En route pour Elios
Lorsqu'Anna rouvrit les yeux, le soleil était déjà à son zénith depuis un certain temps. Elle émergeait difficilement des limbes et se souvenait très vaguement des recommandations d'Aïel. Elle devait...quoi déjà ? Ne pas la lâcher ? Mais pourquoi ça ?
En sentant les plumes sous ses doigts elle se souvint de la raison et resserra vivement, bien que sans s'en rendre compte, son étreinte autour du cou de l'animal sur lequel elle se trouvait. Ce mouvement sembla lui déplaire car il remua la tête de droite et de gauche, comme s'il se sentait étranglé.
« C'est peut-être bien le cas, je m'agrippe comme une forcenée », songea la jeune femme en relâchant un peu sa prise.
- Merci, c'est beaucoup mieux comme ça., entendit-elle dans sa tête
- Aïel ?, répondit Anna à voix haute. Vous voulez dire que l'oiseau c'est VOUS ?
- Effectivement oui. Ne m'en veux pas mais les explications devront attendre. Cette transformation me demande énormément d'énergie, et je préfèrerai ne pas te voir t'écraser au sol pour une simple raison de curiosité trop vite assouvie.
« De toute façon, je commence à être habituée à devoir attendre pour qu'on m'explique quoi que ce soit », pensa Anna avec sarcasme.
- N'oublie pas que j'entends aussi tes pensées..., lui rappela Aïel avec bienveillance.
Cette remarque fit rougir la jeune terrienne, qui se concentra sur autre chose. Maintenant qu'elle commençait à être réveillée, elle se risqua à jeter un regard alentour, sans toutefois quitter la position rassurante – toutes proportions gardées - dans laquelle elle était.
La nature défilait à vive allure devant et ses yeux et sous ses pieds. La forêt avait laissé sa place à de vastes étendues de plaines légèrement vallonnées. Malgré la distance, elle pouvait distinguer que l'herbe y était rare et apparemment recouverte de givre. Pourtant, la douceur de l'air laissait imaginer que l'hiver était déjà loin. Elle-même n'avait pour ainsi dire pas froid alors qu'elle n'était couverte que d'un simple pyjama.
« Oh mon dieu ! », se dit la jeune femme en prenant soudain conscience de sa tenue.
Comment avait-elle pu déambuler presque nue dans la nature pendant des heures sans réagir ! La honte initiale passée, elle ne put qu'admettre qu'elle n'avait juste pas vraiment eu le temps d'y réfléchir. Entre son agression à Amiens et l'apparition de cette horrible créature, elle avait eu beaucoup plus urgent à gérer que la bienséance. Cela étant dit, elle préfèrerait toutefois être mieux vêtue si elle devait rejoindre prochainement la civilisation. Mais où allaient-elles seulement d'ailleurs ?
Trop curieuse pour patienter jusqu'à ce qu'elles aient atterries, Anna tenta de poser la question à Aïel par la pensée :
- Aïel, je sais que vous avez demandé à être tranquille mais je me demandais... Où est-ce qu'on va ?
- Je peux au moins répondre à cette question., entendit-elle presque aussitôt dans sa tête.
Il était très étrange de « sentir » l'amusement dans son esprit, mais Anna perçut celui de la femme aux yeux émeraude malgré tout. Celle-ci poursuivit :
- Je t'amène à Elios la capitale du royaume de Queran, que nous survolons actuellement. Il s'agit de l'un des plus importants de Spegelheim et c'est mon royaume...d'adoption dirons-nous.
- Tu es originaire de quel royaume ?, ne put s'empêcher de demander Anna.
- Je suis née et j'ai grandi à Sirin. Au côté de mon frère Syd comme tu le sais déjà. Maintenant, si tu le veux bien, j'ai besoin de me concentrer pour que nous puissions arriver au plus vite., compléta Aïel d'un ton plus sec qu'elle ne l'aurait voulu.
Pensant avoir été un peu dure, elle se hâta d'ajouter plus calmement :
- Tu sais, tu peux me tutoyer. J'ai promis de te protéger mais cela ne devrait pas pour autant nous empêcher de devenir amies. Avec le temps, qui sait...
