Chapitre 1 : 1746, 3ème Ere
- Sale verithrosk, crachai-je, les lèvres retroussées dans une grimace de haine.
Il n'en fallait pas moins pour m'énerver. Pas moins pour me donner l'envie de dégainer mon sabre et lui enfoncer le plus loin possible dans la raie du cul. Et je tirerai enfin vengeance de ces petites écailles collantes qui s'accrochaient férocement à mes phalanges.
- Calme toi, pouffa Esteban, à mes côtés, qui arqua un sourcil moqueur.
- Comment tu veux que j'me calme ?! Regarde son air supérieur, regarde, regarde ça...
A nouveau, il rit, ce qui ne fit qu'accentuer ma frustration.
- Tu veux finir en arête toi aussi ? sifflai-je, menaçante.
Il roula des épaules et me jeta un regard pervers :
- J'adorerai que tu m'enlèves mes écailles, ma belle, mais j'ai là j'ai la dalle.
Je levai les yeux au ciel. Qu'avais-je bien pu faire pour mériter un compagnon aussi stupide ? Estee était loin d'être le poisson le plus rapide du récif, et cela je l'avais appris à mes dépens. Cependant aujourd'hui, perchés sur une île des Philippines, rien de tout cela n'avait d'importance. L'eau turquoise léchait nos pieds, chantait une délicate mélodie à nos oreilles. Le vent frais déployait une légère brise sur nos cheveux, sans pour autant chasser les tricornes de nos têtes.
- T'es au courant que tu t'as traité un poisson mort de verithrosk ? s'amusa-t-il tout en s'installant confortablement.
Je le fusillai du regard tout en piétinant les braises chaudes de ma botte :
- Qui te dit que c'est pas toi que j'insultai ?
Il haussa les épaules :
- On traite pas un Pirate de verithrosk.
- Diable Estee, grognai-je en tombant sur le sable mouillé. C'est pas toi qui m'a dit que j'étais trop premier degré ? Tu te fous pas un peu de ma poire, par hasard ?
Il rit et essuya ses paumes collées de sable sur son pantalon, avant d'attraper son repas par la queue pour le dévorer. Je me redressai, exaspérée, et jetai un bref coup d'œil au cou de mon mari. Je fus soulagée de voir que le cercle d'or et de rubis était sagement resté attaché à sa chaîne.
- T'inquiète, lâcha Estee entre deux bruyantes bouchées. Il s'est pas envolé. T'façon, y a pas assez de vent.
- Ah, ah, ah. J'suis morte de rire.
Et le sourire fendit ses lèvres, encore, et ses pommettes ridées se soulevèrent. N'en avait-il jamais assez de plaisanter, de ne prononcer la moindre phrase sérieuse ? Savait-il seulement le faire ? Je n'avais pas le moindre souvenir, outre les instants où ma vie et celle des enfants étaient en danger, qu'il ai soufflé le moindre mot implacable. Et cela faisait plus de trente ans que je le connaissais. Plus de vingt ans que nous étions mari et femme.
Je terminai mon repas et jetai les restes dans l'océan. Il avala l'arête de notre victime en quelques coups de langues mouillées, rugit de contentement et ne se lassa pas d'aller et venir jusqu'à nous. Comme s'il réclamait davantage. Au loin sur l'île, je pouvais voir la carcasse de notre navire, affalée sur le rivage. Les trois mâts s'affalaient, tristes, tandis que la coque était éventrée à plusieurs endroits. D'ici, on pouvait également voir les quatre dépouilles de nos compagnons, déposées en rang et offertes à l'océan. Toute joie me quitta et j'observai ces petites tâches noires un instant, le coeur serré de culpabilité. Péalope n'avait souhaité que venger sa famille. Ricky s'était épris d'elle et l'aurait suivie jusqu'au bout du monde. Quant à Katherine et Brown, ils avaient promis à leurs enfants qu'ils reviendraient. Qu'à leur retour, tout redeviendrait comme avant et qu'avec le Coeur d'Enupe, ils pourraient sauver leur benjamin de la maladie. Mais seuls Estee et moi avions survécu au naufrage. Et Estee ne semblait en rien affecté par la mort de sa petite sœur et de son beau-frère. Ainsi que du triste sort de son neveu.
Katherine, Brown et leurs enfants avaient partagé notre île de nombreuses années durant. Leurs trois garçons avaient grandi avec les nôtres. Aujourd'hui, que restait-il de tout cela ? Bianca avait anéanti la moitié de la population Enohrienne. Et utiliser le Coeur d'Enupe pour nous débarrasser d'elle, à si mauvais essient, avait engendré des tsunamis plus grands encore que la Bibliothèque de cristal d'Arcaïbe. D'où notre naufrage.
- Te tracasse pas, mastiqua Estee, les yeux rivés sur la chair tendre du poisson. Ils sont pénards, à Divinity. Le seul truc, c'est que j'crois pas que l'eau soit salée là bas. Enfin après, je peux pas savoir, j'y suis jamais allé...
