Partie 2 : quelque chose d'anormal
3
L'esprit de 3 entre dans l'anhylo pour aller jusque dans l'ordinateur des responsables. Cet ordinateur tech n'est pas censé être connecté au Réseau auquel les enfants Techs ont accès. Concrètement, il est proche d'objets techs, qui sont proches des fils de leur Réseau. Cela suffit pour que dans l'anhylo cet ordinateur soit accessible par une simple pensée. Le contact physique facilite les choses, mais il suffit que l'un des objets soit à portée de l'aura de l'autre pour permettre le passage.
Les scientifiques du laboratoire le savent mieux que personne. Ça ne les empêche pas de mal contrôler ce facteur dans l'organisation de la sécurité, sous-estimant en permanence l'augmentation de l'aura des Techs. Pour les enfants, c'est un oubli bien trop pratique pour le signaler. En une fraction de seconde, 3 crée de toutes pièces une autorisation qu'elle transmet au surveillant. Lequel fait un peu durer l'attente avant d'enfin ouvrir la porte.
3 se précipite dans la chambre. 7 pleure tout en dormant. 3 saisit l'épaule de sa petite sœur et la secoue sans douceur pour la réveiller, en prenant bien garde que leurs peaux n'entrent pas en contact, afin de limiter le mélange de leurs pensées. Une précaution vaine à cet instant, car 7 a perdu tout contrôle d'elle-même et projette sa terreur de toutes ses forces dans toutes les directions.
3 est suffisamment proche pour être dans l'aura de sa sœur et prendre de plein fouet la sensation de totale impuissance de 7, la panique face à un danger omniprésent. Elle n'arrive pas à l'apaiser et se contente de la secouer plus fort. N'importe quel autre de ses frères et sœurs serait rentré dans le cauchemar et l'aurait vaincu de l'intérieur, ou au moins aurait pu ramener la fillette à la conscience en douceur, mais pour rien au monde 3 ne remettrait les pieds là-dedans. Quand elle s'est réveillée un énorme loup les poursuivait dans une forêt dont les plantes les griffaient pour les ralentir. Et le loup savait qu'il les aurait. Si le rêve a encore empiré depuis ce passage-là, 3 ne veut surtout pas savoir comment.
Enfin, 7 se réveille. Elle crie et sanglote, puis se blottit contre sa sœur. 3 ressent les violentes émotions de la petite fille et elle est à deux doigts de pleurer aussi. Non, il ne faut pas, elle est la plus grande et doit faire face. Elle serre 7 contre elle et lui caresse les cheveux, parce que c'est ce qu'il faut faire. Elle lui dit que ce n'est rien, rien qu'un cauchemar, il ne va rien se passer de mal. Elle le lui promet. Il lui semble que ce genre de mensonge fait aussi partie de l'attirail pour calmer les enfants. Que faire d'autre ?
Quand 3 elle-même était petite et que 1 la consolait, il lui envoyait un fil d'affection par le Réseau, mais 3 n'a jamais beaucoup aimé ça. Elle n'aime pas les contacts d'esprit à esprit, elle se sent nue et vulnérable. En règle générale, elle n'aime pas se mélanger aux autres Techs. Ce qui n'est pas le cas de 7. Timidement, maladroitement, 3 tisse un fil avec son affection, y ajoute quelques images rassurantes et envoie le tout par l'anhylo. La fillette se jette dessus et 3 doit se retenir pour ne pas reculer — non, elle ne peut pas la laisser toute seule, pas maintenant. Par à-coups trop brusques, 3 finit par calmer 7 qui est prête à se rendormir.
Quand enfin 7 ferme les yeux, 3 la prévient : demain, tu vas devoir raconter ton rêve au docteur Carneau. 7 se relève en sursaut. 3 perd rarement du temps à regretter ses maladresses, elle note dans un coin de sa tête de ne plus faire d'annonces désagréables à un enfant qui s'endort enfin et se remet à caresser les cheveux de 7 en lui disant mentalement ne t'en fais pas, j'étais là au début, je raconterai avec toi. Le docteur Carneau n'a jamais fait de mal à personne et elle ne comprend pas pourquoi sa petite sœur le déteste autant. C'est un personnage froid et sans intérêt, qui fait partie de la longue liste de gens que les Techs doivent supporter pour aider les professeurs. Selon 3, c'est tout ce qu'il y a à retenir contre cet homme et elle tente une fois de plus de convaincre 7.
