Bientôt, Jeane eut repris des couleurs et nous fûmes forcés de quitter l'infirmerie. En passant la porte, mes iris se dilatèrent sous le changement brutal de luminosité. Les éclats aveuglants de l'infirmerie étaient un désagréable contraste avec la pâleur du couloir.
-Quelle heure est-il ? demanda George sur mes talons, Jeane sur son dos.
-Presque midi, répondit Ashley tout en fermant la porte derrière elle.
Perplexe, j'échangeai un bref coup d'oeil avec les deux autres. Pourquoi donc avait elle décidé de se joindre à nous ? Ne pouvions nous donc pas profiter d'une pause sans être dérangés par ses incessantes remarques hautaines ?
-On va miam miam ? pépia-t-elle en relevant gaiement la queue.
Elle nous devança et s'élança dans le couloir en trottinant. Je fus pris par l'envie soudaine de bondir sur ses épaules et de planter mes griffes sous ses omoplates, mais par un surprenant miracle, mes muscles se détendirent et je n'en fis rien.
-Je peux venir aussi ? fit une voix neutre.
Je fus pris d'un violent sursaut et nous fîmes volte face. Les yeux écarquillés et la truffe plissée, je demeurai pétrifié sur place ; j'étais tombé nez à nez avec Sinna, qui me fixait en battant innocemment des cils. Les oreilles rabattues, je fis quelques pas vers l'arrière sous l'oeil amusé de George et Jeane.
-Et ton copain, il est où ? feulai-je d'un ton froid.
Je n'avais pas la moindre envie qu'elle amène son cher Tobias.
-Ce n'est pas mon copain, rétorqua-t-elle en détournant le regard.
Elle prit le temps de me contourner pour se poster aux côtés d'Ashley.
-Ce n'est que mon cousin, ajouta-t-elle en m'accordant un sourire sarcastique.
Mon pelage se hérissa et je réprimai un grognement. Le repas a venir ne risquait pas d'être des plus agréables au vu de la tension électrique qui régnait entre nous.
-Voilà qui est plus logique, feignis-je le soulagement. On ne comprenait pas pourquoi le si beau Tobias serait sorti avec une femelle comme toi.
-Oui, soupira-t-elle, ironique. C'est vrai que je suis trop bien pour lui. Je crois que tu l'as plutôt remarqué, puisque ta jalousie t'a poussé à le bousculer quand tu es passé.
-Tu aimerais bien, n'est ce pas ? ricanai-je, méprisant.
-Bon, et si nous allions manger ? nous interrompit George, un semblant de sourire aux lèvres. C'est que je commence à avoir faim.
Je jetai un regard haineux à Sinna, qui ne se gêna pas pour me le rétorquer. Elle tourna les talons, suivie de près par Ashley, et nous marchâmes en silence jusqu'au réfectoire.
-Tu es sûr d'avoir vingt ans, Kenfu ? me souffla George tandis que nous passions les portes du self.
Les oreilles rabattues, je feulai :
-Arrête de faire l'idiot. Elle me pousse à bout, c'est tout.
-J'ai plutôt l'impression que tu es encore un adolescent parfois, soupira l'Ours en ignorant mes paroles.
La queue agitée, je plissai de la truffe. Disait il vrai ? Me comportais-je réellement comme un gamin de seize ans ? Si tel était le cas, alors Sinna n'en était pas moins immature.
Je me renfrognai ; rien que d'avoir une telle pensée témoignait de ma puérile mentalité.
Je me saisis d'un sac plastique, puis me ravisai. Les quatre autres s'étaient emparés d'un plateau et commençaient la queue avec les autres. Ainsi, ils comptaient déjeuner au réfectoire, et non sur le toit ? L'envie me prit de le leur faire remarquer, mais les paroles de George me revinrent en mémoire et je n'en fis rien.
Après tout, cela n'était peut être pas une si mauvaise idée. Les évènements de ce matin avaient tant secoué l'école que la cantine s'en retrouvait vide. Moins de monde, plus de paix. J'espérais seulement qu'il ne vienne pas un nouveau scandale et qu'ils se mettent a déambuler dans le self comme un troupeau effrayé.
