15 Décembre : Grand Jeté
« Souvent on redoute
Moins l'affront d'un ennemi
Que celui ami »
Mes larmes imbibent le papier où sont inscrits ces mots et une auréole se forme sous l'encre noire. Je n'ai rien dit à Andy. À quoi bon ? Il n'y a rien à dire de toute façon. Il paraît maintenant évident que l'épisode dans la neige n'est pas près de se reproduire. Je ne sais pas ce qui me fait le plus de mal. Le fait de voir cette ébauche de relation mourir dans l'œuf ou le fait de me rendre compte d'à quel point j'ai été stupide pour ne pas voir l'évidence. Ce n'est pas comme si cela faisait un moment qu'on avait pressenti quelque chose entre eux. Moi, je ne suis qu'un cheveu sur la soupe, tombé là par hasard, indésirable, une tache sur un tableau dont on ne souhaite que se débarrasser. Le problème est réglé. Le message a été clair. Le cœur d'Alek appartient à Jess. Et moi, il me reste le choix entre faire un scandale et détruire leur couple, ou me taire et faire profil bas. Si hier ma colère me faisait pencher pour la première option, aujourd'hui, je deviens plus raisonnable. Alek m'a fait entrevoir l'espace d'une soirée qu'il pouvait être une personne formidable, et objectivement, il forme un meilleur couple avec Jess qu'avec moi. J'ai été une erreur, un égarement le temps d'une soirée. Est-ce que cela me donne le droit de gâcher sa vie et son bonheur ? Non. Définitivement pas. Je vais ravaler ma fierté et les laisser tranquilles.
Mais bon sang,... Quel intérêt il avait à me mentir ? Peut-être que ce n'est qu'en m'embrassant qu'il a compris qu'il aimait Jess. Ça expliquerait le gros moment de gêne post-ébats dans la neige sur le perron. C'est l'explication la plus logique. Il aurait au moins pu être sincère avec moi ! Il attendait peut-être simplement vendredi pour me dire la vérité en face plutôt qu'en message. C'est vrai que je n'étais pas censée être là. Et le connaissant, dire les choses en face-à-face doit être inscrit dans son code d'honneur. Bon allez, Oxy, sèche ces larmes idiotes, et passe à autre chose !
Je regarde à nouveau la petite feuille désormais trempée que je tiens dans la main. Peut-être que l'enivrement ne serait pas une si mauvaise idée pour tenir ma décision. Heureusement, je ne dois revoir le sujet de mes tourments que demain, lors de la répétition hebdomadaire du groupe avancé avec Laurent. Cela me laisse une journée de liberté avant d'affronter mes sentiments chancelants. J'ai un jour de repos aujourd'hui, et il me semble qu'Andy n'a cours que le matin. Je lui dois une après-midi film – chocolat chaud. C'est l'occasion de me rattraper et de lui donner une explication pour mon étrange comportement de la veille. Je lui envoie un SMS pour lui proposer de nous retrouver pour midi. La réponse ne se fait pas attendre :
« D'accord, je serai chez toi à midi et demi. Tu as intérêt à me préparer un bon petit plat pour te rattraper de m'avoir lâchement abandonné hier ! »
Sacré Andy ! Je vais lui préparer un bon repas bien réconfortant pour me faire pardonner. Je réalise alors qu'Andy n'est pas le seul ami que j'ai oublié hier dans mon accès de jalousie. Oui, jalousie ! Il faut bien que je sois au moins honnête avec moi-même. Je prends mon téléphone et compose le numéro d'Audrey. La première sonnerie a à peine retenti qu'elle décroche :
« Mais qu'est-ce qui s'est passé hier ? Andy était complétement déboussolé par ton comportement. Il paraît que tu as crié sur Alek et Jess ? Qu'est-ce qu'ils ont encore fait ces deux-là ? Andy m'a dit que tu avais pleuré. Je dois foutre mon point dans la figure de Miss Univers et Mister Glaçon ? Je suis prête à en découdre. Je... Je...
— Doucement, doucement, l'interromps-je, on ne va frapper personne. C'est moi qui ai déconné.
— Va falloir que tu me fasses un rapport détaillé !
— Je sais, je sais,... Mais d'abord, tu vas me dire comment s'est passé ta visite avec le groupe scolaire au musée. »
Elle soupire.