La petite fille est persuadée que si elle raconte son cauchemar, il va se réaliser. Et ça non, pas question. C'est le plus épouvantable qu'elle ait jamais fait. Elle sait bien que 3 fait de son mieux, à sa manière, mais elle ne peut pas comprendre. 7 tend la main vers le fil de Réseau. Elle veut réveiller 1 et tout lui transmettre, d'esprit à esprit. Elle a l'impression qu'il n'y a que lui qui pourra la comprendre et la protéger. 3 hésite, c'était à elle de veiller sur 7 ce soir et elle déteste ne pas mener à bien les tâches qu'elle entreprend. Mais si 7 en a besoin...
1, 3 et 7
1 est en train de rêver d'une bulle. Il doit l'attraper mais elle lui glisse entre les doigts. Et quand enfin il la tient, elle est plus grosse que sa tête et se brise comme du verre en million de petits éclats qui se plantent dans ses mains.
Il rêve souvent de verre et de petites blessures. Il connaît assez de techniques de relaxation et de mentalisation pour orienter son rêve vers des images plus agréables, mais il préfère se réveiller. Et découvre l'esprit de 7 qui l'attend dans l'anhylo, fébrile et impatiente.
Qu'est-ce qu'il y a ? demande-t-il à sa petite sœur — même si ce n'est pas vraiment une question, plutôt une attitude d'attente bienveillante, prête à accepter tout ce que l'enfant veut bien lui confier. La réponse de 7 est encore plus éloignée des mots, elle implique un mélange d'images, de sensations, d'émotions, surtout la peur, qui sont très vives, très marquées. Patiemment, 1 fait le tri dans ce fatras et montre à 7 comment le faire elle-même. Elle est trop jeune pour l'instant et n'y arrive pas seule, mais la technique est longue à apprendre, autant commencer tôt. Puis il prend les images du cauchemar. Et reçoit un choc lui aussi.
Le loup, les bois, la nuit, rien de tout cela ne lui fait très peur, il a l'habitude avec les rêves de 7. Mais la suite résonne avec ses angoisses les plus profondes.
Le laboratoire détruit. Les scientifiques tués. Le monde en flammes. Et partout la haine, de la haine envers les Techs, parce qu'ils ne sont pas comme les autres humains, de la haine comme il n'aurait jamais pu l'imaginer, une haine qui pourrait servir de source à des guerres terribles. Pas étonnant que 7 en soit malade. 1 est bouleversé aussi. Il a grandi, comme eux tous, dans le laboratoire, et ne connaît la haine et la mort que sur le plan théorique. Il prend 7 — l'esprit de 7, la partie qui est réellement elle — et écarte d'elle toutes ces images négatives, avant de la pelotonner dans un cocon d'amour et d'images rassurantes. Il ne faut pas qu'elle se fasse du souci pour tout ça.
Lui s'en fait suffisamment pour tout le monde.
Depuis quelques années, peu après la naissance de 7, la vie dans le laboratoire ne tourne plus très rond et ça l'inquiète. Il aimerait vraiment se dire qu'il est impossible que ce cauchemar se réalise. Mais en réalité, il n'en sait rien. Pourquoi, puisque les Techs ont été créés pour servir et protéger l'humanité tout entière, les laisse-t-on enfermés ? Passe encore pour les plus jeunes. Mais il a vingt ans, et 2 en a seize, ils pourraient déjà se rendre utiles. Et pourquoi n'y a-t-il aucun autre Tech créé depuis quatre ans ? Pourquoi n'achète-t-on plus de nouveau matériel ? Pourquoi certains membres de l'équipe partent du jour au lendemain, sans que les Techs le sachent, et pourquoi ne sont-ils pas remplacés ? Pourquoi les Techs n'ont-ils toujours aucun contact avec le monde extérieur ? Pourquoi ne fait-on plus d'expériences, pourquoi les plus jeunes ne reçoivent presque plus de cours ? Pourquoi leur apprend-on à se battre ?
