Chapitre 2 : Sol Invictus (partie 1)
Magnus ne sut où il puisa le courage de se relever. La nuit était tombée depuis longtemps, mais il connaissait les moindres détours du Val. Il se mit debout, trouvant un soutien inespéré en la présence d'un hêtre décharné. Grimaçant des douleurs provoquées par sa course effrénée à travers bois, le jeune homme chancela.
Le Lac devant lui résonnait de l'absence cruelle de la naïade.
Voilà longtemps que se murmuraient les viles exactions des hommes. Depuis que l'humanité savait, l'on racontait que des gardiens étaient enlevés, et ne réapparaissaient jamais. Ébranlé, tout ce que la nature alentour contenait d'immortel périclitait. Le fragile écosystème du Val sans Retour disparaîtrait-il, lui aussi ?
Mais Magnus ne ressentit pas la peur qui aurait dû le saisir à cette pensée. Il se tenait là, sur la rive, les yeux fixés sur la surface miroitante, sous le choc. Son cœur battait fort et vite dans sa cage thoracique, scandant un cri muet qui recouvrait tous les autres sons.
Hier encore, Aleyna se tenait au milieu de ces eaux.
Aujourd'hui, elle n'était plus là.
Peu après que la naïade eut disparu dans le ciel, cinq silhouettes s'étaient extirpées du lac et avaient disparu dans les bois — cinq humains. Et Magnus avait senti une haine viscérale flamber dans son être. Incapable de bouger, il avait vu, ensuite, le second hélicoptère survoler l'étendue de la forêt, droit vers l'est. Cinq grandes lettres noires étaient placardées sur la carcasse de la machine : GRAAL.
Il resta longtemps, là, le regard fixé sur la surface de l'onde qui ne contenait plus rien. Il s'imagina le palais que Aleyna lui avait tant et tant de fois décrit, vide. Son cœur n'était plus qu'un amas sanguinolent pulsant contre des épines douloureuses. Chaque battement en était insupportable.
Lorsqu'il trouva enfin le courage de se détourner, la mort dans l'âme, ce fut pour s'enfoncer dans les ténèbres en vacillant. Il tremblait si fort qu'il peinait à avancer. Et tandis que la Lune guidait ses pas à travers les layons, ses yeux s'emplirent de larmes. Il les laissa couler. Chaque perle salée qui s'écrasait sur la terre accroissait sa haine. Lorsqu'il arriva au village, son cœur brûlait d'une colère noire.
Au pied de l'arbre d'or, les festivités de Yule, le solstice d'hiver, avaient débuté. Magnus contempla sans la voir le bonheur qui imprégnait les regards. Les mains qui se tendaient en échangeant des présents, les éclats de rire et les danses à la lueur des flammes, la musique qui lacérait ses entrailles.
Il se faufila entre les troncs d'arbres et les chaumières illuminées.
Aleyna.
Elle aurait dû se tenir à ses côtés, resplendissante, sa couronne de nacre scintillant au gré des feux de joie, et son rire d'immortelle s'élevant au milieu de ceux des Hommes. Ils auraient dansé, leurs mains entrelacées, leurs regards fusionnés l'un à l'autre, leur amour consumant les ténèbres de la longue nuit. Son absence était insupportable.
Le cercle de danse se découpait en silhouettes floues à la lueur de l'immense brasier qui s'élevait à quelques pas de là, en une ronde hypnotisante. Les flûtes, les bodhráns et les harpes jouaient leur mélodie jusqu'aux cieux, enivrantes, étincelantes de notes pures qui cascadaient dans l'obscurité.
Mais Magnus y était aveugle.
Il avait envie de hurler.
Il l'aurait fait, s'il s'était seulement rappelé de comment actionner ses cordes vocales. Sa gorge était serrée, ses lèvres scellées. Son ventre noué.
Il ne parvenait plus à respirer. Il était seulement capable de se noyer dans des larmes d'une détresse infinie.
Que faisait-il ici ? Pourquoi n'était-il pas directement parti, pourquoi n'avait-il pas suivi les hommes, pourquoi...
Il se renfonça dans les ténèbres.
— Magnus ! Qu'as-tu ?
Une silhouette venait de se matérialiser devant lui. Il cligna des yeux pour chasser les larmes qui encombraient ses cils. Neven, le Druide, se tenait là. Son visage marqué par les années l'observait anxieusement, ses yeux vert d'eau à la lumière du jour fixés sur lui.