- Tu sais pas la fermer toi des fois ? m'agaçai-je en me relevant, une grimace au visage.
J'avais oublié que mes articulations me faisaient souffrir. Que j'avais dépassé la cinquantaine il y a quelques mois.
- Neelya, soupira Esteban, les sourcils haussés. C'est toi qui est agaçante. Ils sont morts, OK ? Le Coeur peut pas les ramener. Nous encore moins. Je pense juste que ça sert à rien de s'apitoyer sur leur sort. On devrait se concentrer sur le aujourd'hui.
J'eus grande peine à retenir mon rire :
- T'es au courant que ça se dit pas, "se concentrer sur le aujourd'hui" ?
Il jeta la carcasse de son repas par dessus son épaule et lécha ses doigts avec avidité :
- Y a que toi que ça embête.
- Y a que nous sur l'île, en même temps.
Il sauta sur ses pieds, prit quelques secondes à rétablir son équilibre avant de m'attraper doucement par la taille :
- Même les requins s'en foutent, Neelya.
Il déposa un baiser sur mes lèvres avant de s'étirer :
- Bon, je dois faire caca.
J'attrapai le Coeur autour de son cou, le lui retirai et examinai la réflexion de la lumière sur les rubis. Quel étrange objet que celui-ci. Possédait-il réellement la faculté de rendre tout un peuple immortel ?
- NEELYA ! hurla brusquement Estee, qui cavalait maladroitement dans ma direction.
Il ne s'était pas éloigné de quelques mètres qu'il revenait déjà en courant. Qu'avait-il encore vu ? Je levai les yeux au ciel et le toisai d'un regard exaspéré :
- Qu'est-ce qu'il y a encore ? Le bananier t'a causé ?
- On est pas seuls sur cette île, cracha-t-il, essoufflé. Y a un fantôme, là bas.
- Tu vois ? J'en étais sûre ! Un coup c'est le bananier, un coup c'est...
Or cette fois-ci, mon sang ne fit qu'un tour et je glissai instinctivement le Coeur dans mon dos. Estee l'attrapa et le rangea à son cou pour le camoufler sous sa chemise. Main au fourreau, nous attendîmes que la dite silhouette se presse jusqu'à nous. Mais elle semblait avoir tout le temps du monde devant elle. Toute de noir vêtue, du nez aux orteils, encagoulée de foulards et enroulée de nappes nacrées, il était impossible d'entrevoir la moindre parcelle de peau.
- C'est qui cette sorcière ? siffla Estee à mon oreille, fermement planté sur ses genoux.
L'adrénaline d'un combat à venir s'écoula dans mes veines, m'arracha un frisson de plaisir. Qu'elle essaie de nous voler notre trésor. Sa carcasse aussi finirait dans les entrailles de l'océan. Je tirai mon épée, redressai le menton et jouai des épaules pour chasser les crampes. Malgré mes articulations rouillées et mes doigts quelques peu tremblants, je n'avais pas perdu du poignet.
Mais lorsqu'elle ne fut qu'à deux pas de là, mes yeux s'écarquillèrent et mes poumons se blottirent contre mon coeur. Une sourde douleur, semblable à celle de la pression des fonds marins, se pressa contre mes épaules et ma poitrine. L'air semblait chargé de poids immenses. Cette lourde aura de Magie -car il était certain qu'il ne pouvait s'agir que de Magie- nous fit reculer jusqu'à l'océan, où nous pourrions trouver refuge. Mais ma terreur s'intensifia davantage lorsque le chant rassurant de notre ami turquoise cessa. Le silence nous gifla, stoppa les battements de notre coeur. Soudain, le froid me mordit les chevilles et l'eau recula sur le sable. Nous la suivions, mais rien n'y faisait. Un creux se formait où la femme encagoulée avançait. Dans mon dos, Estee retenait à grande peine un gémissement de peur. Nous ne pouvions fuir. Il n'y avait aucune chaloupe dans les environs où nous pourrions jouer de notre lâcheté habituelle.
Brusquement, elle dégaina une main gantée et fit valser les gouttes de sable devant nos yeux. L'océan rugit de colère et, son courage retrouvé, se dressa contre l'inconnue aux draps d'ébènes. Tandis que les eaux se refermaient, que les vagues nous percutaient de plein fouet, Esteban piqua, agile sur ses bottes de fortune. Mais à peine s'était-il penché que la jeune femme esquivait déjà. La vague glissa sur le sable, nous étions toujours fermement plantés au sol, tout comme elle. Je tentais une parade au flanc, pour lui percer la cuisse de ma lame, mais elle esquiva en un saut quasi-inhumain. Sa cape flotta, fendit l'air, tandis qu'elle envoyait son pieds frapper ma joue de plein fouet. Une douleur sourde hurla à mes oreilles un puissant choc. Le monde chavira, les cris tonnèrent contre les parois d'un long tunnel sans fin et, la seconde d'après, se turent.
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