Chapitre 2
C'est la nuit.
Et pourtant, pas de lune à l'horizon.
Pas d'étoiles nappant la voie lactée.
Juste un ciel noir d'ébène qui file à l'infini devant moi pour couvrir les dunes d'un châle ténébreux. L'Entre-Deux Monde m'apparaît assez plat : des collines de-ci de-là, mais pas de montagnes, pas d'immeubles, rien.
Un océan désertique.
Une marée blanche assombrie par la nuit.
Au loin, je vois la tache noire, celle de la Brume Perdue, qui effraie tous les Éveillés depuis qu'ils ont investi les lieux. L'espace proscrit, la forêt interdite d'où personne ne revient.
Et puis il y a l'enclos, à ma gauche, celui du relais. Les Éveillés ont bâti des endroits de ce type un peu partout dans l'Entre-Deux Monde : il suffit de passer le portillon, d'entrer dans la petite cour pour que notre corps soit immédiatement renvoyé dans le Monde Réel. C'est ce que je dois faire aujourd'hui, d'ailleurs : me retourner et pousser le portique pour entrer en phase de rêve lucide. Puis répéter mon mantra de retour et revenir à l'Académie, là où m'attend mon jury. Là où m'attend ma remise de diplôme.
Sauf que maintenant que je suis là, je n'ai pas envie de rentrer. Du moins, pas tout de suite. Je me trouve enfin dans l'Entre-Deux Monde ! À présent, je sais que Minh ne s'était pas trompé, que je suis bien une Éveillée, et un désir irrépressible d'user de mes nouveaux talents m'anime.
Que puis-je faire dans cette vallée de sable ? Que vais-je découvrir ? Quelles nouveautés ? La gravité est-elle toujours la même ?
Juste pour m'en assurer, j'opère quelques petits sauts et retombe rapidement sur mes pieds, confirmant que peu de changements de cet ordre sont à prévoir ici. Une fois la légère déception passée, une multitude de nouvelles questions m'assaillent. C'est un monde totalement inconnu qui s'offre à moi et pourtant si familier.
Un monde où je me suis déjà perdue.
Un monde où, en un sens, je me suis trouvée.
Un monde où j'ai trouvé une famille, prête à m'accueillir, à prendre soin de moi, à m'élever.
C'est ici que tout commence, l'origine de toute ma vie.
Difficile de me dire que je dois partir si vite. Difficile de ne pas essayer de mémoriser l'odeur de l'air, le goût du sable, la douceur de ses grains glissant sous mes semelles. J'ai envie d'enlever mes chaussures, de les sentir se faufiler entre mes doigts de pieds.
Soudain, un bruit sourd me parvient au loin, perturbant la quiétude des lieux. Aussitôt, je me redresse, aux aguets. Cela sonnait comme une sorte de plainte, étouffée et grave. J'observe les alentours avec attention, à la recherche du moindre indice m'indiquant d'où provient ce bruit. Seules s'étendent les dunes désertes, long tapis doré reflétant les éclats d'onyx du ciel nocturne. Mon cœur commence à s'agiter dans ma poitrine.
Je demeure immobile, un drôle de pressentiment enflant en moi. Je ne vois rien et pourtant mon corps me crie de fuir, de ne pas rester dans les parages. Seulement, j'ai trop vécu, trop fui pour m'abandonner à cette envie irrésistible. Je ne suis pas du genre à me laisser impressionner, pas du genre à laisser la peur gagner. Sinon je ne serais plus là depuis longtemps.
Aussi, repoussant mon instinct premier, je me concentre sur le deuxième : je fais face au néant, torse bombé, tentant vainement de cacher mon angoisse. Et j'attends. J'attends dix secondes, puis vingt, puis trente. Au bout de la quarantième, sans le moindre signe alarmant, mes épaules se détendent légèrement et je relâche la pression.
Peut-être ai-je tout imaginé ? Peut-être l'inconnu m'effraie-t-il plus que je ne le pensais ? C'est ce dont je me persuade lorsque le bruit retentit à nouveau.
Tout près de moi.
À quelques mètres.
Quelques.
Petits.
Mètres.
Je sursaute si fort que j'en perds l'équilibre, contrainte d'effectuer une floppée de pas dans le vide afin de ne pas m'écrouler. Je tourne la tête et découvre une drôle de silhouette à ma droite.