— Aleyna, hoqueta-t-il. Ils ont enlevé Aleyna...
— Que dis-tu ?
Les mots s'étranglèrent dans sa gorge, moururent sur ses lèvres, lorsqu'il tenta de les répéter. Mais le Druide avait compris, et ses mains enserrèrent ses épaules avec force.
— Qui ? Qui l'a enlevée ?
Mais le jeune homme s'en fichait. Il ne savait pas. Tout ce qu'il savait, c'était l'absence d'Aleyna, qui nouait ses entrailles et sa gorge.
— Qui ? Qui, Magnus ?
Magnus secoua la tête, les larmes s'engouffrant entre ses lèvres entrouvertes qui cherchaient vainement de l'air. Le son de son cœur, palpitant dans sa poitrine, résonnait à ses tempes.
— Ils l'ont arrachée à son lac, et je n'ai rien pu faire ! hurla-t-il.
Les bruits des festivités, la musique et les rires, tout cessa brusquement. Un silence pesant, entrecoupé par le hululement d'un oiseau nocturne, plana sur les feux de joie aux flammes crépitantes. Son souffle traçait des volutes blanches dans l'air nocturne, aussi insaisissables que l'avait été Aleyna.
Neven pressa doucement son épaule. Il eut un signe d'apaisement vers les hommes et les femmes qui se tenaient là, les bras ballants, les visages tournés anxieusement vers eux. Mais les sons de la fête ne reprirent pas, et les musiciens posèrent leurs instruments au sol. Des chuchotements s'élevaient dans l'air.
Les genoux de Magnus tremblaient, menaçant de se dérober sous son poids. La lourde chape des regards l'écrasait. Il s'accrocha au bras du Druide pour ne pas choir au sol.
— Viens, chuchota le vieil homme. Ne restons pas là.
Il se laissa guider par sa main, chaude et solide, à travers les troncs dont les ombres semblaient porter une tristesse infinie. Les habitations se succédaient entre les arbres et les fourrés, illuminées de chandelles et de branches de gui. Sans dire un mot, ils gagnèrent le modeste chalet en bois sur pilotis, semblable à tous les autres, où vivait Magnus. La musique des festivités reprit, en une lente mélopée sinistre, et les voix qui s'élevaient autour des flammes lointaines scandaient des prières.
Le jeune homme et le Druide y entrèrent. Dans l'âtre se consumaient des braises mourantes, que Magnus n'aurait eu qu'à raviver pour éclairer la petite hutte qui s'était tenue prête à accueillir la naïade, après les festivités. Là, sur le seuil, ils auraient vu pâlir le ciel de la longue nuit, assisté à la renaissance du soleil. Et Magnus aurait contemplé l'astre baigner de sa lueur la chevelure translucide et vive comme l'eau de l'Immortelle, la lumière marquer ses traits à la pureté de marbre. Son cœur aurait battu assez vite, assez fort, pour battre pour eux deux.
Tâchant de juguler l'émotion soudaine qui lui comprimait davantage encore la poitrine, Magnus se laissa tomber sur un tabouret grossièrement sculpté, au plus près des flammes — il était frigorifié.
Neven s'accroupit près de lui, une main posée sur son avant-bras.
— Raconte-moi.
Alors Magnus, dans des phrases tremblantes entrecoupées de sanglots, raconta. Les cimes des arbres qui s'agitaient, sa course effrénée vers le lac — il n'avait pas été assez rapide. Et le bras métallique qui soulevait Aleyna, emprisonnée dans son filet, avalée engloutie par la machine, et ses cris, dieux, ses cris...
— Je n'ai rien pu faire, murmura-t-il. Ils l'ont prise et je n'ai rien pu faire.
Le vieil homme affichait une mine consternée, les traits marqués par une vive inquiétude. Il reposa son regard, empli de compassion, sur Magnus.
— J'en suis désolé. Magnus, tu dois me répondre : sais-tu qui étaient ces personnes ?
Le jeune homme secoua la tête en signe d'ignorance.
— Était-ce le GRAAL ?
GRAAL.
Les lettres peinturées sur l'hélicoptère s'imprimèrent sur sa rétine. Neven aperçut son expression, et ferma les yeux avec un soupir. Un long soupir, empreint d'un tel abattement que Magnus sentit son cœur se fendre davantage encore.
— Que... qu'est-ce ? Le GRAAL ? Comment savez-vous...
— Il s'agit d'une communauté d'hommes qui enlève les Immortels. Afin de... réparer la Terre.