« J'étais hyper stressée au début, puis... Tu sais comment sont les enfants, ils posaient plein de questions, ils regardaient tout avec de grands yeux ébahis et ils buvaient mes paroles. Tu avais raison, je n'avais pas à m'en faire. C'était une chouette expérience. Et Mme Sitcher était ravie. Elle m'a félicité et m'a dit qu'elle était fière de voir ce qu'une de ses anciennes élèves était devenue. J'étais surexcitée. J'avais hâte de tout vous raconter en vous retrouvant chez Andy hier soir. Sauf que quand j'ai découvert Andy tout seul en arrivant, ça m'a littéralement gâché la fête. Donc, je t'adore, mais tu me dois des explications.
— Tu es libre aujourd'hui ?
— J'ai cours à la fac de quatorze à dix-sept heures puis je fais la fermeture du musée.
— Tu me rejoins chez moi ? On se prépare un bon repas. Andy nous rejoint pour manger.
— Ok, mais ne pense pas m'amadouer avec du chocolat chaud. Ça marche peut-être avec Andy, mais pas avec moi. »
Trente minutes plus tard, on sonne à la porte. J'ouvre et Audrey entre dans ma petite maison d'un pas décidé. Elle rit en découvrant les deux tasses de chocolat chaud fumantes posées sur la table du salon. Je hausse les épaules :
« Je devais bien essayer. »
Elle attrape sa tasse et s'affale dans le canapé, les pieds tournés vers la cheminée. Je la rejoins et nous trinquons avant de plonger nos lèvres dans le breuvage chaud et sucré. Je réfléchis avant d'entamer mon récit. Dois-je tout dire à Audrey ? Que va-t-elle penser. Après tout, Audrey est ma meilleure amie. Et aussi celle d'Andy, qui est mieux placée qu'elle pour me conseiller sur comment aborder le sujet avec le grand brun. Je commence à raconter la journée de mardi à ma blondinette préférée. Quand j'en arrive au moment fatidique du baiser dans la neige, Audrey manque de s'étouffer avec son chocolat. Je suis passée à deux doigts de tester dans la vie réelle mes cours de secouriste et de réanimation cardio-pulmonaire. Elle reprend difficilement son souffle avant de comprendre, incrédule :
« Donc en fait, les traces d'anges dans la neige, ce n'étaient pas des gosses, c'était vous deux en train de vous rouler un patin ? »
Je hoche de la tête pour confirmer.
« J'y crois pas. J'y crois pas. J'y crois pas. Et du coup après, il s'est passé quoi pour que tu lui hurles dessus même pas vingt-quatre heures plus tard ? »
Je lui décris la scène dont j'ai été témoin à Arabesque suivie de mon pétage de câbles. Audrey m'écoute en fronçant les sourcils.
« Franchement, Eve, tu exagères, commente-t-elle lorsque j'ai terminé.
— Comment ça ? fais-je, étonnée par le manque évident de soutien de mon amie.
— J'ai beau ne pas apprécier énormément Alek, tu dois reconnaître qu'il ne t'a pas menti.
— Il a dit qu'il n'avait pas le temps de travailler avec moi ! Alors explique-moi ce qu'il fabriquait avec elle ?
— Il répétait un de ses rôles comme il te l'a dit. Je te rappelle que si Jess n'est pas la Fée Dragée, lui est bien le Prince Orgeat, et en ce moment, il ne peut pas vraiment travailler la partie technique du duo avec toi, ajoute-t-elle en fixant ma cheville. Jess connait la chorée par cœur, elle est la partenaire idéale pour répéter ce morceau tant que tu n'es pas en état. Rien de choquant avec ça. Pas de quoi pêter une crise.
— Si c'était le cas, il aurait pu juste me le dire, non ?
— Quand je vois ta réaction, je comprends pourquoi il ne l'a pas fait...
— Admets au moins qu'il m'évite. Il m'a laissé en plan après notre baiser mardi soir et depuis silence radio.
— Ne lui en veut pas trop. Je ne crois pas qu'il ait l'habitude de... De ce genre de situation. C'est un maniaque du contrôle, et là, il s'est laissé emporter par ses émotions. Si tu veux mon avis, il n'a aucune idée de comment gérer tout ça et a une trouille bleue. Et ton petit feu d'artifice n'a pas dû arranger les choses. Alors, s'il te plaît, soit indulgente.