Une sorte d'ombre fantomatique qui ondule au gré d'une brise invisible.
Je plisse les paupières, essayant de mieux discerner les contours de sa silhouette sans y parvenir.
On dirait vaguement un homme, grand et frêle, vêtu d'une longue robe noire en charpie. Nous ne bougeons pas ni l'un ni l'autre, nous affrontant en chiens de faillance. Les secondes continuent de s'égrener jusqu'à ce qu'il lève soudain la tête et ouvre la bouche, si grande qu'elle en avale tout son visage, pour pousser une nouvelle plainte, longue et mélancolique, qui me terrifie.
« Le chant d'une Mare est dangereux pour les Endormis. Heureusement, les Éveillés ne sont pas sensibles à son charme, nous ne percevons qu'une sorte de gémissement lugubre qui nous dégoûte plus qu'il ne nous enchante. »
Une Mare.
Je me trouve en présence d'une Mare.
Moi.
L'Apprentie.
Même pas encore diplômée.
Mon sang ne fait qu'un tour.
Je n'ai plus le temps de réfléchir, plus le temps de penser : il me faut agir. Si je ne veux pas finir dévorée par ce monstre, je dois atteindre le relais avant qu'il ne m'attrape. Sans perdre une seconde, je m'élance vers la gauche, là où m'attend la chaumière rassurante de la SAE*. À peine à une vingtaine de mètres de moi, elle m'apparaît comme une planche de salut.
J'entends dans mon dos le grondement sinistre de la Mare qui comprend qu'elle n'a pas réussi à m'attirer dans ses filets. Sa plainte, grave et douce, se mue alors en une sorte de cri aigu et menaçant tandis qu'elle se jette sur moi. Je pousse de toutes mes forces sur mes jambes, progressant aussi vite que possible vers le portique, loin d'elle.
Alors qu'il ne me reste que quelques pas à faire, j'ose passer un regard par-dessus mon épaule afin de voir quelle avance je possède encore.
Grave erreur.
La Mare, à moins d'un mètre de moi, profite de ma surprise pour envoyer ses bras crochus dans ma direction, s'emmêlant dans mes cheveux et me trainant en arrière. Un cri se forme dans ma gorge alors que je chancèle, m'écartant du relais pour foncer droit sur elle.
Droit dans la gueule du loup.
La panique me frappe. Il se produit exactement tout ce que je redoutais : je vais être la première Apprentie dévorée par une Mare de l'Académie ! Désespérée, je m'agite dans tous les sens, tirant sur ma chevelure pour libérer les mèches emprisonnées. Bientôt, une douleur intense naît à la base de mon crâne et je résiste à la tentation de lâcher prise. Je préfère perdre quelques cheveux plutôt que la vie ! Je sens la peau de mon cuir chevelu se décoller dans un crissement écœurant puis, soudain, toute la tension qui retenait mon corps s'efface.
Je suis libre.
La Mare pousse un nouveau hurlement mais je l'ignore, reprenant ma course folle vers le relais. J'ai du sable partout, même dans les yeux, je ne discerne plus rien, rien d'autre que le point lumineux dans ce désert ténébreux. Alors je fonce. Je ne regarde plus une seule fois derrière moi, malgré les plaintes, répétées et macabres, qui résonnent tout près.
Lorsque j'arrive enfin au portillon, je lève le loquet en tremblant et me projette à l'intérieur, le refermant immédiatement à ma suite. Ce dernier réflexe n'était, semble-t-il, pas nécessaire car la Mare s'est arrêtée juste devant et me contemple avec deux orbites vides, perçant le voile noir qui la recouvre. Je retiens ma respiration, terrifiée. Que m'arrivera-t-il si elle se décide finalement à me suivre ? La barrière qui nous sépare, faite d'osier tressé, m'apparaît comme un bien piteux rempart face à l'immense créature postée derrière...
Mais le temps passe et elle n'esquisse pas le moindre geste dans ma direction. De nouveau, nous nous dévisageons en silence. Je me frotte les yeux, repoussant les grains de sable qui s'y sont logés, mais je ne parviens pas pour autant à mieux distinguer son visage. Trouble et sombre, il paraît se brouiller chaque fois que je me concentre sur lui.