- D'accord. Eh bien j'essaierai de vous...de te tutoyer alors., lui répondit la jolie brune à voix haute en souriant.
Le voyage se poursuivit en silence pendant encore une demi-heure. Anna commençait à se sentir grisée par le sentiment de liberté d'être ainsi dans les airs. Elle se délectait de voir les paysages changer, à mesure qu'elle et Aïel pénétrait dans Queran, et se surprit à essayer d'imiter les grands oiseaux qui passèrent à plusieurs reprises près des deux jeunes femmes.
Ceux-ci ne semblaient pas du tout la remarquer et paraissaient même très heureux de voler à leurs côtés. A moins que ce soit la présence de sa protectrice qui, à elle seule, expliquer ce comportement. Anna eut en effet l'impression, à un moment, que l'un des volatiles – un faucon de ce qu'elle avait cru voir, même si elle n'était pas très douée en ornithologie – avait fait une révérence de la tête à la mystérieuse femme aux tâches de rousseur avant de continuer son propre chemin.
Laissant de côté cette énième étrangeté, la jeune terrienne aperçut au loin un reflet bleuté. Il était difficile pour elle d'en être sûre, mais elle aurait mis sa main à couper qu'il s'agissait de la mer. Son doute fut toutefois confirmé dix minutes plus tard, alors qu'Aïel descendait par paliers vers une falaise ou s'écrasaient les vagues loin en contrebas.
A quelques mètres du sol, cette dernière dut lutter contre un puissant courant ascendant mais réussit à atterrir avec grâce et sans trop secouer sa voyageuse qui, elle, chuta en posant le pied au sol. Elle tenta de se relever aussitôt mais tomba à nouveau, ses jambes refusant de porter son poids.
- Vas-y doucement., entendit-elle dans son esprit. Laisse le temps à ton corps de se réhabituer au fait de te porter.
Anna n'y avait pas songé mais il était vrai que cela faisait plusieurs heures, peut-être plus de douze, qu'elle était allongée sur le dos d'Aïel. Il était donc finalement assez logique qu'elle ne puisse pas se déplacer comme si de rien était, au moins pas juste après avoir retrouvé le plancher des vaches.
Toujours assise sur l'herbe où sa protectrice s'était posée, elle agita ses jambes sans trop savoir si cela servirait à quelque chose et eut l'impression qu'elles regagnaient un peu de tonus. Elle voulut consulter Aïel du regard, mais se souvint que celle-ci était toujours sous sa forme animale.
Elle jeta un œil à la dérobée n'osant pas trop la dévisager – devait-on d'ailleurs dire les choses ainsi pour une femme-oiseau ? –, mais curieuse malgré tout de pouvoir enfin voir vraiment à quoi elle ressemblait.
Celle-ci n'avait pas bougé de son point d'atterrissage et ne semblait pas pressée de reprendre une apparence humaine. « A moins qu'elle n'en soit pas capable dans l'immédiat ? », se demanda Anna.
Même sous cette forme, la femme aux yeux émeraude était toujours aussi superbement mystérieuse. Transformée en faucon pèlerin géant, il était presque impossible de la reconnaître. Seuls deux détails la trahissaient. D'une part, ses plumes majoritairement noires et blanches arboraient çà et là des stries rousses (surtout sur sa tête et ses ailes). D'autre part, son regard acéré de rapace était rendu encore plus pénétrant par ses prunelles vertes, si difficiles à déchiffrer.
Après de longues minutes, durant lesquelles Anna contempla accroupie le paysage qui l'entourait sans rien dire tout en écoutant le bruit de l'eau, Aïel bougea enfin. Elle se dressa un peu plus sur ses pattes, pourvues de serres qui pouvait facilement déchirer une armure de cuir, et leva ses ailes toujours repliées. Son corps se mit à trembler, puis à reprendre lentement sa forme d'origine. Son visage se dessina tout d'abord, en lieu et place de sa tête d'oiseau de proie, puis les plumes de son cou et de ses ailes disparurent, remplacées par sa peau claire et rosée et son manteau à capuchon.
Vinrent ensuite le tour de celles de sa poitrine et du haut de son corps, où reparut la robe verte qu'elle portait lors de sa première rencontre avec Anna, et enfin de ses pattes qui se métamorphosèrent en deux jambes gracieuses aux pieds nus.