— Mais tu es de quel côté Audrey ? Tu es mon amie ou la sienne ?
— Je suis ton amie. Et c'est mon devoir d'amie de te signaler quand tu déconnes.
— Tu as sans doute raison. De toute façon, je ne sais pas pourquoi je me prends la tête. Je ne vais pas sortir avec le Roi des Icebergs, il m'insupporte depuis toujours. Ça n'aurait aucun sens. Ce n'est pas comme si j'avais des sentiments pour lui ou que j'en avais quelque chose à faire de son avis... »
Audrey me regarde d'un air désespéré.
« Quoi encore ? m'offusqué-je.
— Tu m'exaspères, c'est tout, » soupire-t-elle.
Je l'interroge du regard.
« Tu te rends compte de l'hypocrisie de tes propos, j'espère ? Tu n'en as rien à faire ? Et comment tu appelles ta scène d'hier ?
— Un accès de colère justifié par l'absence de considération dont il a fait preuve à mon égard et à la tentative de m'évincer de mon rôle.
— Non, Eve, ça s'appelle de la jalousie, ni plus ni moins, et tu le sais très bien. Et tu sais ce que ça signifie ?
— Je sens que tu vas me le dire...
— C'est qu'Alek, ce rapprochement entre vous et ce baiser, te laissent tout sauf indifférente. Et comme tu le soupçonnais d'avoir une relation avec Jess, tu ne supportes pas de le voir avec elle. Cette histoire de rôle n'est qu'un prétexte, tu n'as jamais voulu de la Fée Dragée et tu serais la première ravie si rôles s'inversaient. Je n'ai pas raison ?
— Je... Euh...
— Je n'ai pas raison ?
— Peut-être, un peu, admets-je.
— Bien ! Nous faisons des progrès.
— Mais que je sois jalouse de Jess ou que je ressente peut-être un début d'once de quelque chose pour Alek, et je ne dis pas que c'est le cas, de toute façon ça n'a pas d'importance. Je ne dois pas avoir ce genre de sentiment pour lui. Donc on oublie.
— Et pourquoi ça ? demande Audrey. Je reconnais qu'Alek serait le dernier de mes choix en tant que petit copain, mais je pense, malgré ce que tu dis, que c'est quelqu'un droit dans ses baskets.
— Andy ! réponds-je estomaquée devoir relever l'éivence.
— Qu'est-ce qu'Andy vient faire dans cette histoire ? »
Je la fixe avec des yeux ronds. Comment peut-elle ne pas comprendre pourquoi Andy rend toute hypothétique relation entre Aleksandr et moi impossible ?
« Je ne sais pas, tu dirais quoi si je te disais maintenant que je craque sur Tony, qu'on s'est embrassé et qu'on envisage de sortir ensemble.
— Je te dirai de fuir cet imbécile. Pour ton bien !
— Tu sais très bien ce que je veux dire, protesté-je.
— Oui, Eve, j'ai compris. Mais crois-moi quand je te dis que ça ne me ferait ni chaud ni froid. Je serai juste inquiète pour toi connaissant le loustic. Et ce que j'ai vécu avec Tony n'a rien à voir avec Andy et Aleksandr. Je suis restée deux ans avec Tony. Andy a juste flashé un temps sur Aleksandr, sans réciprocité, et maintenant, il est passé à autre chose. Je ne pense pas qu'Andy soit réellement un problème. C'est plutôt une excuse que tu te trouves pour ne pas affronter tes propres sentiments. Mais parle lui s'en. Au moins, tu seras fixée et on pourra avancer.
— Et s'il m'en veut déjà pour le baiser.
— Je crois qu'Andy est un peu plus intelligent que ça. Par contre, je connais le bonhomme aussi bien que toi et si quand il arrive il n'y a rien à se mettre dans l'estomac, là oui, il va-t'en vouloir ! »
Je rigole. Audrey a raison. Andy est un ventre sur pattes. Le pire est qu'il ne prend pas un gramme. Il a un corps athlétique, musclé sans l'ombre d'un bourrelet.
« Tu as raison. On s'y met ! » approuvé-je en entrainant mon amie vers la cuisine ouverte.