Après quelques minutes, et sans raison apparente, la Mare finit par rebrousser chemin. Je la contemple sans rien faire. Pétrifiée par la peur. Mes yeux, accrochés à sa silhouette volatile, la suivent avec ardeur jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière les dunes. Alors, seulement, je pose une main tremblante sur ma poitrine, sentant les battements erratiques de mon cœur résonner dans ma cage thoracique.
Je viens de rencontrer une Mare.
Merci pour tes promesses vides de sens, Minh !
Je pousse un profond soupir, évacuant une infime partie de la tension qui m'habitait, puis me retourne vers la chaumière. Tranquille et discrète, elle s'élève au milieu de cet océan noir comme un asile. Je progresse dans le chemin gravillonnant et, une fois certaine d'être assez éloignée de toute menace extérieure, m'assoie en tailleur, me concentrant sur mon mantra de retour tout en frottant l'arrière de ma tête, d'où une mèche épaisse vient d'être violemment arrachée.
— Ne sombre pas, Myo, tu n'es pas seule ! Ne sombre pas, Myo, tu n'es pas seule ! Ne sombre pas, Myo, tu n'es pas seule ! répété-je encore et encore à voix haute.
Les contours du relais s'émoussent alors progressivement, jusqu'à n'être plus qu'un amas de couleurs froides qui se mélangent et s'effacent. J'ai l'impression d'être aspirée par une puissance supérieure à laquelle je ne peux me mesurer. Tout à coup, mon corps me semble trop lourd à porter et je tombe dans le vide, incapable de le soutenir.
Je tombe, tombe, tombe et tombe encore.
J'ai l'impression de tomber dans un gouffre infini.
L'impression de tomber au fond de moi-même.
Puis, soudain, la chute se fait plus intense, plus rapide, plus physique. Le monde autour reprend une consistance, dure, nette. Les murs apparaissent brutalement, les vitraux, leur lumière criarde, et le sol, le sol en marbre sur lequel je m'effondre dans un glapissement de douleur.
— Aïe !
Je roule en boule sur plusieurs mètres, arrivant aux pieds des bureaux en bois de rose et relève lentement la tête vers le jury, toujours sereinement installé à sa place.
Un long silence s'ensuit.
Ils me scrutent sans dire mot, l'air insondable.
Et moi, épuisée, éreintée par les derniers événements, je n'ose tenter de me relever pour rejoindre mon fauteuil. J'ai trop peur de découvrir que je n'en suis pas capable en pleine tentative et je préfère donc demeurer au sol, échouée comme la pauvre épave que je suis.
Le silence s'éternisant toujours plus, je finis par murmurer un simple :
— J'ai tout raté ?
Avant de me murer à mon tour dans une bulle mutique, craignant de me faire hurler dessus si j'en dis trop.
Enfin, la femme du milieu se réveille de sa paralysie. Elle se penche sur son bureau pour m'adresser un petit sourire et lancer joyeusement :
— Pas du tout, Myosotis. Bravo à toi ! Non seulement tu as réussi à te rendre dans l'Entre-Deux Monde, mais en plus, tu es parvenue à affronter ta première Mare !
— Ma première Mare ? bredouillé-je sans comprendre.
Recouvrant peu à peu mes esprits, je me redresse lentement, jusqu'à me mettre debout, tandis que ses paroles prennent sens, faisant s'imbriquer les pièces du puzzle dans ma tête.
— Cela faisait partie de l'épreuve, énoncé-je plus pour moi-même que pour eux.
— Oui, nous avions un mare-trier caché juste à côté, prêt à agir si besoin. Néanmoins, tu as fait preuve d'un courage exceptionnel qui te vaut non seulement de remporter ton diplôme, mais également une mention !
Je reste coite.
Une seule pensée m'envahit : Minh m'a menti.
Je me sens trahie.
— Maintenant, tu peux sortir d'ici et te rendre dans la salle des fêtes, rejoindre les autres diplômés et fêter la fin de votre formation !
Je hoche mécaniquement la tête pendant qu'ils griffonnent des notes sur leurs papiers. Sûrement pour m'attribuer cette fameuse mention dont ils ont parlé. Je suis trop choquée par ce qui vient de se produire pour réagir. Je suis les ordres en pilote automatique et quitte le boudoir sans un mot.
J'ai rencontré ma première Mare.
Une Mare.
C'était terrifiant et pourtant...
J'ai envie de retourner dans l'Entre-Deux Monde.
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*SAE — Société des Âmes éveillées
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