Partie 118 : histoire de noms
1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7
Les Techs finissent par revenir à la réalité matérielle. Edmund leur lance :
« C'est bon ? Prêts à repartir, les enfants ? »
Les Techs le foudroient du regard dans un bel ensemble — l'expression de leurs visages est parfaitement identique, même 3 qui évite d'habitude de se mêler aussi intimement aux autres. Puis ils se séparent. Ce ne sont pas seulement leurs corps qui ne se touchent plus, ce sont aussi leurs attitudes qui redeviennent individuelles. 1 et 2 hochent la tête pour montrer qu'ils sont prêts à partir. Cette fois c'est 2 qui aide Hindgam à marcher. 4 lâche la main de Josh Malone pour prendre celle du professeur Milley. 5 s'avance pour prendre l'autre, puis elle jette un coup d'œil à 3 et lui laisse la place. Elle sait très bien que même si sa sœur en rêve depuis longtemps, elle n'osera pas faire le premier pas. Le professeur Milley leur sourit et leur caresse les cheveux, l'ultime geste d'affection qu'elle se soit jamais autorisée, et le professeur Stones leur serre brièvement l'épaule à tous les deux.
Tous les Techs ressentent un apaisement qui n'est qu'un infime reflet de son soulagement et sa joie. Le professeur Milley lui donne son autre main et elles continuent à avancer sans parler davantage. Pour la première fois 2 réalise que 3 est sans doute celle qui ressemble le plus à leur créatrice, et les autres à qui elle fait partager cette pensée approuvent. Surtout la fillette qui est très fière à cette idée, et très satisfaite en voyant que Nora, la véritable Nora Milley, marche seule et loin du professeur.
Dans le silence revenu, Sanx attrape 1 par le bras et lui demande tout bas :
« Alors ? Qu'est-ce qui se passe ensuite ?
— On va dans cette salle pour trouver comment empêcher cette chose de prendre 7.
— Hum, là c'est peut-être moi qui n'ai rien compris, mais il me semblait que mettre tous les Techs dans cette salle zéro, c'était le moyen pour construire un pont fait maison en âme de petite fille, non ?
— Oui. Et c'est aussi le moyen pour être connecté à cette chose. La voir en face. On n'arrivera pas à la vaincre sinon. Dans le Réseau, elle nous glisse entre les doigts.
— Ça sent mauvais votre histoire. Et si vous perdez ? Qu'est-ce qu'on devient ? Qu'est-ce qu'on peut faire ?
— Je ne sais pas. Je suis désolé. Mais je ne pense pas qu'Edmund vous fasse du mal, vous n'avez rien à voir avec tout ça...
— Et les autres ? Les humains qui ne sont pas avec lui ? Tu leur fais confiance ?
— On leur fait confiance.
— Ah. Super. Vous allez vous jeter dans la gueule du loup et tout ce que je peux faire, c'est regarder. Avec des types plus ou moins louches pour me passer les popcorns.
Il lève la main, comme agacé par une interruption que 1 ne pensait pas à faire :
— Ne me dis pas que tu m'as prévenu de ne pas venir.
— Je suis désolé de t'avoir entraîné là-dedans. Mais maintenant on n'a pas le choix. On continue.
— Arrête d'être désolé. Juste cinq minutes. Hey, doc, qu'est-ce qu'il y a exactement dans cette salle zéro ? Je suis presque certain de ne pas être le seul à être complètement perdu, là.
Il faut quelques secondes aux professeurs Stones et Milley pour comprendre que c'est bien à eux que le jeune homme s'adresse une fois de plus si familièrement. 1 n'a pas insisté lorsque les professeurs ont esquivé sa question, mais Sanx est plus difficile à mettre sur la touche. À la surprise générale, c'est 3 qui lui dit :
— Laisse-les tranquilles. Ils n'ont pas envie de le dire.
— Toi tu es...
— La troisième.
— C'est ça. La plus sage. La plus dévouée. Tu as un nom ?
3 rougit en pensant au nom d'emprunt qu'elle a osé s'approprier et secoue la tête. Sanx demande aux professeurs :
— D'accord, vous voulez garder la surprise pour la salle zéro. C'est très attentionné de votre part. Mais je peux vous poser une question innocente ? Pourquoi est-ce que vos Techs humains ont des numéros et pas des vrais noms ?
Stones ne se retourne même pas. Milley marche en regardant le sol devant lui, aussi sombre qu'au début de leur équipée. Elle répond entre ses dents :
— Pour ne pas s'attacher à eux.
Stones proteste mais Milley le coupe :
— Je sais que nous avions d'autres raisons officielles. Mais c'est bien ça. Nous leur avons donné des substituts affectifs pour ne pas les élever directement nous-mêmes. Pour que ce ne soit pas trop dur de les remettre à leurs propriétaires le moment venu. Bordel, rien que pour admettre qu'ils ont un foutu propriétaire !