Midi trente-et-une à peine, la sonnerie de la porte retentit. Andy, toujours à l'heure ! La table est mise. Je sors la croziflette du four tandis qu'Audrey va ouvrir. J'ai mis les petits plats dans les grands, et rien de mieux que du fromage pour amadouer Andy. Le doux fumé vient taquiner les narines du grand brun qui frémissent aussitôt :
« Hum ! J'en connais une qui a quelque chose à se faire pardonner. Comme planter son meilleur pote sans explications un magnifique après-midi qui devait être dédié à la niaiserie magique de Noël.
— Je suis vraiment désolée pour hier, Andy, je vais me rattraper. »
Je pose le plat brûlant sur la table avant de prendre mon ami dans les bras.
« T'inquiète, j'ai entendu la musique. Jess travaillait sur la Fée Dragée et tu as vu rouge. Au final, tu tiens à ton rôle, petite ambitieuse, me taquine Andy. Rassure-toi, même avec des béquilles, elle ne t'arrive pas à la cheville.
— C'est faux et tu le sais, mais merci, souris-je à mon ami.
— Je ne crois pas qu'elle cherche encore à reprendre le rôle, je crois plutôt qu'elle aidait Aleksandr à répéter tant qu'Eve n'est pas en état, intervient Audey
— Mouais, peut-être, mais je me méfie toujours du couple Parfait. Question de principe, affirme Andy.
Je frissonne au mot couple et avale ma salive avec difficulté. Audrey le remarque, mais ne dit rien, se contentant de m'adresser un regard semblant hurler « tu vois que tu es jalouse, et ce n'est pas du rôle. » Sapristi, comment un simple et unique baiser (bon ok pas si simple que ça, plutôt long, langoureux et enflammé) avait-il pu m'atteindre à ce point. Je vais être obligée d'en parler à Andy. Tout ceci me chamboule trop pour que je puisse le lui cacher. Mais mangeons d'abord ! Un Andy au ventre plein est toujours plus conciliant qu'un Andy au ventre vide, surtout s'il y a du fromage !
Le déjeuner est une réussite. Il reste tout juste une part pour maman ce soir. Andy a parlé de Lillian presque en non-stop, ce qui m'a permis, jusque-là, d'esquiver le sujet délicat. Je me lève pour aller chercher le dessert, une buche roulée chocolat noir et coco dont j'ai le secret et qui marche à tous les coups. Je nous coupe une part chacun. Audrey consulte sa montre et sursaute :
« Mince ! On a tellement papoté que je n'ai pas vu l'heure passer. Je vais être en retard en cours. »
Elle engloutit sa part de buche en un éclair et récupère son manteau. Avant de passer la porte, elle se retourne et me lance :
« N'oublie pas ce dont on a parlé ! »
Je hoche la tête, piteuse. Elle me fait les gros yeux devinant que je m'apprête à procrastiner ma mission, mais pressée par le temps, elle file sans insister plus.
« De quoi vous avez parlé ? s'enquit Andy.
— De rien, mens-je. Une tasse de chocolat chaud et un film de Noël. Je te laisse choisir et je te rejoins sur le canapé avec nos élixirs chocolatés ! »
Andy acquiesce avec un clin d'œil. Quand je reviens, Love Actually est déjà lancé.
— Andy... commencé-je, hésitante.
— Chut ! m'intime-t-il en saisissant sa tasse. On n'interrompt pas un chef d'œuvre ! »
La discussion sera pour plus tard. Andy veut son film et je le lui dois bien. On parlera après. Il sera plus réceptif.
Deux heures plus tard, le générique de fin résonne dans mon salon. Mon rythme cardiaque augmente. Je ne peux plus reculer. J'éteins la télévision et je commence à ouvrir la bouche quand Andy se lève et se dirige vers l'entrée avant que le moindre son n'ait franchi mes lèvres. Il enfile son manteau :
« Désolée ma belle, hier, à cause de ta petite crise de nerfs, je n'ai pas pu tenir la promesse faite à mon homme. Et Monsieur tient à admirer son Casse-Noisette en avant-première. Il doit déjà être en train de m'attendre devant la fac. Je file. Sans rancune ? C'est de bonne guerre ! »
Il me fait un clin d'œil et passe la porte. Il l'a dit : c'est de bonne guerre. Je l'abandonne hier, il m'abandonne aujourd'hui. Je salue mon ami et me retrouve seule.
Et voilà comment j'ai lamentablement échoué à ma seule mission du jour !
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