Partie 116 : champ de bataille
1, 2, 3, 4 et 5
Au-dehors la bataille s'annonce imminente. La SRAM sait qu'elle a déjà perdu le monopole sur lequel elle a bâti toute sa puissance. À présent, sa seule chance de garder le pouvoir est de reprendre et d'utiliser à son profit les tout-puissants Techs. Les détruire ne servirait plus à rien.
Et sa façon d'agir, comme à son habitude, ne brille pas par sa subtilité. La seule chose qui la retient de larguer des bombes, c'est la peur d'abîmer la précieuse marchandise. Ils tentent donc un débarquement humain massif par la mer et par les airs. Les troupes d'Edmund résistent efficacement car ils sont déjà installés dans tous les points stratégiques de l'île. C'est suffisant pour garder le contrôle des lieux. Ça n'empêche pas les balles de voler dans toutes les directions dès que les premiers soldats SRAM posent un pied sur l'île.
Le jet privé de Josh Malone a une carlingue incrustée de fil tech, ce qui lui assure une belle aura. Depuis le départ 4 s'est intégré à cet engin de rêve et savoure la sensation de fendre les cieux. C'est le premier à s'apercevoir que l'île est en vue. Le premier aussi à recevoir les messages de la guerre. Les agents d'Edmund comme ceux de la SRAM ont tenté, dans la mesure du possible, de limiter leur matériel tech, mais les anciens systèmes de communication n'existent plus en nombre suffisant pour ça. 4 distingue très nettement les plans de bataille, les ordres et les rapports de perte, les passages des avions de combat, les balises de détresse. Affolé, il alerte ses deux sœurs. Ils cherchent ensemble un moyen de se poser malgré tout et de rejoindre les autres sans risquer leur vie inutilement. Le désir de rentrer que la présence a inscrit en eux est trop profond pour que 3 ou 4 pensent à faire demi-tour devant ce combat. Seule 5 a gardé suffisamment de maîtrise tech pour être capable de reculer, mais reculer devant le danger n'a jamais été dans son caractère, et cette idée ne l'effleure pas plus que les autres.
Ils se concentrent pour que leurs trois auras réunies parviennent à atteindre les ordinateurs techs contenus dans les avions et les hélicoptères. Les navires en ont été déséquipés, pas la flotte aérienne qui ne peut plus s'en passer. L'aura du jet permet aux Techs d'avancer plus loin encore et c'est sans y penser qu'ils changent la trajectoire de l'engin pour qu'il ne percute pas ceux de l'ennemi. Le pilote de Josh alerte son patron, qui lui dit gentiment de ne pas s'en faire, que ce sont seulement les enfants qui s'amusent. L'homme insiste sur le fait qu'ils se retrouvent au cœur d'une bataille et que lui n'a jamais accepté une chose pareille.
Pendant ce temps, dans le laboratoire, 1 et 2 ont pris possession de l'équipement. Ces outils leur paraissent grossiers et difficiles à manier. Si les missiles avaient été techs, ils auraient pu les diriger aussi facilement que leurs propres mains. Au lieu de quoi ils sont obligés de s'en remettre aux calculs d'une machine dans laquelle ils ne peuvent pas pénétrer. Au moins ils peuvent entrer leurs ordres avec la simplicité de la pensée.
Il ne leur reste plus qu'à déterminer quels ordres ils sont prêts à donner. Les armes qu'on leur a fournies servent à tuer. Et ils ne le veulent pas. Sauf si c'est pour protéger les autres Techs. Les radars leur donnent des images précises du ciel, les soldats de la SRAM sont de plus en plus nombreux à être parachutés sur l'île. Une fois à terre, ceux d'Edmund les tuent, supposent les deux Techs qui n'ont pas le courage de regarder. On peut dire que les abattre en plein vol ne change pas grand-chose à leur sort — et que s'ils sont venus là, armés et prêts à tuer, ils doivent aussi être prêts à mourir. Mais ça ne change rien au fait que si les Techs détruisent leurs avions, ils vont tuer des êtres humains. Cet interdit suprême a déjà été violé par 6. Qui était trop jeune pour savoir ce qu'il faisait.