La cantinière, une suricate aux grands yeux ambrés, nous accorda un horrible sourire forcé et nous donna à chacun une assiette de pâtes généreusement garnie. Cela confirmait mon observation : moins de bouches à nourrir, plus grosses portions à ceux qui restaient.
Nous prîmes donc une grande table entourée de dix coussins et nous installâmes en silence ; tandis que je jetai des coup d'oeils inquiets aux alentours, les autres semblaient plutôt sereins. Chose qui relevait d'après moi d'une extrême naïveté ; surtout au vu des circonstances actuelles et du Don destructeur duquel j'avais fait preuve.
Mais à cet instant, tous les problèmes du monde semblaient s'être évaporés à leur yeux. Plus rien ne comptait sinon savourer le copieux repas qui nous était offert. Malgré ma gorge nouée, je baissai à mon tour la truffe vers mon assiette et me résignai à les imiter. Ils avaient raison et j'étais trop inquiet. Tout allait rentrer dans l'ordre.
-Eh, pouffa Jeane tout en avalant sa bouchée, y a une rumeur qui dit qu'Alwis, le prof de lettres, bah il voudrait pécho la prof de politique.
À ma droite, George leva les yeux au ciel ; mais Ashley, elle assise de l'autre côté de l'Ours, ne partageait pas son exaspération :
-C'est drôle, j'ai justement entendu l'inverse ! fit-elle d'une petite voix, surexcitée.
Elle était probablement très heureuse d'avoir quelqu'un avec qui discuter des ragots.
-À la fin de notre cours de Lettres par exemple, poursuivit-elle sous l'oeil attentif de Jeane et George, Alwis quittait la salle quand il a percuté Myra de plein fouet ! C'était elle qui devait nous faire cours après lui. Et bien elle avait l'air super embarrassée...
La gueule d'Ashley continuait à s'ouvrir et à se fermer rapidement, mais je ne percevais plus le son de ses paroles. Les amours d'Alwis ne m'intéressaient pas le moins du monde. À vrai dire, c'était l'étrange silence de mon monstre depuis l'apparition de Sinna dans le couloir qui me mettait mal à l'aise. Bien qu'elle m'eût bien énervé un peu plus tôt, je n'avais senti nulle trace de Magie courir dans mes veines. Alors que quelques minutes à peine plus tôt, lorsqu'Ashley avait mentionné mon père, il m'avait été difficile de contenir mes émotions.
Je trouvai ce phénomène bien étrange, et malgré le fait que je fixai le regard bleu de la jeune femelle depuis bien cinq minutes, je ne pus me résoudre à accepter que ce n'était qu'une simple coïncidence. À vrai dire, l'ensemble des évènements que j'avais eu à affronter depuis mon arrivée ici m'avaient prouvé que les choses étaient rarement dues au hasard.
-Kenfu ? articula Sinna d'une voix lente, comme pour s'adresser à un enfant. Reviens avec nous... !
Je battis vivement des paupières, mal à l'aise. Qu'elle me surprenne ainsi à l'observer n'était pas très flatteur, surtout après ce qu'elle avait dit dans le couloir.
-Il y a quelque chose derrière de bizarre, mentis-je sans réfléchir pour justifier mon comportement étrange.
Ils se dévissèrent la nuque et se redressèrent sur leurs coussins pour tenter d'apercevoir cette mystérieuse chose aussi étrange qu'inexistante.
-C'est qui ? murmura Jeane à Ashley, qui était assise face à elle.
-Je ne sais pas, mais elle nous regarde et j'ai un peu peur.
Ahuri, je me relevai à mon tour et manquai de m'étouffer avec mes pâtes :
-Maman ?! m'etranglai-je, les yeux ronds.
À l'entrée du self, Julie pivota dans ma direction et son regard s'illumina. Les quatre autres se tournèrent dans ma direction, avides de réponses aux questions qu'ils n'avaient même pas encore posés, mais ne purent prononcer le moindre mot : j'avais déjà détalé vers ma mère, plus inquiet que jamais. Sa venue à Enohria ne présageait rien de bon.
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