Chapitre 24
Quelques jours passent sans que l'enquête avance. Adrien a dû accepter quelques missions pour, comme le raille Marc, « justifier son salaire ». On le sollicite principalement pour participer à des rafles dans la périphérie parisienne afin d'attraper quelques Apaches qui se réfugient dans les campagnes et quartiers populaires. L'efficacité d'Adrien rachète le respect de ses collègues et du commissaire.
Parfois, il a le temps de se rendre au palais Garnier pour continuer d'interroger des employés ou bien creuser des zones d'ombres. Gabriel ne rate pas une occasion pour lui proposer de déjeuner ensemble. L'inspecteur a déjà pris goût à la présence fantasque du ténor, il n'est pas difficile de le convaincre même s'il rechigne par principe.
Mireille, quant à elle, guette les moindres symptômes d'un début de grossesse. Il est encore trop tôt, elle le sait bien. Mais Adrien la voit, chaque jour, annoter leur calendrier d'une petite croix, prendre sa température, poser régulièrement sa main sur son bas-ventre.
Un matin, il apporte un beau sapin du marché de Broglie dans le salon avant que son épouse ne rentre d'une collation avec des amies. La jolie surprise fait oublier à sa femme, un temps, son obsession.
🐚༄.°
Depuis plusieurs jours, Gabriel endosse le rôle de Radamès dans Aïda, un opéra de Verdi. Cette tragédie amoureuse a conquis le cœur des Parisiens. Elle raconte l'amour impossible entre une princesse éthiopienne captive en Égypte, Aïda, et un général de Pharaon, Radamès. Leurs royaumes sont en guerre, et s'enchaînent alors dilemmes, trahisons et passion. Les personnages sont déchirés entre leurs sentiments et leur devoir ; la mort seule peut les unir.
Gabriel apprécie les drames grandioses, il prend plaisir à habiter son rôle, évoluant dans des tableaux de l'Égypte antique, majestueux. À l'époque de la création, en 1871, des archéologues avaient donné des conseils pour les costumes, perruques et décors, ce soin du détail fascine le chanteur. Le spectacle, qui était déjà un beau succès, prend plus d'ampleur avec l'interprétation du ténor aux cheveux argentés.
Encore sous le coup des émotions, il se rend dans sa loge. Le tonnerre des applaudissements bourdonne toujours dans ses oreilles. Il se regarde dans le miroir. Il aimerait que l'inspecteur le voie dans son nouvel accoutrement de guerrier égyptien, composé d'un plastron doré sur lequel est sculpté un aigle aux ailes serties de pierres précieuses factices aux couleurs éclatantes. Ses poignets, son cou et ses chevilles sont couverts de faux bijoux assortis. Afin de se mettre à l'aise, Gabriel défait la ceinture de tissu rouge qui lui serre un peu la taille et déchausse ses scandales. Puis, il retire sa perruque brune aux tresses finement bouclées, cerclée d'une cordelette d'or.
On toque à sa porte. Il se presse pour ouvrir, le cœur battant. C'est peut-être Vaillancourt, se dit-il. Il découvre Lambourg qui lui tend un colossal bouquet de roses.
— Votre prestation était époustouflante, dit l'homme en entrant dans la loge sans y avoir été convié.
— Merci, répond distraitement le ténor avec un sourire de convenance.
Lambourg dépose sur la coiffeuse le bouquet ainsi qu'une bouteille de vin, qui vaut probablement plus cher qu'un mois de salaire du ténor. Gabriel remarque qu'un carton d'invitation est glissé parmi les fleurs. Face au manque d'enthousiasme de son amant, le ministre fronce les sourcils.
— Puis-je savoir ce qui met mon beau rossignol de si mauvaise humeur ? demande-t-il en s'approchant de lui avec un sourire en coin. Vous avez besoin de réconfort ?
Gabriel n'a plus envie de le voir, il en est désormais certain.
— Non, merci. C'est juste de la fatigue.
L'homme est déçu par cette réponse froide et directe.
— Qu'y a-t-il, dans ce cas ?
