10 Décembre : En dedans
« Sous la cheminée
Vont se réchauffer les cœurs
Rassurant foyer »
En sortant de chez le médecin avec mes béquilles sous le bras, ma frustration est à son comble.
« Tu ne t'en sors pas si mal, me rappelle ma mère, il a dit que ce n'était qu'une entorse légère. Tu n'es au repos qu'une semaine. Tu pourras quand même faire le spectacle.
— Maman, maugréé-je, pour pouvoir faire le spectacle, il faut connaître et arriver à exécuter entièrement ses chorégraphies. Et pour ça, il faut répéter, or je ne peux plus répéter.
— Il te restera encore une semaine avant le jour J, argumente maman.
— C'est beaucoup trop court, répliqué-je.
— Laurent te fait confiance, appuie ma mère, comme si ce simple fait justifiait tout. Alors moi, je ne m'inquiète pas.
— Laurent à tort.
— Oh... Ma chérie, je sais d'expérience, qu'il ne se trompe que très rarement. »
Je ne peux pas en vouloir à ma mère pour son optimisme. Il faut avouer qu'ellea raison. Le jugement de Laurent est généralement avisé. Mais là, il lui manquedes données : je suis bien moins avancée dans mon travail que ce qu'ilcroit.J'ai appelé mon professeur dès le diagnostic établi par le médecin. Je pensais qu'avec mon arrêt et après mes « performances » d'hier, il me retirerait le rôle, mais non. Il a juste dit :
« Respecte bien les consignes du médecin et ne force pas inutilement. Le plus important est que tu te rétablisses pour ne pas être prolongée. »
Il ne se rend décidément pas compte de l'étendue des dégâts.
J'ai également envoyé un message à Aleksandr pour annuler notre répétition de l'après-midi. Tout ce que j'ai obtenu de la part de mon partenaire est un parfait silence radio.
Une fois n'est pas coutume, j'ai décidé d'écouter mon calendrier. Aujourd'hui, nous sommes samedi, ni maman ni moi ne travaillons. Nous allons donc nous offrir une journée calme entre filles. Nous commençons par le marché de Noël. Nous ne nous y attardons pas longtemps car je ne peux pas me déplacer très facilement avec mes cannes anglaises. Après quelques stands de gâteaux, de décorations et de bijoux artisanaux, nous nous arrêtons sur un banc pour déguster un bon verre de vin chaud.
J'adore le vin chaud. Je sais que c'est généralement du très mauvais vin dans lequel on a rajouté un kilo de sucre et quelques épices pour la forme, mais j'apprécie particulièrement cette tradition de Noël. Peut-être parce que c'est notre moment à toutes les deux, à maman et à moi. Chaque année, nous allons boire notre petit verre de cocktail hivernal, rien qu'elle et moi (bon, jusqu'à peu j'avais encore droit à la version jus de pomme épicé, lamajorité ouvre tout de même des horizons plus sympathiques). Je crois que je n'ai jamais fait de marchés de Noël avec quelqu'un d'autre que ma mère. Probablement que cela n'aurait pas tout à fait la même saveur... La chaleur du breuvage nous ravive un peu.
Nos verres terminés, nous sommes d'attaque pour notre ultime mission en extérieur : l'achat de notre roi-conifère de l'année ! Un règne certes court, mais privilégié au sein de notre humble demeure.
Une fois rentrée, nous installons notre élu à une place de choix dans le salon. Habituellement, c'est moi qui grimpe à l'échelle pour récupérer les décorations au grenier, mais avec ma cheville, je vais devoir passer mon tour cette fois-ci. Pendant que maman s'attelle en haut, j'allume la cheminée. Notre premier feu de l'année. Voilà qui va me réchauffer le cœur, pour une fois que je suis d'accord avec un haïku ! Enfin, je ne devrais pas parler trop vite. La journée n'est pas encore finie, mon satané calendrier peut toujours me jouer un sale tour en trouvant un sens détourné auquel je n'ai pas pensé. Je devrais me méfier, je ne serai sauve qu'à minuit. Avant la prochaine épreuve. Je frissonne, à m'entendre on se croirait dans un scénario de film d'horreur.
