Chapitre 1
TW : décapitation et cadavre
Paris, 1909
Les yeux d'Adrien s'ouvrent soudain dans la pénombre de sa chambre. Il est moite et son pouls martèle ses tempes. Lentement, il se redresse dans le lit. La silhouette profondément endormie de sa femme à ses côtés le rassure, sa respiration se calme. Il ouvre le tiroir de sa table de chevet, en sort un mouchoir afin d'éponger la sueur de son front. Son regard se perd sur le tissu d'un bleu intense.
Dix ans déjà, probablement plus...
Ce simple carré soyeux, qui sent toujours la fraîcheur marine malgré le passage des années, est le seul témoin d'un souvenir trouble et déformé. Adrien essuie sa peau d'une main tremblante et le range.
Ce n'est qu'un mauvais rêve. Au mieux, une réminiscence périmée qui ne vaut plus rien, se dit-il.
🐚༄.°
Dans une avenue pavée de la ville, trois hommes courent à en perdre haleine. Bousculant quelques badauds sur leur chemin, ils rejoignent la rue Albouy où s'agglutine une foule face à un immeuble en pierre de taille. Les passants ne s'émerveillent pas devant l'architecture : c'est de la curiosité morbide qui brille dans leurs yeux et suinte dans leurs marmonnements. Soudain, la masse est prise d'agitation et se replie sur le trottoir en laissant échapper des cris.
Les trois hommes ralentissent, puis s'arrêtent quelques instants pour suivre les regards portés vers un étage. L'horreur les saisit. À l'un des volets est accrochée, par les cheveux, la tête fraichement décapitée d'une pauvre femme. Tout comme ses deux collègues, Adrien blêmit.
Aussitôt, ils se précipitent à l'entrée, grimpent les escaliers à bout de souffle. Deux agents de la paix les rejoignent sur le palier, alertés par la panique.
— Au nom de la loi, ouvrez ! s'époumone le commissaire Raynaud.
Rien. À cinq, ils essaient de pousser la porte, sans résultat. Tout à coup, la vitre d'un judas à leur droite s'ouvre sur le visage d'un homme au regard enragé. Ce dernier les menace avant de braquer sur eux le canon d'un revolver.
Les policiers piquent du nez, mains sur le crâne.
Trois tirs résonnent dans toute la cage d'escalier. Une balle rase le bras d'Adrien avant de se loger dans le mur d'en face. L'individu referme le carreau dépoli. Heureusement, aucun n'est blessé. Gorgé d'adrénaline, Adrien n'éprouve rien de l'éraflure et celle-ci est peu profonde.
Un fracas de meubles et de vaisselles, depuis l'intérieur de l'appartement, les surprend. Ils poussent à nouveau sur la porte, en vain. Les agents de la paix et Noailles s'épuisent.
Le commissaire échange un regard avec Adrien, puis les deux comparses demandent aux autres de s'écarter, pendant qu'ensemble ils donnent de violents coups dans le bois massif.
Une fois, deux fois : la porte s'entre bâille enfin et soudain le terrible son d'une nouvelle détonation retentit. Les policiers restent un instant figés de stupeur. Puis ils réalisent rapidement qu'ils n'ont rien. Adrien sort de sa torpeur, l'estomac noué, et achève d'ouvrir une large brèche avec une puissance qui luxe son épaule.
— Vaillancourt..., commence son collègue Noailles inquiet.
Adrien fait signe que ce n'est pas grave. Les autres agents profitent de l'espace suffisant pour déplacer les meubles qui bloquent le passage.
Ce n'est qu'après la chute de l'adrénaline qu'Adrien sent l'inflammation le piquer comme un tisonnier brûlant. La sueur perle sur son front. Il pince ses lèvres pour étouffer sa souffrance et entre en dernier dans la pièce.
L'intérieur est sens dessus dessous. C'est un salon modeste, où les odeurs de la poudre et du sang flottent dans l'air, remuant les entrailles d'Adrien, fiévreux de douleur.
Les policiers se dirigent vers un fauteuil où est avachi le corps d'un homme. Adrien s'en tient éloigné. Les traces d'os et de cervelle, répandus sur le sol et les murs, sont suffisamment explicites pour lui. Au pied du suicidé est étendu le cadavre de la victime baignant dans une flaque carmin. Le chaos de vaisselle, de meubles brisés, et de vêtements déchirés, en dit long sur la violence qui s'est déchaînée il y a peu. La chambre n'est pas en reste.
Noailles se dirige vers la fenêtre pour détacher et remonter la tête. Il la pose sur la table. Le spectacle morbide qu'offrent les spasmes musculaires à raison d'Adrien qui vomit à quelques pas du commissaire. Ce dernier lui donne une tape dans le dos.
— Ça va aller Vaillancourt ? demande-t-il soucieux.