Et comme Magnus lui renvoyait un regard scrutateur, il ajouta :
— En tant que Druide, je me dois de connaître les menaces qui pèsent sur l'équilibre des mondes.
— Depuis quand le savez-vous ?
— Plusieurs années.
Magnus recula en se soustrayant à l'emprise du Druide.
— Vous saviez que Aleyna était en danger, et vous ne m'avez jamais rien dit ?
Neven secoua la tête.
— Tu n'aurais pas pu l'empêcher.
— Si ! J'aurais pu la prévenir. J'aurais compris plus tôt ce qui se passait, elle aurait pu rester ici le temps qu'ils s'en aillent, que...
— Aleyna a besoin de son lac pour survivre. Elle n'aurait pu s'en tenir éloignée trop longtemps, le GRAAL le sait comme nous. Et ces hommes ne renoncent pas aussi aisément que tu le penses.
Magnus prit une ample respiration. Le Druide avait raison, évidemment. Il n'aurait rien pu faire.
— J'en suis désolé, Magnus, répéta Neven.
— Que vont-ils lui faire ?
— Je ne sais pas.
Il sembla sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa. Toutefois, le jeune homme n'eut pas besoin de l'entendre parler pour savoir ce dont il en retournait. Il l'ignorait, car aucun Immortel, à la connaissance des Druides, n'était revenu d'entre les mains des Hommes. Si Neven ne formula pas cet aveu à voix haute, Magnus le lut dans son regard, et cela le bouleversa.
Aleyna ne reviendrait pas. La machine qui l'avait engloutie et emportée dans le ciel la lui avait arrachée. Elle ne reviendrait pas. C'était impossible. Que feraient-ils d'elle ? Cet inconnu qui s'ouvrait dans son esprit le glaça.
— Que puis-je faire ? fit-il d'une voix blanche.
— Il n'y a rien que tu puisses faire. Ils l'ont prise, et elle ne reviendra pas. Il faut l'accepter.
Magnus secoua la tête. C'était impossible.
— Parfois, Magnus, nous n'avons pas le choix.
Magnus serra les poings, sans parvenir à juguler la colère qui montait en lui. Comment ? Comment pouvait-il rester là, pendant que la naïade se trouvait aux mains des Hommes ? Comment pouvait-il accepter le sort cruel qui était réservé à Aleyna ? Comment, tout simplement, pouvait-il se résigner à vivre sans elle ?
— Vous allez les laisser faire ? De combien d'autres Immortels s'empareront-ils ? Il doit bien y avoir quelque chose à faire !
Neven lui renvoya un long regard, où luisait une infinie tristesse.
— Je suis désolé, répondit-il simplement. Il n'y a rien que nous puissions faire. Nous prierons pour elle.
Et le Druide s'en fut.
Magnus resta seul, à fixer les flammes. Longtemps. Elles consumèrent le bois, partant à l'assaut des dernières escarbilles. Sans se résigner face à l'inéluctable.
Magnus non plus ne pouvait se résigner. Il ne le pouvait pas.
Les flammes moururent tout à fait, et il resta dans l'obscurité de cette longue nuit. De temps à autre, les échos du village lui parvenaient. Les festivités n'avaient pas repris. La joie de laquelle le Val sans Retour s'était paré quelques heures auparavant s'était évanouie en même temps qu'Aleyna.
Et Magnus se tint là, dans le noir, tremblant sous le choc, la peur et le froid, tremblant devant l'inconnu terrible qui s'ouvrait devant lui. De longues heures s'écoulèrent ainsi.
Aleyna. Le nom vibrait partout dans son âme. Chaque seconde était plus douloureuse que la précédente. Chaque seconde dévoilait des pans entiers de ses souvenirs, laissait entrevoir le vertigineux futur qui s'ouvrait devant lui — un futur sans Aleyna, un futur auquel il ne pouvait croire.
Soudain, il étouffa. Il se précipita à l'extérieur, accueillant avec soulagement l'air glacé du crépuscule sur sa peau.
Il renversa sa tête vers le ciel, de nouvelles larmes au bord des cils. Le disque lunaire l'observait, calme et attentif, entouré de sa cohorte d'étoiles.
Il récupérerait Aleyna. Aleyna, et tous les autres s'il le pouvait.
Il se battrait. Et s'il ignorait encore comment, il trouverait.
Il se le jura, là, avec pour seul témoin le soleil qui reprenait ses droits sur le monde.
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