leur cupidité, espérant trouver un moyen de concilier les deux.
Ils sont globalement menaçants. 1 ne s'en aperçoit même pas.
— Qu'est-ce que vous avez fait de ma sœur !
— Me fais pas de mal ! Je vais te dire !
— Dis !
— Raaarrgh... À moi les gars, z'allez pas laisser ce môme me traiter de même ?
Les gars attendent. Ils se sont rapprochés et paraissent plus menaçants. C'est tout.
Telmina aimerait autant éviter de s'expliquer devant eux. La pression sur son épaule lui indique qu'elle n'a pas beaucoup de choix. Elle se rapproche du jeune homme et lui déclare très vite à voix basse :
— Ta môme on la tient gars, alors tu vas me lâcher ben gentiment sinon mon homme va s'en occuper et elle va pas aimer ça !
1 blêmit. Il lâche Telmina dans un mouvement d'automate. La pire chose qui aurait pu se produire vient de se produire. Il avait gardé 7 avec lui pour qu'elle soit en sécurité. Au lieu de ça, il l'a jetée dans la gueule du loup.
Telmina fait une grimace aux autres signifiant que tout va bien — et que leur non-mouvement ne sera pas oublié de sitôt. Elle entraîne 1 désormais docile à l'étage. Ses gestes sont lents, son regard éteint. Elle le tient par le bras et lui explique ce qu'ils attendent de lui. 1 la fixe comme s'il se demandait à quelle espèce elle appartient.
Devant une prise d'otage, il y a plusieurs façons de procéder. On peut accepter toutes les conditions des ravisseurs. Tenter de négocier. Ou utiliser la force.
Après avoir soigneusement pesé le pour et le contre de chacune de ces méthodes, 1 demande :
« Vous pensez que Freddy vous aime ?
— Quoi ?
— Je me demandais. Lui il tient ma petite sœur. Mais moi je tiens sa femme. Vous pensez qu'il serait prêt à la relâcher pour vous sauver ?
Tout en parlant, 1 s'est rapproché de Telmina, la menaçant de sa haute stature, avant de la retourner et de l'immobiliser d'une seule main en lui bloquant les deux poignets. De l'autre main il lui tient la gorge. La femme est terrifiée, ses yeux roulent comme des billes et son souffle s'accélère, mais de là à se laisser mater par un mioche, non, jamais ! Elle tient tête à son ravisseur amateur et ricane :
— Ben mon gars, tu crois que papa serait prêt à laisser filer son argent durement gagné ? Tu peux même me découper en morceaux et me faire frire dans l'huile, il va rien faire pour sa vieille carne de femme sauf crier "bon débarras" !
La voix de la sorcière se fait plus mielleuse en disant :
— Et puis tu voudrais pas qu'il te renvoie juste un bout de ta môme d'amour... Un p'tit doigt tout plein de sang. »
Sans répondre, 1 porte la femme jusqu'à la cuisine. Il la jette au sol, attrape sa main, attrape de l'autre l'un des grands couteaux qui trônent au-dessus de la gazinière, plaque la main de Telmina sur la table et dit :
« Maintenant, ce n'est pas Freddy que je menace, c'est vous. Dites-moi comment l'obliger à me rendre ma sœur ou je vous tranche un doigt. Ou pire. Je peux vous faire très mal !
Ni le ton ni le contenu de ce discours ne figureront jamais dans les annales des menaces les plus affreuses de l'histoire, mais Telmina comprend parfaitement le message. Elle avait pris le jeune homme pour un idiot prêt à obéir à tout. Devant la violence contenue de 1, elle est bien obligée de revoir son estimation dans la panique la plus totale.
Pour se consoler, elle se dit qu'elle n'a de toute façon pas du tout besoin d'un gars fou dangereux sous son toit.
— Il l'a mise dans une des carcasses de la décharge. Un petit coin où on va souvent l'été pour boire à l'ombre. Je vais te guider.
— Ben ça. » dit sombrement 1 en abaissant le couteau. Il ne la lâche pas, préférant comme tout à l'heure lui tenir les deux bras dans le dos. Il sent les poignets maigres de Telmina trembler sous sa main.
Lorsqu'on l'a élevé pour protéger et servir, on lui a expliqué qu'il aurait à lutter contre des méchants plus ou moins identifiables. Il s'était imaginé que le moment venu il serait entouré d'alliés qui lui diraient quoi faire et qu'il affronterait des gens comme les soldats qui voulaient détruire le laboratoire. Pas des gens qui l'accueilleraient avant de menacer une enfant innocente pour quelques billets. Le monde, pense-t-il, est vraiment un endroit de fous. Et va les rendre tous fous chacun leur tour.
Ils avancent dans les recoins de la décharge sans croiser personne — tout Appie est dans la cave des Joesburg apparemment. Heureusement pour le Tech. Les villageois ont beau ne pas être plus solidaires que la stricte loi de la survie ne l'exige, ils n'auraient certainement pas laissé un étranger aussi intéressant filer en menaçant l'une des leurs, même Telmina Joesburg. Enfin ils arrivent. Freddy n'est pas là.
« Il a dû la fermer et aller boire, plaide Telmina.
— Quoi ? Fermer quoi ?
— Ta môme. Dans le grand casier en fer, là, avec le cadenas. »
Le casier est assez grand pour qu'un adulte y tienne debout ou allongé. Ce n'est pas la place le problème de 7.