Soudain, je m'éloigne des braises qui commencent à prendre. À coup sûr, je vais me brûler avant la nuit. Le piège est forcément là ! Je regarde d'un œil suspicieux les flammes naissantes qui dansent dans l'âtre. Non mais voyons Oxy ! Ressaisis-toi ! Je me sermonne. Tout ceci n'a aucun sens. Tu as trop d'imagination. Audrey serait morte de rire si elle pouvait lire dans mon esprit. Et Andy l'accompagnerait.
Quand maman redescend, les bras chargés d'un énorme carton, je la vois froncer un sourcil d'étonnement à me voir à l'autre bout du salon plutôt que pelotonnée dans un plaid sur le canapé les mains tournées vers le foyer comme je le fais à chaque fois que nous rallumons notre cheminée. Elle ne dit rien, et je l'en remercie. Elle se contente d'un :
« On s'y colle ? »
Elle laisse tomber le carton au pied du Roi de la maisonnée, à défaut des forêts. On rajoute nos trouvailles de la fin de matinée : un ours déguisé en Casse-Noisette que ma mère a acheté pour me faire râler, une guirlande blanche et argent avec des flocons brillant, des boules cupcake un peu moche que j'ai acheté pour faire râler ma mère (vengeance du Casse-Noisette). Je me dis que cette année nous avons été très raisonnables, en même temps le carton déborde déjà.
Voici mon moment préféré de Noël : la décoration du sapin. C'est toujours un moment riche en émotion pour nous deux, enfin surtout pour maman, de mon côté je n'ai pas trop de souvenirs. Aujourd'hui est une journée particulière, c'est l'anniversaire de la mort de papa. Maman est devenue veuve quand j'avais à peine trois ans. Un banal accident de la route, il a perdu le contrôle du véhicule à cause de la neige. Je ne me rappelle presque pas de lui. Il me reste tout juste quelques flashs. La seule chose dont je me souviens, c'est que je n'ai plus fêté aucun Noël avant mes huit ans. Bon, maman m'offrait bien un cadeau pour m'éviter d'être trop frustrée mais la magie de Noël s'arrêtait là. Jusqu'au jour où...
Où j'ai fait le plus gros caprice de mon enfance. Je souris en me rappelant la scène. Pauvre maman, la honte qu'elle a dû avoir. Je m'étais mise à hurler et à me rouler par terre dans la rue car j'exigeais un sapin comme toutes mes copines. Je n'étais pas souvent sujette à ce type de comportement, j'étais plutôt une enfant sage et obéissante. Du coup, maman n'avait, sur le moment, pas su comment réagir. Elle avait donc fait ce qu'il ne faut jamais faire dans ce genre de situation : elle avait cédé pour que je me calme. Et c'est comme ça que j'ai eu mon premier sapin.
Ce caprice, c'est une des meilleures choses qui nous soit arrivées. J'avais eu la bonne idée de le faire un dix décembre, le jour où maman est la plus vulnérable. Quand nous avons installé notre tout petit sapin au centre de notre petit appartement et que je l'ai décoré de guirlandes en papier faites maison, j'avais vu, pour la première fois depuis des années, les yeux de ma mère s'illuminer. Ce fut le début d'un renouveau. La fin de la mélancolie post-deuil de maman. Notre dernier hiver à Amiens. Maman refusait déjà depuis quelque temps une mutation pourtant très intéressante, car elle avait peur de s'éloigner de l'endroit où était enterré papa. Elle avait l'impression de l'abandonner. Ce jour fut un déclic. Le lendemain, elle acceptait ce nouveau poste, deux mois plus tard nous avions déménagé.
Depuis, tous les dix décembres, nous décorons notre sapin. Maintenant, nous le prenons beaucoup plus grand, nous avons plus de place, et nous avons de vraies décorations. Nous conservons toujours mes créations enfantines, qui ont, certes, un peu souffert avec les années, et nous leur trouvons toujours une place sur notre arbre. Bientôt, il ne manque plus que la touche finale, la flèche de sapin. Chez nous, pas de petit ange ni d'étoile, nous avons mieux. Une des plus belles trouvailles de marché de Noël de ma mère : une danseuse en arabesque taillée dans le bois et délicatement peinte à la main (la mienne, et je peux vous dire que même si je n'avais que neuf ans, j'ai respecté à la lettre tous les numéros et je n'ai pas dépassé). La branche supérieure du sapin se place dans la jambe de terre de la danseuse. Cette année, c'est maman qui la met en place. Maudite cheville ! Et ça y est ! Notre œuvre est achevée ! Nous reculons d'un pas pour admirer le résultat.
