Chapitre 26
Les yeux d'Adrien s'ouvrent sur une pièce plongée dans la pénombre. Il a chaud, se sent nauséeux. Allongé sur la couverture d'un grand lit, il tourne la tête d'un côté, mais ne reconnaît pas la table de chevet à proximité ni ces rideaux bleus fermés.
Il se redresse d'un bond, analyse son corps : il est trempé et porte encore ses chaussures. Quelqu'un a ouvert son gilet ainsi que sa chemise imbibée de sang. Une cicatrice rouge marque son flanc. Il la touche du bout du doigt, le souvenir d'une sensation chaude et mouillée, comme une langue sur sa plaie, le fait frissonner. Quoi qu'il en soit, la blessure est totalement refermée, même s'il ressent encore comme une piqûre brûlante lorsqu'il appuie dessus.
Adrien fronce les sourcils en se remémorant le froid, le pont, puis l'agression par un individu encapuchonné. Quelqu'un est venu à son secours avant de l'emmener avec lui dans une chute vertigineuse dans le fleuve. Cette personne, en tenue égyptienne, avait des cheveux argentés.
Gabriel !
Son cœur se serre, il se lève d'un bond, trouve une lampe à gaz sur sa table de chevet, l'allume et la brandit. Adrien quitte la pièce et débouche sur un couloir sombre qui tangue un peu. Des hublots sont alignés, espacés, sur une seule façade du mur. Au sol, quelque chose attire son attention. Il abaisse la lampe et distingue une traînée de sang. Il la suit du regard, allant de la chambre jusqu'à une porte tout au fond. Il se précipite, tourne la poignée et entre en criant son nom.
C'est une grande salle de bain. Un hublot bien plus large que les autres donne sur la Seine, laissant passer des rayons de lune dans la pièce. Mais ce qu'il voit en premier, c'est le corps nu de Gabriel affalé sur le sol, inanimé au pied d'une immense baignoire, comme s'il n'avait pas réussi à s'y glisser à temps.
Adrien pose la lanterne à l'entrée, se rue vers lui, se met à genoux et le positionne sur le côté. La blessure sur sa poitrine saigne abondamment.
- Neuville ? demande-t-il tremblant.
Le ténor lui répond par une respiration bruyante et fiévreuse. Adrien résiste à la panique qui le submerge comme un raz-de-marée. Il décide de le prendre dans ses bras, prêt à l'emmener dans un hôpital, quand Gabriel tend une main vers la baignoire et agrippe la chemise du policier de l'autre. Le ténor pousse un gémissement à peine audible.
Perdu, Adrien le regarde en espérant recevoir une consigne plus précise. Mais le temps presse, il s'exécute. Sans attendre, il allonge doucement Gabriel dans la cuve, posant sa tête sur une sorte de coussin en éponge. Il tourne les robinets pour obtenir une eau chaude.
- Et maintenant ? demande-t-il toujours en essayant de conserver son calme.
Gabriel ne répond pas. L'inspecteur tremble, lui attrape le visage entre les paumes et le secoue doucement pour le ramener à lui.
- Ne vous endormez pas ! Dites-moi ce que je dois faire pour vous aider !
Il voit Gabriel tendre un bras en direction d'un meuble où repose un coffret semblable à celui de sa loge. Il l'apporte, mais le ténor est déjà retombé inconscient. Paniqué, Adrien déverse le contenu : une dizaine de perles plongent dans la baignoire.
Immédiatement, elles fondent, coulant à la surface de l'eau une lumière bleue fluorescente parsemée d'éclats scintillants. Adrien écarquille les yeux, sidéré. La lueur enchantée projette ses reflets sur des écailles azurées recouvrant la nuque et les bras de Gabriel. Son torse est à nu. La peau et écailles de ses membres supérieurs passe d'une pâleur nacrée à une couleur céruléenne de plus en plus abyssale. Ses mains et ses pieds, qui dépassent un peu de l'eau, sont pourvus de courtes griffes sombres. Des palmes translucides lient chacun de ses doigts.