— C'est juste que... je ne vois pas souvent ce genre de scène.
— Oui. Mais ne traînons pas : vous avez besoin de soins.
Une fois les constatations faites et notifiées, les trois policiers quittent les lieux. Adrien a la sensation d'avoir l'esprit dans un voile. La rue se dépeuple déjà, les agents prennent un fiacre de la gendarmerie.
Plus Adrien s'éloigne du drame, plus il a le sentiment de revenir d'un autre monde, comme un rêveur qui se réveille après un cauchemar : tout lui paraît plus clair, ensoleillé, son regard ne saisit que les sourires des femmes qu'il croise, le rire des enfants.
Le contraste empoigne son cœur. Ces gens si heureux, et d'autres qui décapitent leur épouse... Il devrait y être habitué pourtant. Il a déjà vu des tragédies, des cadavres, des injustices. Mais cette fois, il ressent les chardons de l'angoisse au fond de sa gorge.
༄.°
Une semaine plus tard, assis devant son bureau en bois massif, le commissaire Raynaud dépose, sur la surface revêtu de cuir, un dossier.
— C'était un garçon boucher et sa femme, une couturière.
Adrien, debout face à lui, tire le document vers lui pour l'ouvrir. Il survole quelques lignes pendant que les yeux sombres de son supérieur l'observent. L'homme avait fait trois mois de prison pour vagabondage, rien de plus. Le motif du meurtre ne sera jamais éclairci, les pistes pouvant être la jalousie, la vengeance peut-être, n'importe quoi suffisait parfois à un mari pour s'en prendre à sa femme.
— C'est une triste histoire, conclut Adrien en refermant le papier.
Le commissaire hoche la tête pour appuyer cette observation, puis il lisse sa moustache brune.
— J'ai remarqué que cette intervention vous a beaucoup affecté.
Il pointe du doigt l'épaule d'Adrien.
— Oh, je vais mieux. Rien de grave mais je dois me ménager.
— Ça ne concerne pas uniquement votre blessure.
Adrien serre les lèvres. Depuis son retour de convalescence, il n'avait pas cessé d'interroger Noailles sur cette affaire. Son attitude n'a pas échappée au regard perspicace du commissaire. Raynaud croise les mains devant lui.
— Vous la connaissiez ?
— Non, répond Adrien en secouant la tête. Je crois que mon esprit a été frappé par toute cette violence.
— Ah je ne vous le fais pas dire ! Cet homme devait avoir une sacrée force pour parvenir à décapiter une tête humaine avec un couteau.
Adrien frémit.
— Ce ne sera pas le dernier malheureusement. Vous êtes dans la police depuis quelques années, et pour longtemps je l'espère car vous êtes un bon élément, vous en verrez d'autres.
— Merci monsieur, répond le jeune homme en relâchant ses épaules.
— De fait ! Je pense qu'une affaire plus "posée" vous siérait mieux en ce moment, qu'en dites-vous ?
Raynaud range le dossier et tire une grande enveloppe posée au-dessus d'une haute pile de documents.
— Si vous pensez que je suis l'homme qu'il faut, je suis partant.
— Une affaire de meurtre, ça vous dit ? demande Raynaud enthousiaste.
Il ne sait pas quoi répondre, son regard se perd sur le buste de la République posée sur la cheminée crépitante. Il a toujours un peu de mal à s'adapter au flegme de ses camarades, encore plus quand ils parviennent à rire des atrocités présentes sous leurs yeux. Il s'agirait d'un mécanisme psychologique de défense, afin de dédramatiser une situation irrationnelle. Adrien aimerait en être pourvu, car pour lui les tragédies ne sont pas sujettes aux blagues et le hantent plusieurs nuits avant d'en laisser une autre le hanter. Mais il aime son métier, il se sent utile.
L'enveloppe tendue sous son nez le tire de ses pensées, il la prend délicatement.
— C'est arrivé il y a deux heures à peine. Le corps est encore à la médecine judiciaire.
Adrien hoche la tête, le commissaire poursuit :
— Pour des raisons pratiques, vous serez transféré à la Sûreté le temps de l'affaire. Ainsi vous aurez accès aux ressources, ainsi qu'au statut de Détective. Toutefois, un détail, vous devrez enquêter seul si vous vous rendez au palais Garnier.
Cela fait beaucoup d'informations peu habituelles d'un coup, Adrien s'en inquiète :
— Comment ça ?
— La victime est une vedette de l'opéra : Auguste Allaire. J'ai pu avoir l'accord d'enquêter sur place qu'à condition d'y envoyer un seul homme : la discrétion est d'ordre.
Les épais sourcils d'Adrien se froncent. Qui a bien pu demander ça ? Il n'est pas habituel d'envoyer un seul inspecteur, que ce soit pour des raisons pratiques ou de sécurité. La raison est sûrement politique, se dit le jeune homme.