On leur fait peur, décide 2. On tire à côté et on les force à dégager la zone. On touche nos cibles seulement s'ils menacent directement l'avion de 3, 4 et 5.
Je suis d'accord, répond son frère, mais les missiles vont bien finir par arriver quelque part. Il faudrait les détruire. Et on n'en a pas un nombre infini. Il faut en garder quelques-uns en stock au cas où on n'ait plus le choix.
Bien.
Le jet de Josh est là. Les avions de largage sont assistés par quelques avions de chasse qui se jettent sur leur cible comme des requins affamés. Ils lancent leurs missiles, qui esquivent l'avion et filent se perdre dans la mer. Les enfants Techs sont à bord et ils veillent à leur propre sauvegarde.
1 et 2 tirent à leur tour et forcent les chasseurs à s'écarter de plus en plus. 3, 4 et 5 comprennent la manœuvre et utilisent les missiles suivants de la même manière. Leur avion, dont le pilote est de plus en plus terrifié, arrive enfin à se poser sur la piste. Josh, complètement paniqué maintenant qu'il a compris ce qui se passe, tente à nouveau :
« Demi-tour ! On dirait que ce n'est pas le moment de mener une enquête sur les extraterrestres ! Allez, les enfants, laissez partir l'avion avant qu'on se fasse tuer !
— On ne peut pas repartir, répond Neil.
— On ne doit pas repartir, ajoute Nora.
— On ne veut pas repartir ! conclut Vicky qui ouvre la porte et saute à l'extérieur sans attendre la rampe.
Mok la suit sans hésiter. À leur tour, 3 et 4 descendent, plus précautionneusement. 4 se retourne vers l'acteur et lui lance gentiment :
— Alors, tu viens ? Saute, on te rattrape ! »
Josh envisage sérieusement de partir et de laisser les enfants à leur sort. Il n'a jamais été question pour lui d'une guerre civile. Et où que ces gosses aillent, les ennuis semblent germer sous leurs pas. Une nouvelle rafale de mitraillette le tétanise sur son fauteuil.
Les soldats d'Edmund, voyant apparaître quatre enfants sortant d'un jet privé, savent où ils doivent les emmener. Mais hésitent sur la conduite à tenir quant aux civils restés à l'intérieur.
« Ils sont avec vous ? demande très sérieusement une soldate à Nora.
— Oui, mais ils peuvent repartir s'ils préfèrent. Ce n'est pas grave.
— On nous a dit de protéger aussi les invités. Et que vous seriez trois, pas quatre.
— Mok est notre invité, précise Vicky en prenant l'épaule du garçon.
— Et Josh aussi ! s'exclame Neil.
Il part d'une bonne volonté en disant cela : puisque cette femme armée offre de les protéger, autant que son ami en profite. La soldate fait un signe de tête à deux autres militaires qui sautent dans l'avion et appellent :
— Josh ! Venez ici !
Croyant qu'on l'a reconnu et légèrement offusqué que des fans se permettent de l'appeler par son prénom, même dans ces circonstances, l'acteur se lève et tente d'expliquer qu'il veut repartir, qu'il s'agissait d'une erreur et qu'il ne veut surtout pas déranger. Le soldat qui lui fait face se contente de demander :
— Vous êtes Josh, l'invité des enfants ?
— Hein ? Heu, je suis bien Josh, mais...
— Alors vous venez.
L'homme l'empoigne par le cou. Pour éviter de se faire décapiter par cette poigne de fer, l'acteur n'a pas d'autres choix que de le suivre. Il est descendu à terre sans qu'on lui fasse mal mais sans recevoir plus de ménagement qu'un sac de farine.
— C'est bon ? demande la soldate. Tout le monde est là ?