Un mouvement fait sursauter Adrien : une très longue queue bleue, semblable à celle d'une anguille, glisse le long de la baignoire. Le regard de l'inspecteur revient au visage de Gabriel, dont les joues et les cils sont pailletés de reflets bleutés.
Adrien est fasciné par cette apparence féérique, mais l'expression souffrante de Gabriel le préoccupe. L'eau enchantée peut-elle vraiment le soigner ? L'inspecteur pose le plat de sa main sur le front du blessé, brûlant. L'impuissance lui noue l'estomac.
- Est-ce que j'ai bien fait ? Allez-vous mieux ? Que dois-je faire ? Dites-moi ! supplie-t-il les yeux humides.
Gabriel soulève enfin ses paupières, ses pupilles fendues surprennent Adrien.
- Vous êtes tellement gentil, inspecteur, dit-il d'une voix faible.
- Allez-vous guérir grâce à cette eau ? bredouille Adrien
Gabriel reprend sa respiration. Le feu dans ses poumons s'est stabilisé, mais la douleur est toujours là, lacérant sa chair au moindre mouvement. Il n'ose pas avouer à Adrien qu'il ignore s'il va s'en sortir et se contente de hocher la tête.
- Que vous arrive-t-il ?
À travers la voix d'Adrien, il ressent toute son inquiétude.
- Arme en argent... un poison pour les fées, balbutie avec peine Gabriel.
Adrien reste muet une minute pour assimiler cette information, puis se concentre à nouveau.
- Est-ce qu'il existe un médecin pour les fées ? demande-t-il en laissant sa rationalité de côté. Celui de la troupe peut-être ?
Le ténor fait une moue désapprobatrice. Non que ce soit une mauvaise idée, mais l'inspecteur risquerait d'avoir de gros ennuis. Et puis, il ne supporterait pas d'attendre son retour, seul.
Du pouce, Gabriel caresse la joue de l'homme penché sur lui, si inquiet, si attentionné qu'il pense ne pas le mériter. Il se met à tousser violemment, un goût de métal remonte sur sa langue.
Adrien attend désespérément une réponse qui ne vient pas.
- Vous allez devoir me supporter, car je ne vous laisserai pas mourir, dit Adrien avec un regard déterminé.
Gabriel sourit, lui demande du bout des lèvres de servir un verre d'eau. Une fois en main, il se concentre et le liquide change de composition.
Adrien se souvient de ce verre qui l'avait miraculeusement désaoulé le soir de leur rencontre. Ensuite, il patiente. À plusieurs reprises, Gabriel perd connaissance. L'inspecteur s'assure que son pouls bat toujours et que la température ne baisse pas. Aux aguets, Adrien ne réalise pas la fatigue et la tension qui s'accumulent en lui. La lueur féérique perd tout son enchantement au bout de deux heures.
- Dois-je vous sortir de là ?
Le ténor répond par l'affirmative en hochant la tête - il n'a plus la force de parler. Adrien vérifie l'état de la blessure : elle s'est refermée, mais la fièvre est encore élevée. Aussi doucement qu'il le peut, l'inspecteur extrait Gabriel de la baignoire. Déjà sec, le blessé enroule ses bras autour de son cou.
Adrien l'emporte dans la chambre, retire la couette mouillée, en trouve une autre dans l'armoire à proximité et recouvre Gabriel. Il s'assied sur le bord du lit et, d'un geste délicat, dégage une mèche de cheveux du visage de son protégé. La fatigue tombe sur ses épaules. Le policier compte veiller toute la nuit quand un frisson le parcourt, lui rappelant que cela fait plusieurs heures qu'il détrempe dans ses propres vêtements.
À contrecœur, il délaisse Gabriel un quart d'heure pour se laver et se débarrasser de l'odeur vaseuse de la Seine. Il étend ses habits, fouille le dressing et trouve deux peignoirs luxueux aux initiales de Lambourg. Il grimace, en enfile un, puis revient dans la chambre avec le verre d'eau.
Gabriel ronfle.