Pour le moment, ses problèmes principaux (sans tenir compte du fait qu'elle est enfermée) sont deux. Le soleil chauffe terriblement cette boîte de métal. Et rien n'est prévu pour des toilettes même rudimentaires.
Cela fait objectivement trois heures qu'elle est là-dedans, attendant que son frère vienne la sauver et l'emmener loin d'ici, peut-être même en tuant tous les méchants sur son passage. De son point de vue, puisqu'elle a eu le temps de prier, de supplier, de s'imaginer morte, d'imaginer 1 mort, puis tous ses autres frères et sœurs, puis les professeurs, et d'entrer dans une transe éveillée qui lui fait inlassablement s'excuser auprès des membres du laboratoire... de son point de vue, le temps passé dans ce casier est aussi long que tout ce qu'elle a déjà vécu depuis sa naissance.
Elle ne peut même pas serrer Mitzie contre elle. Le doudou est resté dans le laboratoire. Ainsi que tous les animaux. Elle avait adopté deux souris techs avant leur évasion, Donna et Prima, c'est le professeur Milley qui avait choisi leurs noms. Un rapport avec l'opéra. Personne n'est resté pour leur donner à manger et elles vont sans doute mourir.
Au fond de son rêve, elle devine une force qui lui murmure inlassablement des choses importantes qu'elle n'arrive pas à retenir. Des choses qui devraient la consoler, sûrement. Mais elle ne veut pas écouter la voix. Elle tord ses doigts comme pour faire apparaître Mitzie par magie. Et elle reste pliée en deux pour ne pas se faire pipi dessus.
Lorsqu'enfin elle entend la voix de son frère, elle se dit qu'elle est encore en train de rêver. Mais il l'appelle avec une angoisse dans la voix qu'il n'a pas quand elle rêve. 7 se relève en sursaut et crie à son tour de toutes ses forces.
1 frappe la porte du casier et tente d'arracher le cadenas. En vain, et Telmina en profite pour fuir. La théorie a pourtant été bien apprise : quand on tient un moyen de pression, on ne le lâche pas tant qu'on n'est pas arrivé à ses fins. En revanche, la mise en pratique pose un certain nombre de problèmes à 1. Pour l'instant, la seule chose à laquelle il parvient à penser, c'est à sauver 7.
Le jeune homme se retourne à la recherche d'un moyen de forcer le casier. Pas la moindre pince en vue, aucun pied de biche, et évidemment pas de clé ni de Joesburg qui pourrait lui indiquer où elle se trouve. Il déniche un reste de tuyau de plomb avec lequel il se met à marteler le cadenas.
De l'autre côté de l'épaisse feuille de métal 7 sent les portes trembler à chaque coup mais garde les mains bien plaquées contre le casier. Son sauveur est là. Ils sont assez proches, malgré la plaque qui les sépare, pour que 1 puisse la rassurer directement par la pensée. Ce contact et les coups forment un univers à eux seuls, la chaleur et l'enfermement n'existent plus, elle attend sans impatience la délivrance, sûre que maintenant tout va bien se finir.
1 aimerait en être aussi sûr. Le cadenas est bien trop solide pour qu'il l'écrase, mais il est en train de défoncer les attaches en métal qui le retiennent aux portes du casier.
Un cliquetis lui fait tourner la tête. Profitant de son inattention, Freddy s'est rapproché suffisamment pour lui braquer un antique fusil à pompe dans les côtes.
1 dit :
« Laissez-nous partir. J'ai fait votre ordinateur. On ne vous veut pas de mal. On veut juste partir. »
Freddy hésite. Il trouve que cet étranger est une source d'ennui. Même avec l'arme, il faudrait le tenir sous surveillance jour et nuit pour être sûr qu'il ne les assassinerait pas pour sauver la gamine. Et rien ne garantit que la police ne viendrait pas le chercher un jour et saisirait l'ordinateur.
Choisissant la voie de la sécurité, il jette la clé du cadenas à 1 tout en continuant à le menacer du fusil, au cas où l'autre voudrait se venger. C'est inutile, tout ce qui intéresse 1 c'est de délivrer au plus vite 7 qui se jette dans ses bras. Il la fait passer derrière lui pour la protéger de Freddy. Il regarde l'homme usé dans les yeux, sans trop savoir quoi dire, sans comprendre ce qui vient de se passer.
« Pourquoi vous avez fait tout ça ?
Freddy hausse les épaules et fait une moue désabusée, sans que la ligne de mire de son fusil ne varie d'un millimètre.
— C'est la vie mon gars. On fait ce qu'on peut. Dans cette histoire, je crois ben que j'ai eu les yeux plus gros que le ventre, t'sais.
Il réfléchit encore quelques minutes tandis que 1 et 7 s'éloignent lentement, 1 gardant toujours le regard fixé sur le fusil, sa petite sœur derrière lui. L'homme conclu en marmonnant du coin de la bouche :
— Si tu veux aller en ville, faut suivre le chemin vers le nord jusqu'à la grand-voie, et pis là tu demandes et tu trouveras ben quelqu'un pour vous prendre en stop. Voilà. »
1 est arrivé à un carrefour dans les piles de carcasses, il se retourne, prend 7 dans ses bras et commence à courir pour échapper à ce fou.
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