Chapitre 2
Au petit matin, Adrien termine de s'habiller face au grand miroir de sa chambre. Après avoir enfilé son épais pantalon, coupé droit, une chemise blanche et un gilet qui enserre son large buste, ses mains s'entremêlent dans le tissu de sa cravate. Il peste et entend un léger rire à côté de lui. Sous le chambranle de la porte, Mireille sourit en coin. Déjà en toilette, prête à sortir, sa longue jupe émeraude cintre sa fine silhouette. Une veste façon tailleur encadre joliment sa blouse à col haut.
— On dirait un enfant, raille-t-elle d'une voix douce.
Adrien croise son regard brun, pendant qu'elle ajuste ses cheveux châtains coiffés par un chignon flou et bas, dont les mèches volumineuses forment des vagues jusqu'à l'arrière de sa tête.
— J'ai de trop gros doigts, répond-il boudeur. J'y arrive une fois sur deux...
Elle rit puis s'avance jusqu'à lui prendre délicatement les mains pour arrêter le désastre.
— Un jour sur deux, tu es stressé, dit-elle calmement. Tu veux m'en parler ?
Pendant qu'Adrien réfléchit à ce qu'il peut dire, Mireille défait le sac de nœuds autour de son cou.
— Je n'ai jamais été seul sur une enquête.
Il regarde les doigts longilignes de sa femme. Elle a toujours été précise dans ses gestes. Ce n'est pas pour rien que sa boutique de chapeaux est l'une des plus à la mode de Paris.
— Peut-être que Raynaud a reçu l'ordre d'être... discret ?
— Probablement. Quelqu'un a peut-être peur que l'affaire devienne politique. Mais la presse a déjà fait son œuvre.
— Oh, c'est donc ça que j'ai lu dans le journal d'hier : Auguste Allaire, la vedette du palais Garnier a poussé son dernier chant dans la Seine ! clame-t-elle de façon très théâtrale.
Adrien sourit enfin, la bonne humeur de sa femme est contagieuse.
— Ces torchons sont de si mauvais goût, conclut-il.
Elle pouffe et termine de nouer la cravate. Le regard d'Adrien s'arrête sur la bague de son épouse. Son cœur se serre. Déjà trois années qu'ils vivent ensemble.
Mireille est parfaite. Douce et indépendante, elle est toujours là pour le soutenir. Et lui ? Souvent absent à cause de son métier, des horaires chaotiques, le risque d'être blessé, ou pire, et son incapacité à lui donner l'enfant qu'elle désire...
— Merci, dit-il en déposant un baiser sur sa joue. Et... Je suis désolé pour cette nuit, termine-t-il.
Le visage d'Adrien se ferme. Il avait besoin de se repentir, encore. Ses yeux fuient ceux de sa femme.
— Je sais que ça te pèse, mais combien de fois je t'ai dit de ne plus t'excuser ?
Elle encadre la mâchoire angulaire de son époux pour relever sa tête et croise son regard ambré, humide de honte. Sur ses lèvres maquillées se dessine un sourire d'une tendresse qui réchauffe le cœur d'Adrien.
— Tu es un très bon mari. J'aimerais que tu n'en doutes plus.
🐚༄.°
Il bruine sur Paris ce matin, même si en cette période de l'année on s'attend à voir de la neige. Heureusement, Adrien habite près du palais Garnier. Dans la rue du 4 Septembre, il mouline sur son vélo pour atteindre au plus vite son lieu de rendez-vous. La pluie humidifie son manteau et le feutre de son chapeau melon. Il n'aura pas le temps de sentir le froid, car il arrive déjà sur la place de l'Opéra. Le splendide bâtiment est face à lui, entouré de ses incroyables lampadaires de bronze sculptés.
Ce qui a toujours impressionné Adrien, ce ne sont pas les arches qui soutiennent le péristyle, mais plutôt la série de colonnes corinthiennes. Majestueuses, épaisses et crénelées, elles encadrent des balcons d'un étage très haut de plafond. Les bas-reliefs et figures de la façade rappellent des allégories de la musique, du chant et de la danse ainsi que quelques portraits tels que Mozart, Beethoven et Rossini. Mais sous la pluie, toutes ces figures paraissent maussades. Heureusement, les immenses statues dorées sur le toit et la coupole d'airain, où se dresse Apollon tenant une lyre d'or, brillent sur le ciel gris.