Adrien sourit et pose le récipient sur la table de chevet. Il se penche et effleure une épaule du bout des doigts : froide. Après tout ce qu'il vient de vivre, Adrien n'a même plus la force de lutter contre sa propre initiative : celle de se faufiler dans le lit aux côtés de Gabriel. D'un mouvement timide, il bascule son corps contre le sien, en espérant le réchauffer. Le contact glacé lui cause un frisson rebutant, avant de devenir agréable. Gabriel cesse de grelotter et même de ronfler. Sa respiration s'apaise, comme les traits de son visage au grand soulagement d'Adrien.
Pensif, l'inspecteur ne peut s'empêcher de glisser une main dans les doux cheveux argentés.
Peut-être que tout ceci est un rêve. Qu'il n'y a jamais eu de fée dans ses bras, d'assassin sur un pont de Paris, ni de course effrénée sur le boulevard de l'Opéra en plein froid de décembre, et encore moins de plaisir refoulé au plus profond de ses entrailles.
Bercé par le calme feutré de la chambre, Adrien est vaincu par la fatigue, et s'endort.
🐚༄.°
La lumière du jour perçant les fins voilages de la chambre réveille Adrien. Il ne veut pas lever ses paupières, pas maintenant. En vérité, il n'avait pas aussi bien dormi depuis des jours. Quelque chose, allongé de tout son long contre lui, bouge. Surpris, il ouvre enfin les yeux.
Ce n'était donc pas un rêve.
Gabriel est blotti contre lui, les jambes emmêlées avec celles de l'inspecteur, sa tête et son bras posés contre le torse d'Adrien. Étonnamment, l'inspecteur reste calme, même s'il ne peut nier cette sensation légère qui chatouille son cœur. Le sourire béat du ténor le rassure. À ce que voit Adrien, il est toujours pourvu de ses attributs féériques. Gabriel bouge un peu dans un murmure qui tient plus du roucoulement. Il semble rêver de quelque chose de plaisant, pense Adrien qui ressent la douceur de sa peau parfaitement imberbe, glissant contre la sienne.
Gêné par une tension soudaine, l'inspecteur roule sur le côté opposé. Son cœur se met à battre si vite qu'il l'entend dans ses oreilles.
Et maintenant ? Attendre ? Manger ? Oui c'est toujours une bonne idée de manger et Gabriel doit reprendre des forces.
Adrien quitte lentement la couche, en quête d'une cuisine. Il monte à l'étage, traverse un immense salon très bien décoré et trouve ce qu'il cherche derrière une porte. La pièce n'est pas chauffée, l'air froid le fait grelotter. Il fouille placard et armoire à la recherche de n'importe quoi de comestible. L'inspecteur finit par tomber sur du pain rassis de quelques jours. Trop dur pour être mangé par un malade, il pousse un soupir avant de se souvenir d'une recette de Mireille.
Même si son épouse a l'habitude qu'il rentre souvent tard, voire découche, à cause du travail, il veut absolument trouver un moment dans la journée pour lui dire qu'il va bien.
Est-ce qu'il va vraiment bien ?
Pour éviter d'y répondre, il se met en quête de sucre, puis déniche un pot de beurre conservé avec des cristaux de sel. Il attrape ensuite une poêle qui n'a pas dû beaucoup servir tant elle est rutilante.
Pendant qu'il tranche le pain et fait fondre du beurre à feu doux, il repense à Messager, aux employés de l'Opéra : une petite discussion s'impose, car il a l'intime impression que Gabriel n'est pas l'unique fée du palais et ce détail peut remettre beaucoup de choses en question dans l'enquête. Comment aborder le sujet avec le directeur ? Est-il au courant ? Odette ou Lucien le savent-ils ?
Un cri surprend Adrien, plongé dans ses pensées. Il coupe le feu de la gazinière et se rue dans le salon, descend en trombe les escaliers menant à la chambre. Il y trouve le ténor, nu, au milieu du couloir, l'air complètement apeuré.
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Enfin la confirmation que Gabriel n'est pas vraiment un humain x)
Il ne ressemble pas trop à une sirène non plus :p Vous avez aimé ce chapitre ?
Pas trop mélodramatruc ?
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