19 Décembre : Échappé
« Après le brouillard
Le diamant des flocons
Renaît au soleil »
Premier jour des vacances scolaires. Je dois bien avouer que je suis soulagée d'être libérée pour deux semaines de mon emploi au lycée. Je vais pouvoir me consacrer désormais pleinement à la danse. D'ailleurs, c'est aujourd'hui que je vais enfin avoir le feu vert pour remonter sur pointes, ou du moins, je l'espère. Le haïku du jour est d'ailleurs plutôt optimiste. C'est donc le sourire aux lèvres que je saute hors du lit.
Je me précipite sous la douche. Alors que l'eau chaude réveille mes sens, je fais mon habituel point sur les dernières vingt-quatre heures. Et quelles heures ! Sacré rebondissement ! Je suis encore euphorique après tous ces changements. Jess a été d'une aide inestimable, tant pou la variation du solo que pour l'appréhension des portés. C'est tout de même plus simple quand les choses sont expliquées par la portée plutôt que par le porteur. Une matinée, j'ai plus avancé qu'en deux semaines, grâce à elle. Elle a vraiment été adorable et attentive.
Jess ? Adorable ? Attentive ? Le monde ne tourne décidément plus dans le même sens. Sans parler de la soudaine migration de l'âme d'Alek du pôle Nord vers le Tropique du Cancer. À ce rythme, on va bientôt rejoindre l'Équateur. À cette pensée, mon bas-ventre se contracte et j'ai soudain si chaud que je suis obligée de tourner le robinet pour rafraîchir l'eau qui m'arrose le visage. Reviens sur terre Oxy, ce n'est pas le moment d'avoir des idées pareilles.
Je coupe l'eau et attrape deux serviettes. J'en enroule une au-dessus de ma tête pour essorer mes cheveux et utilise la seconde pour me sécher le corps. Je choisis ensuite une tenue habillée mais confortable avec un pantalon assez large afin de pouvoir en remonter les jambes facilement et de ne pas être obligée de me déshabiller chez le médecin. Non que cela me gêne, je ne veux juste pas perdre de temps.
Avant de rejoindre maman pour mon petit déj' des champions, j'envoie un message à Alek :
« On se retrouve à Arabesque après mon rendez-vous ? Je pense être là pour 10 h 30. »
La réponse ne se fait pas attendre :
« Désolé ma belle, mais je dois te rappeler que même si c'est les vacances, certains doivent passer le bac à la fin de l'année et ont besoin de réviser. Je te retrouve cet après-midi. »
« Le bac est dans 6 mois, tu as le temps ! Allez viens ! »
« Je sais, mais j'ai besoin d'un bon dossier, donc ce n'est pas négociable. Et tu peux travailler tes deux solos sans moi. On se retrouve cet après-midi. À tout à l'heure. Je t'embrasse. »
Je glisse mon portable dans mon sac à main, déçue. Voilà le revers à avoir un petit ami aussi sérieux. Je me contenterai d'une demi-journée en sa compagnie. Je ris toute seule devant l'incongruité de la situation. Je suis en train de me plaindre parce que je ne peux pas passer la journée entière avec Alek, alors qu'il y a encore peu, passer une heure en sa compagnie m'horripilait. Je ne peux déjà plus me passer de lui.
Alors que je pose le pied sur la première marche de l'escalier, une pensée me traverse brutalement l'esprit : pourquoi a-t-il besoin d'un « bon dossier ». Nous n'avons pas encore parlé de nos projets d'avenir respectif. Je n'ai aucune idée de ce qu'il projette de faire après le lycée, en dehors du fait qu'il ne souhaite pas devenir danseur professionnel. De toute évidence, il compte faire des études. Et s'il partait à l'autre bout de la France l'année prochaine ? Notre relation est toute naissante. Est-ce qu'on résisterait à la distance ? Je secoue la tête pour chasser cette idée. On est ensemble depuis quoi ? Même pas une semaine. Il est un peu tôt pour faire des plans sur la comète et s'inquiéter pour ces questions. On verra bien le moment venu.
Je rejoins maman dans la cuisine. Visiblement, elle est persuadée d'être mère de famille nombreuse, vu la quantité de nourriture qu'elle a préparée :
« J'ai des frères et sœurs cachés ? demandé-je en plaisantant.
— Comme on a un peu de temps aujourd'hui, je me suis dit qu'un petit brunch entre mère et fille pourrait être sympa.
— Il est un peu tôt pour un brunch, non ?
— Tu es de la brigade des mœurs culinaires ? On fait un brunch quand on veut ! J'ai décidé que j'étais plus br... que ...unch. »
J'explose de rire à sa dernière remarque et lui dépose un baiser sur le front.