« Il est magnifique, approuvé-je, Papa l'aurait adoré. »
Maman acquiesce, les yeux embués. Ce petit rituel est devenu un hommage annuel que nous rendons à mon père. C'est ce dont ma mère avait besoin pour débuter une nouvelle vie. De trouver quelque chose qui la garde connectée à lui, pour se libérer de la culpabilité qui l'enchaînait. Elle ne s'est jamais remariée. Je doute qu'elle le fasse un jour. Mais elle semble avoir retrouvé un équilibre et c'est ce qui compte.
Il ne manque plus que notre troisième et dernière tradition de Noël :
« Tu sors les albums pendant que je vais à la cuisine, » me lance maman.
J'obtempère en sautillant à cloche-pied pour économiser ma cheville. J'attrape deux plaids sur le canapé et m'installe en face de la cheminée. Je regarde le feu de travers, mais une tradition est une tradition. Je ne vais pas gâcher notre journée pour une stupide superstition. Je pose les cinq gros volumes que je viens de récupérer sur la table basse.
Maman me rejoint avec deux énormes tasses fumantes de chocolat chaud. En réalité, ce sont deux chopes de bière, volume pinte, ramenées d'un séjour en Allemagne, qui nous serve de récipient au précieux breuvage. Un demi-litre de chocolat ! Le paradis ! En même temps, il faut bien ça pour tenir les cinq albums photos que nous refeuilletons chaque année, avant de l'agrémenter des nouvelles photos de l'année écoulée. Hors de question de se retrouver à court de boisson avant la fin de l'exercice.
Nous rions en retrouvant certains clichés cocasses. C'est un super moment mère-fille. Après avoir repassé un peu moins d'une vingtaine d'années de photos en revue, nous rajoutons notre sélection de l'année.
« Il va falloir acheter un sixième album pour l'année prochaine, » fait remarquer maman.
Elle a raison, il reste tout juste cinq emplacements. Nous sommes incapables de résumer douze mois en seulement cinq photos. Nous n'avons d'ailleurs rempli pas moins de dix pages supplémentaires aujourd'hui ! Je l'admets, nous sommes parfois un peu excessives sur cette histoire d'album photos. Surtout, je pense que nous sommes les dernières personnes à encore imprimer leurs photos pour faire des albums. Qu'importe. Un dossier numérique n'aura jamais le charme de ces instants collés années après années sur ces pages, ni la douceur du grain du papier sous les doigts.
Bien au chaud devant l'âtre réconfortant de la cheminée, j'oublie un temps mes soucis, évadée dans le tourbillon de nos souvenirs. Je revois le chemin que nous avons parcouru toutes les deux. Je suis fière de nous. Je suis fière d'elle. Je suis fière de maman. Ça n'a pas toujours été facile pour elle, surtout au début. Elle a dû m'élever seule. Mais elle y est arrivée et elle a surmonté les difficultés engendrées par la disparition de Papa. Et même s'il lui a fallu cinq ans pour remonter la pente, elle y est parvenue.
Je serre fort maman dans mes bras et dépose un baiser sur son front. C'est vrai, j'avais presque oublié que dans la famille, nous sommes des battantes.
Au moment, de me coucher, en tirant ma couette sur mon menton, je suis forcée de constater que rien de fâcheux n'est arrivé aujourd'hui. Quelle heure est-il ? 23h57 indique mon réveil, nous avons veillé tard avec maman à papoter. Je garde les yeux ouverts encore trois minutes. Au cas où mon calendrier de l'Avent déciderait de faire flamber ma maison. Minuit sonne. Rien. Je souris en me disant que je suis bien stupide de m'être ainsi montée la tête sur le potentiel pouvoir occulte des haïkus. Je me laisse, sereine, tomber dans les bras de Morphée.
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