Les enfants hochent la tête, assez abasourdis par cette adulte qui non seulement les écoute, mais en plus leur obéit. Un retournement de situation appréciable, quoique légèrement inquiétant. Elle continue tout en les guidant jusqu'au camp principal :
— Nous allons vous amener jusqu'au Laboratoire. Ça risque d'être dangereux, pour le moment on contient les agents de la SRAM, mais il suffit d'une balle au mauvais endroit pour que vous y restiez. Aucune des armes utilisées n'est tech. On va vous donner des gilets pare-balles, ensuite vous montez dans un camion et quoi qu'il arrive, vous n'en sortez pas tant que vous n'êtes pas arrivés. C'est clair ? »
Elle pose sa question en regardant les Techs, pas Josh Malone qui se sent très seul et de plus en plus perdu. Les enfants acquiescent avec beaucoup de sérieux, y compris Mok qui n'a pas vraiment compris de quoi il s'agit ni pourquoi ils sont venus ici. Dans le doute, il suit le mouvement. Il a confiance en 3 pour veiller convenablement à ce qu'ils s'en sortent — après tout, elle a réussi à s'enfuir au nez et à la barbe de Thune lui-même — et en 5 pour ne pas l'oublier en route. Et en lui-même pour savoir se servir du pistolet et du couteau de chasse qu'il fauche discrètement dans le camp militaire.
Il se sent tout de même nettement mieux après avoir ainsi mis la main sur des moyens de se défendre, quelle que soit sa foi dans les deux fausses Princesses-Esprits. Le gilet pare-balle et le casque lui plaisent beaucoup moins, ils lui rappellent trop le piège du blouson tech que les fillettes ont utilisé pour le forcer à obéir dans le Ghetto. Mais il ne dit rien. Depuis qu'ils ont rejoint l'acteur, Mok préfère se faire oublier le plus possible, en attendant de maîtriser à son tour les règles complexes qui régissent le riche monde extérieur. Il n'a rien dit quand 5 lui a annoncé que l'ouverture des Ghettos était programmée. Un évènement pareil, il attend de le voir pour le croire.
Pour le moment, les quatre enfants et Josh Malone se serrent dans un camion encombré de matériel et gardé par plusieurs soldats. De temps en temps des coups de feu retentissent. Les agents SRAM n'ont pu débarquer aucun véhicule et ils mènent un assaut féroce sur tous ceux qui leur paraissent susceptibles d'être conquis. Ce n'est pas le cas de celui-là qui est trop bien gardé. Depuis l'intérieur il est impossible de voir ce qui se passe au-dehors et l'imagination des Techs s'emballe. Leurs terrains de jeu, leur forêt, leur jardin, leur univers, le paysage qui a constitué pour eux la limite du monde réel, tout est peut-être détruit. Finalement, 3 leur interdit de ruminer ces idées moroses, 5 s'énerve en lui disant qu'elle n'a pas à contrôler ses pensées, 4 tente de calmer la dispute mentale et ça les occupe jusqu'à ce qu'ils arrivent à bon port. Ils n'ont pas réellement peur, bien moins que lorsqu'ils s'étaient évadés de l'île la première fois, ou du Ghetto.
Malone, par contre, n'en mène pas large. Comme l'a signalé 4, il a l'habitude d'incarner des héros, et il a assez de fierté pour cacher sa peur. Ce qui ne change rien à son début de panique à l'idée d'être prit au piège dans cette guerre qui ne le concerne pas. Il ne sait même pas exactement où il est. À présent les Techs ne lui paraissent plus être de pauvres petits enfants sans défense, mais des pions dans une vaste machination dont il ignore tout, à part que les organismes les plus puissants et les plus impitoyables de la planète y participent. Il ne sait pas quel prix a sa vie "d'invité" aux yeux de tous ces fous armés. La perspective de découvrir la vérité sur la matière tech venue de l'espace n'a plus beaucoup d'importance à ses yeux.
Enfin ils arrivent sains et saufs. L'espace d'un instant Josh déteste de tout son cœur ces quatre enfants qui sautent du camion comme si mourir d'une balle perdue n'arrivait qu'aux autres. Et peut-être que c'est vrai, en ce qui les concerne, peut-être qu'une force divine protège ces enfants-là de tous les dangers et garde les balles perdues pour les autres. Et ici les autres, c'est lui. Il met longtemps à accepter de descendre. Beaucoup moins à se précipiter entre les portes du Laboratoire ouvertes par les Techs. Il ne sait pas à quoi exactement correspond ce bâtiment, mais c'est un abri, et c'est tout ce qui lui importe désormais.
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