La présence de Lambourg, qui se rapproche encore, donne la nausée à Gabriel qui fait un pas de côté pour l'éviter. Le ministre est interloqué : jamais le ténor n'avait montré de réticence.
— Je ne souhaite plus accepter vos invitations.
Lambourg écarquille les yeux, avant de prendre un air méchant.
— Dites-moi...
L'homme profite d'être à proximité de la porte ouverte pour la claquer soudain.
— Serait-ce à cause de l'affaire ? poursuit-il.
Gabriel serre les poings.
— Entre autres. Vous étiez prêt à me sacrifier comme suspect pour préserver votre position.
— C'était aussi pour vous, si la presse apprenait notre liaison, vous tombiez avec moi.
— Votre cousin est mort, Lambourg ! L'assassin est ici et vous pensez à nos carrières ? Je préfère être raillé dans tout Paris et savoir ce meurtrier puni, que de me rappeler qu'un tueur hante ces murs.
Gabriel fait un pas en arrière tandis que Lambourg s'avance.
— Je comprends, répond simplement Lambourg. Souhaitez-vous que je vous recommande ailleurs, dans un autre Opéra peut-être ?
— Non, ce n'est pas ce que je veux. S'il vous plaît, j'aimerais que vous acceptiez mon choix de ne plus vous fréquenter.
Acculé contre sa coiffeuse, Gabriel frémit. Lambourg lui saisit le menton entre les doigts et se penche sur lui.
— Allons, ce n'est pas une dispute ridicule qui va mettre un terme à nos nuits torrides, susurre-t-il.
— Vous ne me comblez pas.
Lambourg, piqué dans son orgueil, se fige.
— Vous mentez, parvient-il à dire.
— Je ne mens pas. Vos cadeaux et vos caresses sont aussi froids que les écailles du serpent que vous êtes.
Le claquement d'une gifle résonne dans la pièce. Gabriel ouvre la bouche pour lancer une injonction, mais la large paume de Lambourg s'écrase sur ses lèvres. Le regard mauvais du ministre plonge dans les siens. Des larmes coulent au coin des yeux du ténor, choqué et désemparé de ne pas pouvoir utiliser sa voix. Il ne fait pas le poids face à la carrure de son agresseur.
— Après tout ce que j'ai fait pour vous, vous osez me traiter de la sorte ! crie Lambourg. Vous n'êtes rien sans moi !
Gabriel se débat, ses mains font tomber tout un tas d'objets avec fracas, dont le coffret avec les perles qui se répandent. La porte de la loge s'ouvre, si fort que les gonds faillirent sauter. Une silhouette attrape les épaules du ministre, le pousse, le fait chuter et tire ses bras en arrière pour les bloquer dans son dos. Sans trop de difficulté, Adrien maintient l'homme au sol qui s'agite comme un ver pathétique.
— Si vous ne voulez pas que je vous arrête pour agression et outrage aux bonnes mœurs, je vous suggère de vous calmer, monsieur le ministre.
Au bout de quelques minutes, Lambourg cesse de bouger. Adrien recule et l'observe se lever, sans l'aider. Leurs regards s'affrontent sous celui de Gabriel encore sous le choc.
— J'imagine que vous êtes le fameux policier, jauge Lambourg avec une moue désapprobatrice.
— Inspecteur Vaillancourt, corrige Adrien.
L'homme réajuste sa veste, puis se racle la gorge.
— Vous devriez ne pas vous mêler de cette dispute, elle n'a rien à voir avec vos affaires.
Adrien croise les bras.
— Je ne vais pas me justifier de faire mon devoir, monsieur le ministre.
— Écouter aux portes fait partie de vos attributions ?
Adrien plisse les yeux. Il a suivi Lambourg à travers le palais par pure jalousie et, au fond de lui, espérait que cette entrevue se terminerait mal. Il voulait entendre Gabriel dire à son amant que c'était fini. Mais il ne s'attendait pas à ce que cet homme porte la main sur son ami. La rage bouillonne encore en lui, elle est là, lui tordant le ventre.
