Jimin avait mis un certain temps à rejoindre l'infirmerie, cette petite bâtisse jouxtant l'accueil.

La porte étant close, Yoongi demeurait à l'extérieur, assis sur les marches en bois qui se dérobaient vers la rue. Il chuchotait des prières qui s'élevaient vers les cieux telle de la fumée d'encens. Elles n'étaient que murmure inaudible pour Jimin, mais il savait que chaque mot était dédié à Billie. Lui-même scrutait le ciel s'obscurcir en espérant que quelqu'un, là-haut, leur vienne en aide, tandis qu'il piétinait nerveusement devant la porte, rêvant qu'elle s'ouvre.

Quand l'infirmière la poussa enfin, les yeux de Jimin s'ouvrirent largement en la reconnaissant.

– Vous ? s'exclama-t-il, déconcerté.

– Moi, répondit simplement la vieille dame de l'accueil, d'une voix rauque.

Jimin échangea un regard perplexe avec Yoongi, qui semblait pour une fois être mieux informé que lui.

– Vous allez vous faire les yeux doux longtemps, ou je peux vous donner des nouvelles de la p'tite ? lança-t-elle, son ton plat contrastant avec le sarcasme de ses paroles.

À cette pique qu'il trouvait accusatrice, Jimin s'empressa de poser son regard sur le visage marqué de l'infirmière.

– Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

– Elle a perdu beaucoup de sang. C'est pas bon.

Ce diagnostic, peu professionnel et alarmant, mit fin au peu de calme qu'il tentait de garder.

– Alors qu'est-ce qu'on attend ?!

Et il voulait bien sûr parler du fait d'emmener Billie à l'hôpital au plus vite. Ce fut pourquoi la réponse que cette femme lui donna le surprit grandement :

– L'un des dirigeants.

Un pli se forma entre les sourcils de Jimin.

– Quoi ? Mais pourquoi ? Ce n'est pas un accident d'abattoir, en quoi ça les concerne ? s'enquit-il.

La vieille dame tira une cigarette mal roulée de la poche de son tablier. Des éclaboussures de sang, et de bien d'autres choses, maculaient le tissu beige que Jimin préférait ne pas examiner de trop près.

– Mon garçon, tout ce qui se passe dans cette ville les concerne. Faut t'y faire.

Elle alluma sa tige de tabac trodue tandis que le soleil faisait ses adieux derrière l'horizon.

– Il ne devrait plus tarder à arriver, commenta-t-elle. Vous pouvez aller voir la p'tite en attendant.

La permission était encore suspendue dans l'air que les deux garçons accouraient déjà au chevet de leur amie.

Personne n'aime l'odeur des hôpitaux. Pourtant, Jimin aurait aimé la retrouver ici. Malheureusement, l'infirmerie sentait comme partout à Meonville, un mélange indescriptible de négligence et de désespoir. Aucun antiseptique ne pouvait visiblement venir à bout de cette odeur, si tant est que de tels produits résidassent dans les vieux placards. Jimin en doutait.

La pièce n'était pas bien grande, et presque vide. Les murs étaient jaunis par le temps, le parquet mal poncé. Les lits métalliques, décrépits, semblaient se languir de jours meilleurs. Sur l'un d'eux reposait Billie.

Jimin ne fut pas surpris de trouver l'intendant dans un recoin, le dos voûté par les années, jetant des lambeaux de draps ensanglantés à la poubelle. Ce spectacle le rassura, mais qu'à moitié. Oui, les pansements de Billie avaient été changés, mais il s'attendait à tellement plus.

Une perfusion, peut-être. Une machine qui permettrait d'entendre le cœur de son amie battre. Des tuyaux dans son nez pour l'aider à respirer. Bien sûr, il ignorait si ce type de blessure justifiait de telles mesures, mais il aurait tout de même aimé les voir.

Sous les couvertures, Billie était livide, immobile. Ses lèvres étaient légèrement bleues et, bien qu'il ne l'avait pas touché, Jimin savait qu'elle était froide. Il le savait parce que Yoongi essayait de réchauffer l'une d'entre elles dans le creux de ses paumes. Il était d'ailleurs le seul qui faisait quelque chose pour elle.

La vieille dame et l'intendant vaquaient à leurs occupations sans se préoccuper de leur unique patiente. Ils avaient l'air davantage dérangé par l'agitation que sa présence causait que par sa présence elle-même. Leur inaction était terrifiante.

À ce moment précis, au plus profond de lui, Jimin sut que Billie allait mourir.

L'attente qui suivit ne lui parut que plus injuste et cruelle. Pourquoi ne pas tenter d'aller à l'hôpital plutôt que de rester ici à ne rien faire ? Et pourquoi l'un des dirigeants devait-il venir ? Était-il la personne décisionnaire du sort de la jeune femme ?