La femme aux tâches de rousseur semblait épuisée et un trou dans sa robe, maculé de sang, montrait à quel point le combat avec le hresvalg avait été violent. Toujours sereine en apparence malgré cela, elle demanda à Anna :
- Ça y est, tu commences à retrouver ton équilibre ? Peut-être as-tu faim ? J'ai justement décidé de faire halte ici car l'auberge au bout de ce sentier est une des meilleures de la région.
En revanche, il va falloir trouver une solution pour ta tenue... Non pas qu'elle ne t'aille pas bien, mais je crains que tu n'attires un peu trop l'attention.
Laisse-moi réfléchir une minute... Oui, je pense que ça pourra faire l'affaire., continua-t-elle pour elle-même.
Elle posa la main gauche sur sa ceinture de cuir et en détacha avec facilité l'une des cinq boucles métalliques qui y étaient accrochées. Deux s'y trouvaient, dont celle-ci, sur sa hanche gauche et deux équilibraient l'ensemble à droite. Enfin une cinquième, beaucoup plus imposante et servant à tenir la pièce de cuir, en ornait le centre.
Aïel prononça à nouveau une formule étrange et Anna sursauta presque en voyant subitement apparaître des vêtements dans les mains de cette dernière. Elle fut d'autant plus surprise qu'elle les reconnaissait parfaitement. Il s'agissait du sweat-shirt et du pantalon noir imitation cuir que portait sa protectrice hier, lorsqu'elles étaient encore sur Amiens. Aïel continua sur sa lancée comme si de rien était :
- Je pense que nous faisons plus ou moins la même taille, le pantalon devrait donc t'aller. Tiens, je te laisse l'essayer.
Abasourdie, Anna s'exécuta - non sans une certaine gêne à l'idée de se dévêtir au beau milieu de nul part - et constata qu'Aïel avait vu juste. Elle pensa un court instant qu'elle aurait aimé avoir un miroir avec elle pour vérifier à quel point celui-ci le mettait en valeur.
- Oui, il te va vraiment bien. Et il te met parfaitement en valeur., commenta la femme aux yeux émeraude avec un sourire.
- Que ?... Tu lis encore dans mes pensées ?
- Oh ! Non non., se récria Aïel. Inutile de lire dans tes pensées, ton regard parle de lui-même. Tu sais, je suis peut-être différente à tes yeux, parce que je ne viens pas de la Terre, mais nous restons toutes les deux des femmes quoi qu'il en soit.
- Oui, c'est vrai., répondit dans un souffle Anna, un peu penaude.
- Bien. Voilà déjà un problème de réglé. Ce n'est peut-être pas très conventionnel pour une femme à Spegelheim, mais au moins cette matière existe. On te prendra pour une aventurière, ce qui devrait t'éviter des œillades trop appuyées.
Pour le haut de ton corps nous allons devoir improviser malheureusement. Tiens, je te confie mon manteau., ajouta Aïel en ouvrant la broche qui retenait ce dernier et en la tendant à Anna.
Si tu sers un peu tes bras contre ton corps, en enroulant légèrement le tissu, ton vêtement de nuit ne devrait pas se voir. Où en tout cas pas suffisamment pour que qui se soit se pose des questions.
La jolie brune passa l'ample morceau d'étoffe autour de ses épaules, puis ferma la broche pour le maintenir en place. Malgré son épaisseur, il ne tenait pas trop chaud et était vraiment doux au toucher. Anna, qui s'était attendue à une lourde veste en laine rugueuse, avait au contraire presque l'impression de porter un peignoir en satin. Son étonnement était tellement lisible sur son visage qu'Aïel lui apporta l'explication qu'elle n'osait lui demander :
- C'est un des avantages lorsque l'on sait judicieusement utiliser la magie. Beaucoup de mes vêtements ont été tissés ou cousus avec du tissu enduit de magie si je puis dire. Je leur apporte les qualités qui me semblent nécessaires pour voyager léger sans mourir de froid, ni rendre les périples encore plus déplaisants qu'ils peuvent l'être parfois.
