Chapitre 37 : la Voyageuse
Mes voies respiratoires s'ouvrirent brusquement, et je pris une longue inspiration. Cependant, l'air qui s'engouffra dans mes poumons était brûlant et je fus pris d'une violente toux. La truffe plissée dans une grimace de douleur, je chassai le cri aigu qui braillait à mes tympans en m'ébrouant et balayai les alentours du regard. Les vestiges fumants des lieux témoignaient d'une récente bataille magique, livrée sans nul doute sans aucune pitié.
Les souvenirs me revinrent alors en mémoire et je lâchai un grognement : j'étais toujours en vie. Cela ne signifiait qu'une seule chose : j'avais vaincu la Sorcière Noire. Cependant, il semblait n'y avoir aucune trace d'elle dans la salle, uniquement quelques tâches de sang çà et là. Avait-elle fui ?
-Ouvrez tout de suite la porte ! beugla une voix étouffée par l'épaisseur des murs.
J'écarquillai les yeux et sautai sur mes pattes ; même si les vertiges s'acharnèrent à me secouer, je repris rapidement le contrôle de mon équilibre après quelques pas titubants. Je devais trouver un moyen de quitter cet endroit sans qu'ils ne me trouvent. Je n'avais absolument aucune envie de finir en prison, enfermé à jamais aux côtés d'humains arrogants. Peut-être même Kameryna n'était-elle pas la seule Sorcière parmi eux. Cette simple idée m'arracha un frisson et termina de me motiver à rapidement sortir de ce lieu maudit.
Mais les nouveaux bruits sourds qui tonnaient de l'autre côté m'apprirent qu'ils étaient désormais déterminés à enfoncer la porte ; le cœur battant et l'échine hérissée de peur, je fis volte-face et détalai à travers les étagères renversées. Mes pattes ricochèrent contre les coins de métal, dérapèrent sur les feuilles étalées au sol, mais je n'arrêtai pas ma course.
Cette pièce était immense ; elle devait avoir les dimensions de l'ensemble de l'Ambassade, prenant toute sa superficie pour l'appliquer au sous sol. Malgré les dizaines de mètres qui défilaient sous ma truffe, les centaines de dossiers cartonnés étaient toujours éparpillés au sol, même brûlés pour la plupart. Inquiet, je me demandai jusqu'où mon Dragon avait étendu sa colère. Les étages du dessus avaient-ils eux aussi été touchés ? J'accélérai ma course : j'espérais bien que non.
Les bruits finirent par s'étouffer dans le tumulte de ma course effrénée et je ralentis, hors d'haleine. Mon dos me faisait terriblement souffrir, tout comme les plaies rouvertes de mes épaules et de mon flanc. Ne pouvais-je donc jamais cesser d'être continuellement blessé ?!
Soudain, je fus fouetté par de puissants courants d'air et me protégeai aussitôt la truffe des pattes, instinctivement. Un grand fracas d'étagères renversées résonna à travers la quasi pénombre qui m'englobait et je fus pris d'un mouvement de recul : Kameryna était-elle de retour ?
D'avance désespéré à cette idée, je sortis néanmoins les griffes et mon pelage se hérissa sous la puissante odeur de Magie qui se déploya dans l'air. Je dressai les oreilles, stupéfait, lorsque je constatai qu'il ne s'agissait pas de la mienne.
-Tout le monde va bien ? murmura une silhouette au ton rude, presque autoritaire.
Entourée d'épais nuages âcres, elle ne semblait même pas avoir constaté ma présence. Je fronçai alors les sourcils, totalement sonné. Je ne connaissais pas cette voix.
-Oui, tout va bien, souffla une seconde, que je reconnus cette fois-ci aussitôt.
-Sinna ?! m'étranglai-je, consterné.
Etais-je en train de rêver ?!
Un hurlement de terreur m'arracha un violent sursaut et je feulai sous le choc, l'échine hérissée. La brume se dissipa et j'aperçus trois corps distincts ; deux étaient à genoux, tandis que le troisième était étendu au sol, immobile.
-Par Akala, s'étrangla Sinna. Tu es tellement jeune !
Elle fit quelques pas timides dans ma direction et j'écarquillai les yeux, terrorisé. Ce n'était pas ma Sinna. Celle qui s'avançait face à moi était plus vieille, plus mûre.
-On n'a pas le temps pour ça, tonna la seconde éveillée.
Toujours sous le choc, j'étais incapable de comprendre la situation. Elles venaient d'apparaître sous ma truffe, sans la moindre explication ni logique. Tremblant, je coulai un regard vers la silhouette autoritaire et ma queue en panache battit furieusement l'air. Elle était vêtue d'un ensemble noir qui ne laissait paraître pas une seule parcelle de sa peau. Son visage m'était masqué par une cagoule ample, qui lui donnait l'air d'une faucheuse. Le seul indice que j'avais quant à son identité était qu'elle n'était pas transformée en Erkaïn.
A son ordre, Sinna recula et se posta derrière le corps étendu au sol. Je plissai les yeux, totalement perdu, et ce que je vis me jeta directement dans le précipice. Je crus bien m'évanouir. Mon cœur s'était arrêté et mon sang s'était glacé. C'était moi. J'étais un Homme, soit, mais ce visage était le mien.