— Vous aurez toujours recours à vos collègues hors de l'opéra bien sûr, ajoute Raynaud en remarquant son air soucieux.
— Je suis flatté que vous ayez pensé à moi, j'accepte.
Adrien se tient droit pour exprimer qu'il accepte avec fierté cette mission.
— Vous êtes quelqu'un de bien Vaillancourt. Et j'aimerais vous rassurer sur un point : votre empathie n'est pas un handicap. Vous serez entouré d'artistes très méfiants envers la police. Vous saurez les écouter et attirer leur sympathie.
Dans un geste amical, Raynaud sourit et lui attrape une épaule pour la serrer.
🐚༄.°
Une heure plus tard, dans une pièce grise et froide, le corps drapé jusqu'au cou, Auguste Allaire fait bien pâle figure à côté des photos que tient Adrien. Il les range dans l'enveloppe et s'adresse au médecin légiste, debout, de l'autre côté de la table de dissection.
— De quoi est-il mort ? demande l'inspecteur.
— Oh, eh bien sans nul doute de ces blessures au couteau.
Le vieil homme, en blouse, découvre le torse de la victime. Outre les cicatrices réalisées par le praticien pour l'autopsie, trois lacérations sont visibles au milieu de la poitrine.
— Un coup a perforé un poumon, un autre le cœur, dit-il en pointant du doigt les plaies. L'agresseur était de face, et doit avoir une sacrée force, car il a réussi à fracturer deux côtes.
Adrien se souvient de cette pauvre victime décapitée, ça lui donne la nausée. Le médecin, imperturbable, continue :
— Il a ensuite été jeté dans l'eau.
— De ce que j'ai lu dans le rapport : il a été retrouvé flottant près des quais Orsay, commente Adrien en réfléchissant à voix haute.
— Oh, il n'y est pas resté longtemps. Moins d'une journée, et puis nous sommes en hiver : le froid ça conserve. Il est probablement mort en soirée.
Le vieux médecin recouvre le corps entièrement, puis se déplace d'un pas traînant vers une armoire de casiers numérotés. Avec une clé, il en ouvre et sort un panier.
— Voici ses effets personnels, dit-il en posant le tout sur une table voisine dépourvue de dépouille. Je vous mets mon rapport d'autopsie sous enveloppe, je reviens.
Pendant que l'homme disparaît, sûrement pour rejoindre son bureau, Adrien scrute les affaires de la victime. De beaux vêtements, pas de chapeau. Des clefs, et un portefeuille contenant une jolie somme d'argent. L'inspecteur plisse les yeux : l'agresseur d'Auguste n'en avait pas après son pécule, ou bien il a été dérangé durant son méfait. Après avoir observé les moindres détails de chaque objet, il se tourne et voit le médecin lui tendre l'enveloppe.
— Et voilà ! clame-t-il tout sourire.
🐚༄.°
Le soir, Adrien rentre chez lui à vélo. Pensif, il a passé le reste de la journée à son bureau, au quai des Orfèvres, pour lire toute la paperasse. Il rejoint le quartier Sentier et longe les façades haussmanniennes de la rue Réaumur pour en rejoindre une autre, plus étroite, aux murs lissés par les pierres de taille. En sentant le froid piquer sa nuque, il remonte le col de son manteau. Les réverbères au gaz illuminent le pavé humide. C'est l'hiver, la nuit est déjà bien installée et le quartier s'endort déjà.
Il s'arrête devant une belle porte laquée d'un bordeaux brillant. Il franchit le seuil, laisse le vélo dans la cour intérieure, et monte des escaliers en colimaçon, la main glissant sur la rambarde glacée faite de fer forgé aux formes raffinées. Sous ses pas, le plancher craque, étouffé par un épais tapis rouge. Puis il entre enfin chez lui, où l'attendent la douceur de son foyer et le sourire chaleureux de sa femme, Mireille.
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Et voilà, nous sommes déjà en route pour l'intrigue principale : pas l'temps de niaiser ! Que pensez-vous d'Adrien pour l'instant ?
Sachez que le féminicide est tiré d'une histoire vraie, racontée par Ernest Raynaud :'(
A cette époque, peu de chose protégeaient les femmes des violences domestiques...
Point culture : Adrien est inspecteur à la Brigade mobile, connue aussi sous le nom de "Brigade du Tigre" (surnom de son créateur). Il s'agit de l'ancêtre de la police judiciaire d'aujourd'hui, c'est pourquoi le logo de la police nationale est une tête de tigre : c'est un hommage ;)
La brigade criminelle n'existe pas encore (elle sera officiellement créée en 1912). Les homicides étaient gérés comme une spécialité de la sous catégorie : "Brigade de Sureté".
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