Adrien contourne le bâtiment par la droite via la place Rouché. L'imposante carrure de l'édifice le fait se sentir minuscule. Il reconnaît l'extérieur de la rotonde du glacier, avec ses grandes vitres et son petit dôme de bronze, et se demande à quoi cet espace peut servir.
Adrien n'est pas client d'opéras ni de cabarets ou cafés-concerts. Il ne suit pas les tendances, les vedettes : ce monde lui est étranger. Devoir s'y rendre provoque en lui un sentiment singulier, à la fois d'enthousiasme et de crainte, comme un enfant qui s'apprête à enfreindre un interdit martelé dans son crâne par la voix paternelle : « Un ramassis de ratés, d'invertis* et de pédérastes ! ».
Une mélodie s'invite dans son esprit. La même, toujours, si jolie, si douce... et l'amène brusquement à des souvenirs flous de cris et de gifles. Ses mains se cramponnent au guidon.
Il arrive enfin sur une petite place où la façade du palais est bien moins rutilante. On pourrait presque la confondre avec les bâtiments haussmanniens voisins. Un portail fermé se dresse entre le policier et l'entrée.
Adrien met pied à terre, inspecte la cour intérieure par-dessus l'obstacle et interpelle un homme plaqué contre un mur. Celui-ci s'avance et son gabarit hors norme, comme taillé à même la roche, impressionne Adrien, pourtant lui-même grand et robuste.
— Qui ? demande le surveillant d'une voix caverneuse en fronçant d'épais sourcils sous son chapeau trempé.
Son visage patibulaire n'est pas suffisant pour intimider l'agent.
— Je suis l'inspecteur Vaillancourt. J'ai rendez-vous avec le directeur Messager, au sujet de l'enquête.
Il sort un insigne de sa poche. Le regard du gardien brille comme celui d'une pie qui a trouvé un bijou. Mal à l'aise, Adrien le range.
— Et bien ?
— Oui le policier, marmonne la montagne. Le policier, là.
Quel étrange personnage, se dit le jeune homme pendant que le portail s'ouvre lentement.
— Pourriez-vous m'indiquer le bureau de la direction ?
L'individu pointe du doigt l'aile droite du bâtiment. Adrien le remercie, s'avance dans la cour et appuie son vélo contre un mur, avant d'entrer prestement sous une pluie qui s'intensifie.
Lorsque la porte se referme, un silence feutré bourdonne dans ses oreilles avant qu'il perçoive au loin des notes de musique. L'intérieur de la section administrative de l'opéra n'est pas aussi impressionnant qu'il le pensait. Des moulures raffinées et quelques candélabres, moins fantasques que ceux à l'extérieur, habillent avec élégance les couloirs.
Suivant l'indication maigrelette du gardien, Adrien se rend à droite. Heureusement pour lui, le bureau qu'il cherche est spécifié par une petite pancarte dorée. Il toque trois fois et entend qu'on l'invite à entrer.
— Monsieur Vaillancourt, dit un homme en se levant de son siège. Je me présente : André Messager, directeur.
C'est un individu grand et longiligne, avec un front dégagé et des cheveux blancs très courts, plaqués sur le crâne. Ses sourcils ainsi que sa moustache, étirés de part et d'autre de ses joues dépourvues de favoris, sont incroyablement épais et fournis.
— Enchantée monsieur, j'espère ne pas être en retard : vous sembliez m'attendre ?
Adrien retire son chapeau, puis passe une main dans sa crinière brune pour la discipliner.
— Vous êtes trempé inspecteur, mettez donc vos habits près du feu, puis parlons de cette affaire.
Adrien s'exécute, posant ses vêtements mouillés sur un porte-manteau à proximité du foyer. Puis il s'assied devant un bureau robuste et simple. Tout y est parfaitement rangé et empilé : chose qu'on ne voit jamais à la police.
— C'est bien Raynaud qui vous envoie n'est-ce pas ? commence le directeur en s'installant en face.
Adrien hoche la tête et décèle un soulagement sur le visage de Messager.
— L'affaire est-elle politique ? demande l'inspecteur presque à voix basse.