-Kaï ?! bredouillai-je en levant le regard vers la silhouette encapuchonnée.
Sonné et l'esprit embrumé, je titubai vers l'arrière et tombai lourdement au sol lorsqu'elle fit non du menton. Le silence s'éternisa et je reculai tout en battant furieusement des paupières. Je devenais fou. C'était la seule explication rationnelle.
Avais-je réellement face à moi la future Voyageuse ?!
-Bon, je vais faire vite, soupira-t-elle, comme d'avance exaspérée.
Je montrai les crocs : alors Kaï était bel et bien destiné à mourir. Je vis ses poings se serrer et le regard de Sinna se voiler. Quelque chose n'allait pas. Elles n'étaient pas ici pour rien. Mes oreilles se plaquèrent soudain sur mon crâne. Pourquoi Sinna était-elle avec elle ? Pourquoi mon double était-il inconscient ? Etais-je mort ?!
Je réprimai un gémissement. Cette idée me terrifiait. Mais malgré le chaos qui régnait dans mon esprit, je ne trouvai qu'à répliquer fébrilement :
-Pourquoi faire vite... ?
Elle émit un grognement agacé :
-J'ai tout le temps du monde, mais pas toi. Et je ne parle pas que du vieux. Je parle de vous deux.
J'agitai les moustaches : plus les mots quittaient sa bouche invisible et plus ses propos me paraissaient incohérents.
-Tu vois ton double ? poursuivit-elle en pointant l'inconscient du doigt. Si on ne fait rien, il va crever.
Je déglutis. Cela commençait mal. J'avais comme un mauvais pressentiment.
-De quelle époque venez vous ? murmurai-je.
Même si cette situation était totalement dénuée de sens, je commençai étrangement à en cerner les bords. Une nouvelle Voyageuse était venue à moi, accompagnée de mon futur cadavre et de Sinna. Voilà qui résumait bien l'instant et clarifiait légèrement les choses.
-2018, souffla Sinna tout en s'asseyant auprès de mon double.
Je fermai les yeux et repris calmement ma respiration. 2018. Dans huit ans. Cela ne signifiait qu'une chose. Kaï n'en avait plus pour longtemps. Et moi non plus, apparemment. Je rouvris les paupières, les sourcils froncés. J'étais perplexe ; dans ce cas, comment pouvais-je encore être en vie trente ans après et anéantir le Dragon géant noir ? Accomplir la finalité de ma Prophétie ?
-Ce n'est pas le sujet, siffla la Voyageuse, agacée. Nous avons besoin de toi pour te sauver.
J'arquai un sourcil et me retins de pouffer ; la situation était bien ironique.
-Comment je fais ça ? balbutiai-je, perdu.
Mon regard balançait entre Sinna et la femme au déguisement de faucheuse. Je n'avais d'autres mots pour décrire mon état actuel : j'étais largué.
-On appelle ça le Voyage Cognitif, fit la Voyageuse.
Je restai interdit quelques secondes durant. Allez, fais un effort Kenfu, m'ordonnai-je intérieurement alors que mon esprit se voilait à nouveau d'épais nuages. La situation est grave, réveille toi.
-Le Voyage Cognitif consiste à transporter son esprit dans celui d'un autre, m'expliqua-t-elle. Mon... Enfin je veux dire les Télépathes, eux, ont la capacité de le faire.
-Je ne suis pas Télépathe, lui rappelai-je, inquiet.
Il était évident qu'elle était au courant ; mais je ne savais pas où elle voulait en venir et cela m'inquiétait.
-Néanmoins, contesta-t-elle en haussant la voix, le Voyage Cognitif est possible quand on parle d'une seule et même personne. C'est ton esprit, Kenfu. Alors tu peux y entrer.
-Attendez... m'alarmai-je en comprenant soudain le sens de tout ceci. Vous voulez dire que mon double est coincé dans sa tête ?
-Il a été empoisonné, murmura Sinna d'une voix à peine audible, comme chargé de regrets.
Je lui jetai un regard interrogateur. On ne me disait visiblement pas tout.
-C'est ça, approuva vivement la Voyageuse. Et tu dois y aller pour le faire sortir, autrement il mourra et Q... Enfin je veux dire que la Prophétie ne pourra s'accomplir.
Je hochai lentement la truffe. Tout était clair, désormais.
-Et comment j'entre dans sa... enfin, du coup, dans ma tête ?
-C'est la partie facile. Tu lui prends la main, tu t'allonges à côté de lui et tu fermes les yeux. De là, tu te concentres et tu te réveilleras dans le Monde de l'Esprit.
Mes poumons se comprimèrent alors que la peur s'insinuait lentement en moi. Malgré les centaines de questions qui se bousculaient dans mon esprit, je pris place aux côtés de mon double et appliquai ses consignes. La paume de mon alter ego était glaciale et m'arracha un frisson lorsque je la pris. Il n'était donc réellement pas loin de la mort.
-Quand tu te réveilleras, nous serons partis, me chuchota la nouvelle Voyageuse à l'oreille. Tout va bien se passer.
Mais ses paroles se muèrent dans un épais brouillard et bientôt, les sons disparurent.
J'étais lancé dans le Monde de l'Esprit.
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