— Nous l'avons toujours su, dit Stones. Ce ne sont pas des enfants. Nous avons été engagés pour les créer dans un but précis. Ils ne nous ont jamais appartenus.
Les sept Techs, à la même seconde, ressentent le même coup de poignard dans le cœur.
Ils n'ont jamais demandé pourquoi ils n'avaient pas de noms. Ils n'ont jamais demandé si leurs créateurs les considéraient comme leurs enfants. Ils n'ont jamais demandé s'ils les aimaient.
Parce qu'ils savaient quelle serait la réponse à ces questions.
Parce qu'ils craignaient tous cette réponse et que, pour lutter contre son ombre menaçante, ils se sont accrochés à tous les signes pouvant indiquer le contraire. Chaque geste affectueux, chaque sourire échappé, chaque félicitation, chaque encouragement, chaque enseignement avait été précieusement gardé comme un talisman pouvant chasser les démons de l'abandon. Les Techs sont plus unis que n'importe quels humains pourront jamais l'être. Mais ils sont humains aussi. Ils ont recherché de l'amour autour d'eux et ont cru qu'il était là.
Il y est, d'une certaine manière. La fureur de Milley le prouve. Ou l'indique. Comment le savoir ? Il est impossible de lire réellement dans le cœur des humains. On se base toujours sur des signes extérieurs. On peut toujours être trahi. Les professeurs peuvent être leurs parents, leurs créateurs, leurs gardiens ; ce ne sont que des mots, aucune pensée n'éclairera une vérité dans le Réseau.
Mentalement les Techs se rassemblent autour de 3 et de 7, les plus sensibles à cette annonce. Mais 3 ne réagit pas comme elle-même s'y serait attendue. Elle, qui a souffert plus que l'enfer depuis l'enlèvement des professeurs, pensait que l'idée même qu'elle n'était qu'un objet pour eux allait l'anéantir. Et pourtant, aussi surprenant que ce soit, sa pire peur s'est matérialisée et elle est toujours là. Elle peut regarder les faits en face, balayer ses rêves d'être une petite fille normale, accepter que les sentiments des professeurs ne soient pas ceux qu'elle voudrait, mais qu'ils existent. Et puisque c'est 3 qui ressent avec la plus incroyable netteté l'évidence de leur situation, c'est elle tout naturellement qui devient leur porte-parole :
— Nous n'avons pas choisi de naître pour un but. Nous sommes nés et nous avons voulu des parents à aimer. Comme n'importe quel humain. Parce que vous nous avez créés humains. Nous vous avons aimés comme nos parents et nous vous aimons encore comme nos parents.
Sa voix calme résonne dans le couloir trop étroit. Elle a la force tranquille des vérités esquivées depuis toujours. Stones baisse les yeux, ne parvenant pas à soutenir le regard des enfants. Milley regarde 3 qui lui tient toujours la main et paraît sereine. La petite fille a dit ce qui devait être dit. Elle la connaît assez pour savoir le courage que ça lui a demandé. Les paroles de 3 n'ont fait que raviver sa propre culpabilité à avoir laissé M. Edmund et la SRAM les considérer comme des objets. Milley ignore ce qu'elle aurait pu faire pour changer la situation mais elle reste persuadée qu'elle aurait dû faire quelque chose, n'importe quoi. Elle a tenté de les armer, de leur apprendre des moyens de se défendre dans la guerre qu'ils allaient déclencher une fois sortis de l'île. Mais c'était insuffisant et l'attaque a été lancée avant qu'ils ne soient prêts. D'ailleurs, auraient-ils été suffisamment prêts un jour ?
— Je ne suis pas votre mère, répond-elle, et c'est le hasard qui a déterminé vos personnalités. Je n'ai aucun droit à être fière de vous. Et pourtant je le suis.
Elle s'arrête avant que l'émotion ne perce à travers sa voix. Pour les Techs, c'est déjà une déclaration énorme. Pas un seul ne remarque le petit sourire d'Edmund. Bien que le groupe se soit arrêté, il n'a pas ordonné à ses sbires de le remettre en marche, il attend patiemment que ses précieux Techs aient fini de régler leurs histoires de famille. Avec ce qui les attend, mieux vaut limiter au maximum le nombre d'émotions et de réflexions parasites. Autant qu'ils entrent dans la salle zéro l'esprit tranquille s'ils le peuvent.
Une patience intéressée que le professeur Stones n'a quant à lui pas comprise. Il insiste :
— Tout ça n'a aucune importance. Ils ont été créés sur l'ordre de M. Edmund et c'est à lui que nous devons rendre des comptes, point final.
— Comment ça ? demande 1.
— Ce n'est ni le lieu ni...
— Si. Je crois qu'il n'y a jamais eu de meilleur endroit ni de meilleur moment pour que vous vous décidiez enfin à nous dire la vérité. Nous avons le droit d'entendre notre histoire !
— Et moi la mienne, intervient Nora Milley.
Elle braque sur sa mère des yeux pleins de défi mais celle-ci esquive toujours son regard.
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