« Maman, je t'adore. Tu le sais ?
— Bien entendu. Je suis la meilleure des mères ! »
On s'installe toutes deux autour de la table débordante de victuailles, toutes préparée avec amour, bien décidées à nous exploser le ventre. Aujourd'hui, je ne mangerais pas à midi, et je ne suis pas certaine que mon estomac me donne son accord pour un nouveau repas ce soir vu ce que je suis en train de lui faire subir.
Dans la salle d'attente du médecin, j'ai un peu perdu de ma superbe. Si jamais il ne m'autorise pas à remonter sur pointe, comment je vais faire ? Faire tout en demi ? C'est probablement ce qui se passera, cependant le rendu sur scène va en rendre un sacré coup. Je tapote nerveusement du pied droit contre ma chaise, l'autre étant sagement coincé dans l'attelle que je compte bien abandonner lorsque je quitterai cet endroit.
« Eve-Marie ? C'est à toi. »
Je me lève d'un bond et suis la secrétaire dans les couloirs jusqu'au cabinet, ma mère sur les talons. Mon médecin nous invite à nous asseoir et sans détour m'interroge :
« Alors, cette reprise partielle ? Une fatigabilité ? Des douleurs à signaler ? Une instabilité ? Et ne me ment pas pour obtenir mon feu vert. Une entorse, même légère, mal soignée peut entraîner des troubles ligamentaires définitifs. »
Il a toujours été direct et cash, ce que j'apprécie. J'aime l'efficacité, pas besoin de passer par quatre chemins pour arriver à un résultat, sans compter que je ne suis pas fan de l'ambiance médicale blanc sur blanc aseptisée. Plus vite je serai repartie, mieux ce sera.
« Pas de douleur. J'ai fait une chute vendredi en répétition, mais je n'ai rien ressenti sur ma cheville. Je suis tombée car j'ai fait une erreur dans la chorégraphie, ce n'était pas un problème d'instabilité. »
Le cash ne fonctionne que si les deux partis sont parfaitement francs. Il n'est donc pas dans mon intérêt de lui cacher ma chute devant Laurent vendredi. Il se lève et vient inspecter ma cheville. Puis, il me fait marcher pieds nus dans la pièce et réaliser de petits sauts. Il hoche de la tête, visiblement satisfait. Il retourne derrière son bureau, et j'attends le verdict :
« Tu as l'air d'avoir bien récupéré. Néanmoins, pour t'éviter de mauvaises surprises d'ici samedi, je veux que tu gardes ton attelle quand tu ne danses pas. Quand tu danses, tu strappes. Et pour les pointes, tu peux reprendre de façon limitée. Pas toute une répétition entière, et maximum une heure par jour. Tu pourras faire tout le spectacle sur pointes si tu ne ressens pas d'instabilité ni de douleurs d'ici là. Sinon, reviens me consulter immédiatement. »
J'acquiesce et quitte le cabinet, libérée d'un poids. Bon, je conserve mon amie l'attelle. Ce n'est que partie remise. J'ai bien compris qu'il me la faisait garder uniquement pour préserver ma cheville pour samedi. Je serais une patiente lambda, il m'aurait autorisée à la retirer. Je file vers Arabesque le cœur léger.
Je décide de commencer par la danse arabe. Cela fait un bail que je ne l'ai pas dansée. Retrouver mes pas me fait un bien fou. Je me laisse porter par la musique. C'est un pur plaisir. Qu'il est agréable de pouvoir vraiment interpréter une chorégraphie, sans être limitée par la technique. Attention, je ne dis pas qu'il n'y en a pas dans ma danse arabe, seulement, ce sont des difficultés que je maîtrise, elles ne me bloquent pas. Je n'ai pas besoin de réfléchir à mes pas. Je peux ainsi libérer mon esprit et respirer les vibrations des notes. J'aimerais tellement pouvoir arriver à ça avec notre pas de deux et la variation de la Fée Dragée.
D'ailleurs, il serait temps d'essayer cette dernière sur pointes. Je chausse mes chaussons de torture préférés et échauffe précautionneusement mes chevilles. Pas de douleurs, c'est bon signe. J'exécute la variation une première fois lentement et sans musique. Je réalise le manège au ralenti. Ça passe, trop difficilement pour espérer le réussir en vitesse réelle. Je décide néanmoins de tester le début de la variation. Je lance la musique. Évidement, la variation est plus retorse sur pointes et me demande un effort supplémentaire. Dans l'ensemble, je suis assez satisfaite pour une première. Quand les premières notes du manège retentissent, je m'arrête. J'ai conscience de ne pas assez le maîtriser pour le réaliser sur pointes, en toute sécurité, en musique. Ce n'est pas le moment de prendre des risques pour ma cheville. Je répète la première partie deux autres fois. Je commence à sentir mes jambes fatiguer. Pourtant, je n'ai fait qu'une grosse semaine de pause. C'est fou ce qu'on perd vite. Je refais une fois la danse arabe avant de retirer mes chaussons et décide de terminer ma matinée de répétition sur demis. C'est plus prudent.