- Tes boucles de ceinture, elle sont magiques aussi ?, demanda Anna toujours intriguée par ce qu'elle avait vu quelques instant plus tôt.
- Oui en effet. Il s'agit d'une autre forme de magie toutefois. Grâce à celle-ci je peux emporter avec moi des objets essentiels sans m'en encombrer. Le principe est plus complexe, mais disons, pour résumer, que je place ces objets dans un autre plan d'existence et qu'il me suffit ensuite de les « invoquer » dans mon monde quand j'en ai besoin.
D'ailleurs, je me suis permise d'ajouter ton épée dans celle-ci., dit Aïel en désignant la boucle sur sa hanche droite la plus proche de ses fesses. J'ai pensé que tu aimerais sûrement la récupérer.
- Je ne m'en rappelais même plus à vrai dire. Après tout ce qui s'est passé... Mais merci ! Dans l'absolu elle avait surtout une valeur sentimentale à la base. C'est mon père qui l'avait faite pour moi tu vois. Mais maintenant qu'elle est devenue vraie...
Aïel se retint de lui demander ce qu'elle entendait par « devenue vraie ». Elle était presque certaine de la réponse, mais ne voulait pas risquer de revenir au sujet qui la mettait tellement mal à l'aise. Elle décida donc de faire diversion en changeant la lançant sur autre chose :
- En tout cas saches-le, elle t'attendra bien sagement ici !, dit-elle d'un ton enjoué en tapotant la boucle enchantée.
Bien, que dirais-tu d'aller manger ? Il est un peu tard et normalement ils ne servent plus à l'Auberge du Loup Solitaire, mais les propriétaires sont en quelques sortes des amis. Je n'ai donc pas de doute sur le fait qu'ils accepteront de bon cœur de faire une exception pour nous.
Sans attendre sa réponse, la magicienne se mit en route tranquillement sur le sentier à peine visible, qui allait du promontoire où elle s'était posée jusqu'à un village niché dans la vallée un kilomètre plus bas. Anna lui emboîta le pas jusqu'à arriver à sa hauteur puis, une fois son rythme calé sur celui de sa compagne d'infortune, s'autorisa à nouveau à observer la nature qui l'entourait.
Tout ce qu'elle voyait lui était tellement familier ! La plaine battue par le vent marin, où rares étaient les plantes qui arrivaient à y pousser. L'air salé du large qui se frayait un chemin jusqu'à la rive, portant avec lui son flot d'images de pirates et de créatures réelles ou légendaires. Le village de pécheurs au bord de la mer, où chaque jour des marins courageux partaient braver la fureur des eaux pour nourrir leur famille et les villages les plus proches. La jolie brune était presque certaine qu'elle arriverait à faire se confondre dans son esprit ce qu'elle voyait et les souvenirs qu'elle avait de Saint-Valery ou d'Étretat, rien qu'en le laissant vagabonder à sa guise.
Cette idée lui parut tout d'abord un peu idiote, mais s'imposa progressivement dans sa tête. N'y tenant plus, elle décida de vérifier son hypothèse. Elle garda donc les yeux ouverts tout en marchant, mais s'appliqua à faire ressurgir les images de ses voyages précédents en bord de mer. Après quelques instants sa vue se troubla légèrement.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu'elle était à nouveau dans le monde de brume, où elle s'était rendue à deux reprises lors du combat dans la forêt. Elle se demanda pourquoi elle était arrivée là, mais la curiosité prit le pas sur ses réticences et elle continua à faire appel à sa mémoire.
Petit à petit, les contours de la vallée sous ses yeux se transformèrent en un panorama d'Étretat vu du haut de l'une de ses célèbres falaises. Ou pour être plus exact, pensa-t-elle, ils se mélangèrent pour former une nouvelle entité à mi-chemin entre les deux.
D'abord ravie de cette découverte, Anna sentit brusquement la mélancolie la submerger. Ces images si nettes lui donnaient l'impression d'être de retour chez elle, et lui rappelaient à quel point sa vie calme et ennuyeuse lui manquait en fin de compte.
Pourtant elle n'était pas à Étretat, ni même sur Terre. Elle ne devait pas l'oublier. Et son voyage ne faisait sûrement que commencer.
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