À mesure que de nouvelles questions surgissaient, Jimin se surprit à se demander comment ils pourraient se rendre à l'hôpital si jamais l'homme qu'ils attendaient leur donnait la permission. Hormis le camion pour le transport des vaches - vivantes ou détailler en morceau - qui allait et venait, il n'y avait pas de circulation à Meonville. Soit on y naissait, soit on y arrivait en bus. Jimin ne voyait pas d'autre explication. Pour partir, le schéma paraissait similaire, bien que beaucoup plus sombre. Le bus, ou la mort.

Jimin s'était remis à faire les cent pas. Le parquet gémissait sous ses chaussures abîmées, comme s'il partageait le poids de ses angoisses, tandis que les yeux de Yoongi ne le quittaient pas d'une semelle. Lui aussi réfléchissait ; Jimin le voyait bien, mais il n'avait pas envie de partager ses pensées avec lui sachant qu'il n'aurait pas les siennes en retour.

Le mutisme de son camarade de dortoir l'énerva. Tout l'énervait. Ce bruit de pendule infernale qui ne semblait même pas être à l'heure faisait monter sa tension, tout comme la toux grasse de la vieille dame dans son dos. Billie se mourait et le monde tournait de façon détraquée, à l'image de cette horloge mal réglée.

Jimin avait les naseaux dilatés, sa respiration s'était accélérée. Il était prêt à exploser quand la porte de l'infirmerie s'ouvrit enfin. Il pivota brusquement vers elle, un frisson parcourant son échine. Un homme émergeait de l'embrasure - le dirigeant entraperçu à l'abattoir.

Sa simple présence semblait suffire à imposer le respect car, instantanément, l'intendant et la vieille dame s'inclinèrent vers lui, comme des courtisans devant leur roi. Jimin lutta contre l'envie de se conformer à cette courbette, préférant détailler cet homme de la tête aux pieds.

Ses cheveux étaient bruns, sa posture était droite et, à la fois, nonchalante, comme s'il était parfaitement conscient de sa domination sans ressentir le besoin de la souligner.

– Monsieur Jungkook, dirent les deux locaux, à l'unisson.

Il passa devant eux sans même les regarder, chaque pas qu'il faisait résonnant comme une déclaration de pouvoir absolus, ses prunelles d'un noir que Jimin n'avait vu nulle part ailleurs déjà rivées sur Billie.

– Que lui est-il arrivé ?

Jimin trouvait son calme effrayant ; les fréquences basses de sa voix, apaisantes.

– Tentative de suicide, l'informa prestement la vieille dame. Son pouls a l'air stable, mais elle n'a pas repris connaissance. J'ignore pourquoi.

– Parce que l'esprit et le corps sont liés, dit-il en se mettant face à l'unique lit occupé.

Alors qu'il lui tournait le dos, Jimin détaillait sa carrure, ses vêtements sombres, ses mains aux doigts élégants qui remuaient dans le vide comme si elles réfléchissaient à sa place. Malgré le charisme et l'autorité naturelle qui émanaient de lui, Jimin trépignait. Son impatience le rongeait de l'intérieur, jusqu'à faire céder ses barrages internes :

– Il faut l'emmener à l'hôpital ! s'imposa-t-il, incapable de retenir plus longtemps l'urgence qui grondait dans son ventre.

L'homme pivota légèrement dans sa direction. Un air méprisant au possible flottait sur son visage, jusqu'à ce qu'il le reconnaisse visiblement.

– Tiens donc. Le saigneur sauvage.

Ce surnom, Jimin l'avait entendu une bonne cinquantaine de fois depuis qu'il lui avait été attribué, et de pas loin de trente bouches différentes. Mais pas une fois il ne l'avait entendu de cette façon. Un qualificatif qui sonnait... suffisant. Dérisoire. Une écharde dans un doigt cornée.

– Et pourquoi faudrait-il l'y emmener ? questionna monsieur Jungkook d'un ton imperturbable.

– Pourquoi ? s'exclama Jimin, les yeux coléreux. Mais... - pour la sauver !

Le regard du dirigeant se fit scrutateur.

– Je vais être plus précis : pourquoi vouloir la sauver alors qu'elle désire mourir ?

Jimin ouvrit la bouche puis la referma après avoir bêtement aspiré l'air. La seule réponse à la question qui venait de lui être posée était... dérangeante.

– Parce que... parce que je ne veux pas qu'elle meure, avoua-t-il tout de même.

– Ah ~ l'égoïsme.

Jimin, qui fulminait déjà, sentit ses nerfs se faire chatouiller par cette remarque. Il fit un pas rapide vers ce monsieur Jungkook, mais Yoongi l'empêcha d'aller plus loin en plaçant son bras en barrière devant lui.

– Il ne s'agit pas d'un caprice, mais d'une vie ! se défendit-il, maintenu à distance.

– Quelle différence cela fait-il...

Le dirigeant ne s'arrêta pas là et poursuivit sans prêter attention au fait qu'il poussait les garçons à bout :

– Elle n'a pas de famille, personne qui veille sur elle et personne sur qui veiller... Quelle tristesse.