Dans l'après-midi, comme promis, Alek me rejoint. Je me jette à son cou et dépose un fougueux baiser sur ses lèvres.
« Doucement, rit-il, tu vas me faire tomber. C'est de remonter sur pointes qui te met d'aussi bonne humeur ?
— Ça et le fait que mon petit ami est trop craquant !
— Pfff... Allez au travail Mademoiselle, ou votre petit copain va vous botter les fesses ! »
Je le gratifie d'un sourire espiègle et renchérissant :
« Essaie un peu pour voir ! »
Alek secoue la tête et reprend son air consciencieux. Je soupire. Mon petit ami est décidément trop sérieux. Il va me falloir le dévergonder un peu. Malheureusement, ce ne sera pas pour tout de suite... Il a raison, nous avons du travail. Après un premier passage sur demis, nous essayons notre pas de deux avec les pointes. Je suis surprise par les prises d'appel, rendues moins souples par les chaussons rigides. Par conséquent, l'amplitude de mes sauts se retrouve transitoirement réduite. Il va falloir que je m'habitue. J'y arriverai. Je suis confiante maintenant. Et je ne suis pas seule. Je sais qu'Alek ne me lâchera pas tant que je ne serai pas à l'aise sur l'ensemble de mes passages dans le ballet.
Néanmoins, je n'oublie pas l'avertissement du médecin. Je dois rester prudente. Encore deux ou trois essais et je retire mes pointes. Je ne dois pas trop en demander à mon corps. Une reprise progressive pour espérer monter sur scène samedi.
« Ça te dit un café en face avant ton cours ? me propose Alek.
— Yep, par contre, il faut que je sois de retour pour 17h15. Tu sais, pour Marie-Lou.
— Pas de problème, avec moi, tu seras à l'heure. »
J'avais oublié la ponctualité maladive de mon petit ami. Je n'ai vraiment pas à m'en faire. Comme quoi, parfois ça peut être pratique. Même s'il va vraiment falloir que je lui apprenne à se détendre.
Après avoir passé nos commandes au bar, nous nous installons avec nos cafés sur table à l'écart. Je profite de ce petit moment à deux, loin du studio, pour poser une question qui me turlupine depuis hier :
« Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
— Comment ça ?
— Pour Jess, pourquoi tu ne m'as pas dit qu'elle auditionnait pour une compagnie. Tu le savais forcément. Ça aurait évité par mal de quiproquo.
— Je suis désolé Eve, Jess m'avait fait promettre de garder le silence. Elle s'est prise trop de claques par le passé. Elle ne voulait que les gens voient en elle un nouvel échec. Elle a auditionné sur le pas de deux. C'est clairement la variation où elle est la meilleure. C'est pour ça que tu nous as surpris à répéter ensemble ce morceau.
— Elle est aussi très bonne sur le solo.
— C'est vrai. Elle voulait d'ailleurs le présenter au départ. Mais Laurent nous a fait remarquer qu'auditionner sur un duo était plus judicieux. Tu danses ta variation avec un des danseurs de la compagnie. Quelqu'un avec qui tu n'as jamais dansé. Ça permet de montrer que tu as une bonne capacité d'adaptation, par exemple, qu'en cas de blessure et de changement de partenaire à la dernière minute, tu ne seras pas déstabilisée. C'est un petit plus qui peut faire la différence à ce niveau.
— Je comprends. Et du coup, elle va jouer la Fée Dragée, version pro ?
— Oula non, pouffe Alek, ça serait trop beau. Elle rejoint le corps de ballet pour l'instant. Mais elle a pu leur montrer qu'elle est capable de gérer son ballet même dans un contexte qui n'est pas habituel. Ça aura son importance pour la suite.
— Je suis idiote. Aucune compagnie n'intègre directement un nouveau comme danseur principal, à moins qu'il ait déjà une certaine renommée. C'est que j'ai du mal à imaginer Jess autrement qu'en soliste. Je l'ai toujours vu obtenir des rôles ici. C'est étrange de me dire qu'elle va rester dans le corps de ballet.
— Je lui dirai que tu la vois comme une grande soliste, ça gonflera un peu son égo.
— Oh, je ne suis pas sûre qu'il en ait besoin, remarqué-je.