De nombreuses choses ne tournent pas rond, et 1 a tendance à penser plus ou moins confusément que c'est de sa faute. Qu'il n'a pas été à la hauteur de tout ce que tout le monde espérait, des sommes folles englouties pour le créer. Il est né dans un but précis, qui est à ses yeux aussi grandiose que flou. N'ayant jamais eu l'occasion de faire ses preuves, 1 est incapable de dire s'il est une réussite ou un échec. En attendant, il assume son rôle d'aîné et prend soin des plus jeunes, de son mieux, tandis que les professeurs Milley et Stones sont de plus en plus absorbés par de mystérieux soucis qu'ils refusent d'aborder en sa présence. Sa seule certitude est que lui et les autres Techs forment une famille, qu'il tente de garder soudée et de protéger.
Laissant 7 dans son cocon, l'esprit de 1 part le long du Réseau. Il veut vérifier que les professeurs sont bien là et que tout va bien. Ça lui paraît extrêmement important, urgent même : il doit freiner l'angoisse qui monte lentement en lui avant qu'elle ne contamine les autres. Son esprit avance jusqu'au bout des fils techs à sa portée, puis entre dans un ordinateur lié aux ordinateurs binaires de la sécurité. Un piratage rapide plus tard et il peut entendre par les micros posés dans toutes les pièces du niveau I et II du laboratoire. Il les fait défiler. Silence. Aucune trace de l'un ou de l'autre professeur.
Non il ne doit pas paniquer. Il doit d'abord veiller sur les autres Techs. Les rassurer. Mais toute sa confiance a servi à envelopper 7, et 1 est totalement nu, seul avec ses terreurs et ses responsabilités. Puis il sursaute en entendant enfin un bruit. Pas dans les micros qu'il espionne, non, un bruit dans le monde matériel, dans sa propre chambre. Il s'assoit avant même d'ouvrir les yeux. Oui, il entend quelque chose d'anormal. L'énorme verrou de sa porte, sécurité maximale, est en train de se fermer. Ce crissement à peine perceptible se détache du ronronnement des machines qui l'ont accompagné toute sa vie et résonne comme un véritable coup de tonnerre.
Il était déjà enfermé. Pourquoi ont-ils ajouté ce verrou-là ? Où sont les professeurs ? Où sont tous les autres ?
Toujours dans l'anhylo, 1 part à la recherche des esprits de ses frères et sœurs. Tous ont été réveillés par le même bruit insolite, et ils sont à présent tous plongés dans la même panique, dans les mêmes questions, chacun y réagissant à sa manière. 7 émerge du cocon que son frère lui a tissé pour ensuite s'y réfugier à nouveau, affolée. 6, petit garçon de six ans, s'est recroquevillé sur son lit et reste immobile et silencieux. 5, qui du haut de ses huit ans a déjà un caractère bien trempé, a attrapé une lampe et martèle la porte en criant des injures. 4, plus âgé, tente timidement d'appeler au secours les adultes, même s'il sait que l'épaisse cloison étouffe le son de sa voix. 3 s'est jetée dans le couloir en voyant la porte se refermer et reste silencieuse tandis qu'elle réfléchit à ce qui a pu se passer. Et 2, la sœur aînée de seize ans, calme tout le monde. Elle lance un appel général et leur demande de ne pas avoir peur, rappelant que les erreurs de systèmes arrivent parfois dans les ordinateurs binaires, et les poussent à des comportements aberrants. Tous ont les nerfs à vif depuis quelque temps, heureusement l'argument simple de 2 les rassure. Si on ne peut plus faire confiance à 2, on ne peut plus avoir confiance en rien.
Tous, la main plaquée sur le fil de Réseau, suivent l'avancée de 3 qui va alerter des responsables. Elle n'aime pas avoir son esprit collé par celui des autres, mais là elle ne peut pas refuser la connexion. Elle ferme donc sa personnalité, ses pensées et ses sentiments, tout en leur laissant l'accès à ses sens pour qu'ils puissent enregistrer en même temps qu'elle ce qu'elle voit et ce qu'elle entend. Elle ne va d'ailleurs pas très loin : la porte au bout du couloir est fermée elle aussi, à la sécurité maximale.
Ils sont tous coincés.
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