— Parmi beaucoup d'autres, répond-il entre les dents.
Gabriel découvre un nouveau visage d'Adrien, devinant le fauve en lui prêt à mordre au moindre faux pas.
— Vous semblez prendre bien soin du suspect, se moque Lambourg. Je vais finir par croire que vous vous entendez bien tous les deux.
Il glisse son long regard sur Gabriel, puis rit.
— C'est donc ça hein ? Vous avez trouvé un bon toutou policier ?
Adrien s'avance d'un pas, immédiatement retenu par Gabriel qui lui tire la manche.
— J'ai apprécié la délicatesse dont vous avez fait part dans votre rapport, inspecteur, de ne pas avoir signalé notre liaison pour ce qu'elle est. Je serai bon prince, et fermer les yeux pour ce soir, mais ne vous avisez plus jamais de vous mettre sur mon chemin, menace Lambourg. Quant à vous, Neu...
— Partez !
La voix du ténor fait vibrer la pièce. Adrien voit soudain le ministre prendre les jambes à son cou. Il l'entend détaler dans le couloir, puis Odette qui râle après l'individu en fuite. Il se tourne vers Gabriel qui s'est précipité pour ramasser toutes les perles de son coffret. Ses mains tremblent, comme si les billes de nacre représentaient chacune un trésor inestimable.
L'inspecteur ne dit rien, referme la porte, puis se penche pour l'aider jusqu'à ce qu'elles soient toutes rangées dans leur écrin. Gabriel serre contre lui la boite, avant de la reposer.
— Merci, monsieur Vaillancourt, dit-il d'une voix presque murmurée.
— C'est normal, elles ont l'air précieuses pour vous.
Pourquoi faut-il qu'il soit aussi gentil avec lui ? Gabriel n'ose pas encore regarder Adrien dans les yeux.
Je ne le mérite pas.
— C'est tout ce qui me reste de ma famille, articule Gabriel du bout des lèvres.
— Ce n'est pas votre faute.
— Vous écoutiez vraiment à la porte ? dit-il en relevant enfin le regard.
— Je l'ai croisé dans le palais et l'ai suivi, car je me méfie de lui. J'avoue avoir entendu toute votre conversation, oui. Pardonnez-moi.
Gabriel sourit, les joues et les yeux encore humides. Adrien poursuit :
— Je ne devrais pas dire ça, mais... je suis content que vous ayez mis un terme à cette liaison si cet homme ne vous apporte rien.
— Vous aviez raison, je l'ai toujours su. J'ignore pourquoi je m'entêtais à le voir. La peur, l'addiction, je ne sais pas... je suis un idiot.
— Qu'importe vos motivations, ne vous blâmez pas.
Une terrible envie de prendre le ténor dans ses bras torture Adrien. Il lutte pour ne pas se laisser aller à ses sentiments. Gabriel cligne des yeux, ses dernières larmes roulent sur son visage rougi par les émotions fortes.
Adrien plonge sa main dans une poche de sa veste, en sort un mouchoir d'un magnifique bleu roi, à l'odeur iodée. Tenant le bout de tissu entre ses doigts, il se penche sur lui pour essuyer lentement une joue. Gabriel se fige soudain, le scrutant d'un regard écarquillé. Son sang ne fait qu'un tour.
Non, c'est impossible.
— Inspecteur, où avez-vous eu ce mouchoir ? demande-t-il d'une voix chevrotante.
Ce ne peut pas être lui, c'est un hasard, forcément.
Tandis que Gabriel essaie de se convaincre, Adrien tremble. Un vertige le saisit quand ses yeux d'ambre sont confrontés à ceux du ténor qui cherche à le sonder.
Doit-il dire la vérité ? La cacher ? Comment réagira-t-il s'il lui reproche d'avoir gardé le silence ? Est-il plus sage de se taire ?
Alors qu'il se perd dans ses questions, Gabriel pose sa main sur la sienne, en l'attente d'une réponse.
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Le DRAMAAAAAAAA ! Vous vous attendez à quoi au chapitre suivant ? **
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