— Détrompe-toi, je sais qu'elle peut paraître hautaine parfois. Et je suis un peu pareil, je l'avoue, mais en réalité, elle manque cruellement de confiance en elle, après tous ses refus. Les débuts avec les pro ne vont pas être faciles. Et cette fois, je ne serai pas là pour l'aider. Donc, de savoir que son ex pire ennemie la considère comme une soliste à part entière devrait lui faire le plus grand bien.
— D'accord. Dis-lui alors. Je lui dois bien ça après hier. »
Alek regarde sa montre :
« On doit y aller si tu veux arriver avant Marie-Lou. »
Je souris. Il reste toujours concentré sur l'essentiel mon chéri.
Après m'avoir embrassée, Alek est reparti à ses révisions. Il faudra que je pense à l'interroger sur ses projets d'avenir. On a encore le temps, c'est vrai, seulement, c'est un sujet qui me tracasse. L'idée d'être séparée de lui à cause de ses études m'inquiète. Je soupire. Je ferai mieux de réfléchir aux miennes d'études, maman n'acceptera pas que je joue les pionnes toute ma vie. Je pourrais peut-être m'arranger pour suivre Alek, après tout, ce n'est pas comme si j'avais un projet bien défini auquel j'aurai de la peine à renoncer. On verra. Voyons déjà comment notre histoire évolue avant de faire des plans sur la comète. Reviens sur terre Oxy, votre premier baiser remonte à une toute petite semaine, il est peut-être un petit peu tôt pour t'imaginer le suivre à l'autre bout de la France. La France ? Et s'il comptait faire des études à l'étranger ? Non Oxy, on a dit stop. Concentre-toi, tu as un cours à donner. Le dernier avant la répétition générale. Il y a du pain sur la planche.
Comme pour me faire définitivement revenir à la réalité, Marie-Lou débarque au bras de sa mère :
« Bonjour, Mademoiselle Eve !
— Bonjour Marie-Lou, prête pour la dernière avant la générale ? »
Marie-Lou me répond par un vif hochement de tête et un grand sourire.
« Je vous la laisse. Merci d'accepter de l'accueillir un quart d'heure plus tôt que les autres.
— Je vous l'ai déjà dit. Ce n'est absolument pas un problème.
— Tout de même, vous n'avez pas idée de ce que ce quart d'heure change pour moi, et pour Marie-Lou. »
Elle se penche et dépose un baiser léger sur la joue de sa fille avant de filer en vitesse à son travail. En attendant les autres élèves, nous reprenons nos papotages habituels entre filles :
« Il paraît que vous et le beau danseur blond qui ne parle pas beaucoup, vous êtes amoureux, me lance-t-elle de but en blanc avec un regard espiègle.
— Qui t'a raconté ça ?
— Tout le monde le dit.
— Tout le monde ?
— Tout le monde.
— Eh ben, les nouvelles vont vite.
— On dit aussi que depuis qu'il est avec vous, il a retrouvé sa langue. Il fait moins peur dans les couloirs. »
Sa remarque me fait exploser de rire. Marie-Lou ne se fait pas prier pour m'accompagner dans ce rude exercice pour nos diaphragmes. Cette petite n'a décidément pas sa langue dans sa poche. Elle me surprendra toujours.
Les filles commencent à arriver et je me force à retrouver mon sérieux. J'installe mon petit monde à la barre, quand je vois une dizaine de paires d'yeux dévier sur le côté pour regarder derrière moi. Je me retourne pour découvrir la cause de ce soudain détournement d'attention.
« Léo ? »
Je suis bouche bée. Je m'attendais à tout sauf à ça. Derrière lui se tient une femme, les cheveux relevés en un chignon strict, qui regarde ses chaussures avec une gêne apparente.
« Bonsoir, Madame Beautré, je suis la mère de Léo. Est-ce qu'il peut encore reprendre le cours ? Je sais que c'est le dernier avant la représentation de samedi, je comprendrais qu'il soit trop tard.
— Mais non pas du tout. Léo peut venir, bien sûr. Je m'adapterai qu'il rattrape son retard. Va t'installer à la barre Léo, lui enjoigné-je avec un clin d'œil.
— Son père n'est pas au courant. J'espère qu'il changera d'avis en voyant le spectacle. Vous aviez raison. Léo était triste d'arrêter la danse et de retourner au judo. Je peux vous demander d'être discrète, le temps que j'en parle à son père ?
— Bien entendu. Et ne vous inquiétez pas. On va se débrouiller pour que Léo soit à l'aise sur scène malgré les cours qu'il a ratés. Je suis heureuse que vous ayez changé d'avis. »
Elle me lance un regard dans lequel je lis une pointe d'inquiétude avant de faire un signe de la main à son fils et de s'éclipser.
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