Jimin ne savait pas si cet homme faisait semblant de s'émouvoir ou s'il était vraiment touché par le sort de Billie. Mais ça n'avait pas vraiment d'importance, il n'était pas d'accord avec ses propos.

– Elle nous a, nous.

– Visiblement insuffisant ~

Ce fut Yoongi qui avança vers le dirigeant cette fois, et Jimin qui l'arrêta en attrapant son gilet. Si le sort de Billie reposait réellement entre les mains de cet homme, mieux valait ne pas s'emporter contre lui.

– Elle a aussi un petit ami, il s'appelle Hoseok, ajouta Jimin qui souhaitait avoir le dernier mot.

Yoongi sembla plus déstabilisé par cette nouvelle que le dirigeant sur qui elle glissa sans trouver de prise. Il se saisit du poignet de Billie, comme pour évaluer la blessure qui se cachait sous son bandage. Puis il chercha autour de lui avec insistance. Quelque chose paraissait le troubler, Jimin ne sut dire quoi jusqu'à ce que ses yeux sombres s'arrêtent brusquement sur Yoongi. Comme un réflexe, le garçon au teint pâle porta sa main à son pendentif en croix alors que l'homme au manteau long reportait son attention sur Billie.

– Sortez, ordonna-t-il posément.

Jimin eut envie de protester, mais se laissa guider vers l'extérieur par la vieille dame tandis que l'intendant escortait Yoongi qui jouait des coudes pour ne pas être touché.

Alors que la porte de l'infirmerie se refermait derrière eux, Jimin ne put s'empêcher de jeter un dernier regard en arrière, capturant l'image du dirigeant penché sur Billie.

소 

Les minutes qui suivirent, Jimin les passa les yeux rivés sur le bâtiment de l'infirmerie. Plus que tout, il souhaitait entendre et voir ce qui se tramait à l'intérieur, derrière les épais rideaux et la porte close. Tout était si calme vu de l'extérieur. Anormalement calme. Pour Jimin, la mort avait toujours été turbulente. Brutale. Violente.

Lorsque le dirigeant émergea de l'infirmerie, se frottant les mains sur un torchon qui avait sans doute connu des jours plus radieux, Jimin laissa filer son impatience sans retenue.

– C'est bon ? On peut l'emmener à l'hôpital maintenant ?

Malgré l'irritation flagrante dans sa voix, le dirigeant prit son temps, essuyant méthodiquement ses doigts sur le torchon que Jimin observait avec une intensité brûlante. Puis, avec une nonchalance calculée, il laissa tomber le torchon au sol, un soupir d'une musicalité funèbre s'échappant de ses lèvres.

– J'ai bien peur que ce ne soit plus nécessaire... sous-entendit-il.

Jimin le dévisagea, les yeux tremblants de peur face à cette révélation présumée. Il courut à l'intérieur de l'infirmerie. Il y était entré sans avoir réussi à se préparer à l'éventualité que Billie pouvait être encore plus blanche que précédemment ou bien qu'un drap pouvait la recouvrir entièrement, mais il y était quand même entré. Et, la jeune femme désormais dans son champ de vision, une chaleur explosa dans son ventre.

– Billie ?!

Elle était assise, le dos en appuie sur les barreaux du lit. Ses yeux bruns étaient ouverts, ses paupières battaient. Son cœur battait. Celui de Jimin tambourinait. Il la contempla sans parvenir à avancer vers elle, les jambes sciées par le miracle de son rétablissement. Yoongi le dépassa, se précipitant vers la jeune femme qu'il étreignit tendrement.

– Aïe, tu m'écrases, se plaignit-elle.

Mais Yoongi la tint encore plus fort, comme s'il craignait que tout ne soit qu'une illusion fugace, condamnée à se dissiper dès qu'il la relâcherait. Un sourire torturé se dessina sur le visage de Billie alors qu'elle posait sa tête sur l'épaule de Yoongi.

– Je suis désolée... murmura-t-elle. Je... je vais bien...

Même s'il était aisé de déceler la fausseté de cette affirmation après ce qu'elle avait essayé de faire, Jimin se sentit submergé par un soulagement indescriptible. Billie était en vie. Et cette réalité le comblait d'une joie intense, même s'il savait que sa réaction était purement... égoïste.

L'égoïsme.

Il se précipita vers la sortie, vers cet homme qui le faisait se sentir terrible, vers cet homme qui avait laissé croire que son amie avait rendu l'âme, mais celui-ci était déjà loin.

Au milieu des murs gris et des rues terreuses qu'il traversait, le dirigeant se tourna vers l'infirmerie. Jimin plissa les yeux afin d'observer au mieux son visage.

Il y avait cette brume, et cette noirceur. La pâle lueur de la lune n'éclairait qu'une partie du paysage, veillant en reine sur l'obscurité. Tout demeurait sombre sous son règne. Même le sourire en coin du dirigeant ne ressemblait qu'à une ombre. 

<3