Messager plante son regard dans celui d'Adrien qui se fige.
— Auguste avait des fréquentations haut placées, entre autres son cousin qui est ministre. Et je doute fortement qu'il ait décidé du jour au lendemain de piquer une tête dans la Seine en plein hiver.
— En effet, Auguste a été assassiné. Mais je ne peux vous dire dans quelles circonstances.
— Je sais bien : tout le monde est suspect, moi de même.
Adrien note chacune des mimiques dans son esprit. Il le trouve très rigide, d'apparence impassible : tout se passe dans son regard où l'angoisse brille de mille feux.
— A-t-il reçu des menaces ?
— Pas que je sache : vous aurez le loisir de fouiller dans sa loge si vous désirez.
— Des rivaux ?
À cet instant, Messager retrousse son nez et cligne des yeux plusieurs fois. Adrien prend ces signaux comme un « oui » avant même de l'entendre de vive voix :
— Évidemment, son talent était source de jalousie. Il était la tête d'affiche de Sigurd. Plutôt beau garçon, il fréquentait beaucoup de jeunes filles : ça avait de quoi rembrunir ceux qui ne parvenaient pas à les approcher, soupire le directeur.
— Des menaces sur l'Opéra et ses artistes ?
— Non inspecteur, ou bien je suis dans l'ignorance.
Le vieil homme se détend sur sa chaise. Adrien en déduit que ce n'est pas ce qui l'inquiète, contrairement aux rivalités entre ténors.
— Je vais devoir interroger toute la troupe et les employés.
Messager hoche la tête, résigné.
— Est-ce que vous avez des exigences particulières ? demande Adrien.
La question surprend son interlocuteur qui reste coi quelques secondes.
— Êtes-vous policier ?
— Pourquoi en doutez-vous ?
Adrien, assis droit comme un piquet, fronce les sourcils.
— Ici nous avons plutôt l'habitude que ce soit l'inverse : devoir nous plier à l'ordre, la préfecture, les lois... Je suis donc étonné qu'un agent s'inquiète du confort d'une troupe de « saltimbanques », comme diraient certains de vos collègues.
Messager se tend, il n'arrive pas à cerner le jeune homme en face de lui.
— Je souhaite que l'enquête se déroule bien. Par expérience, j'ai observé que les gens sont moins collaboratifs quand on leur impose quelque chose.
Et s'ils parlent peu : moins d'indices, pense Adrien. C'est une ruse bien connue : utiliser la bienveillance pour mettre les éventuels témoins, complices et rivaux en confiance, il le sait. Même si sincèrement, Adrien n'aime pas embarquer des innocents dans l'anxiété que provoque le sillage des tragédies.
— J'ai demandé à Raynaud quelqu'un de discret et capable de bien traiter ma troupe : nous sommes en pleine répétition, et la disparition d'Auguste joue suffisamment sur l'humeur de tout le monde, au point de semer le doute sur les performances que j'attends.
Quelque chose vient soudain à l'esprit d'Adrien : si la vedette du spectacle n'est plus...
— Qui le remplace ?
Il sent que sa question gêne à travers une contraction de sa mâchoire chez son interlocuteur.
— Une autre vedette qui a déjà taillé quelques beaux succès sur les scènes lyriques parisiennes.
— Son nom ? demande-t-il.
— Monsieur de Neuville, lâche Messager avec un sourire satisfait, comme s'il attendait l'effet de ce nom sur son visiteur qui ne répond que par le silence. Ça ne vous dit rien ? Vous n'êtes vraiment pas amateur !
Adrien déglutit, ne pas connaître l'environnement dans lequel il enquête est un handicap et il le sait.
— Non, désolé.
Messager soupire, mais finit par sourire en coin :
— Bah, vous verrez, vous ne pouvez pas le rater ! Sa rutilance ne passe pas inaperçue. Retenez son nom.
Adrien se le répète une fois, comme pour mieux l'imprimer dans sa mémoire : Neuville.
⋆.ೃ࿔*:𓇼⋆.ೃ࿔*:⋆
Je me demande si vous vous attendiez à ce que Adrien soit marié ^^
Je vous tease le personnage de Neuville, vous pensez qu'il ressemble à quoi ? :p
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro