R E T R O U V A I L L E S
nda : Je tenais à faire cette petite note ici pour vous préciser que cette fiction raconte simplement l'histoire d'un individu, et ne cherche pas à faire passer de message plus large. Il s'agit juste d'une fiction. Egalement, le thème de la mère est réabordé dans ce chapitre, et je tenais à rappeler que peu importe les circonstances, rien n'excuse la violence intrafamiliale. Si jamais vous en êtes victimes ou témoins, n'hésitez surtout pas à demander de l'aide, il y a des numéros faits pour ça comme par exemple le 199. Entourez vous, il y a des gens pour vous soutenir.
Voilà voilà, c'est tout pour la parenthèse de début de chapitre. Il me semblait vraiment important de la faire étant donné les thèmes sensibles que j'aborde.
Sur ce, bonne lecture ! ;)
Taehyun, mon fils.
On m'a dit aujourd'hui que tu avais purgé ta peine de prison. Je suis heureuse de savoir que tu peux désormais commencer ta vie d'adulte, et que l'avenir s'offre à toi. Si tu trouves le temps, essaye de passer me voir, ça me ferait très plaisir.
Signé,
Ta mère qui t'aime fort
— Non mais tu te rends compte ? s'énerva Taehyun tandis que Soobin lisait la lettre d'un air confus.
— Je... Je sais pas trop quoi dire, je t'avoue...
— Il n'y à rien à dire ! C'est juste une connasse ! Une connasse qui se permet de revenir me niquer le moral avec son hypocrisie à deux balles !
— Taehyun...
Les deux hommes étaient assis dans un parc, et bien qu'il soit majoritairement vide au vu de l'hiver avancé, certaines personnes qui avaient voulu comme eux profiter des rayons du Soleil et prendre un peu l'air se retournèrent vers Taehyun à son exclamation. Soobin reposa précautionneusement la lettre sur le banc, et vint doucement prendre sa main dans la sienne, le regard soucieux.
— Calme toi, murmura-t-il du bout des lèvres.
Se calmer. Ça pouvait sembler simple, dit comme ça. Mais Taehyun en était à l'instant tout simplement incapable. Se calmer et faire taire cette colère qui brûlait en lui, ça reviendrait à laisser la place à la tristesse de s'installer à nouveau ; et il était hors de question qu'il ne verse de nouvelles larmes pour cette femme qui avait fait de sa vie un enfer.
Il se l'interdisait fermement, quitte à bouillir de haine de l'intérieur, quitte à se perdre dans sa rancœur. Plus profond était enterrée sa peine et sa douleur au fond de lui, mieux ce serait. Il en était persuadé.
En attendant, il était incapable de se maîtriser. Les mots sortaient tous seuls et il avait juste envie de hurler au monde entier toute sa haine.
— Comment veux-tu que je me calme ? lança-t-il à Soobin. Elle n'a pas le droit d'essayer de revenir dans ma vie comme ça ! Elle n'a pas le droit de s'adresser à moi après toutes ces années ! Elle n'a pas le droit, tu comprends ça ?!
Pour toute réponse, l'étudiant attira doucement Taehyun contre lui. Il passa ses bras dans son dos, le caressant doucement d'un geste qui se voulait réconfortant, le visage marqué d'une peine que son ami avait du mal à voir perdu dans sa propre colère. Il inspira silencieusement, puis tenta du bout des lèvres :
— Après, peut-être que ce n'est pas une si mauvaise chose, non ?
— Pardon ?
Taehyun se dégagea de son étreinte comme s'il avait été brûlé, et Soobin se passa une main gênée dans la nuque.
— Je veux dire... Peut-être que tu devrais aller la voir. Ça pourrait t'aider à tourner la page définitivement.
— Tu te fiches de moi ?
— Non, je... Je ne sais pas, je me dis que ça pourrait être positif, avoua-t-il d'une voix hésitante. Je veux dire, ça va faire quoi, bientôt huit ans que tu refuses catégoriquement de la voir ? Et si lui parler te faisait plus de bien que de mal ? Et si ça te permettait de te réconcilier avec cette période de ta vie qui te pourrit toujours l'esprit ?
Taehyun allait imploser. Pour la première fois depuis qu'il avait revu Soobin, il avait envie de lui gueuler de la fermer, et de se casser le plus loin possible. Il n'en revenait pas qu'il puisse tenir de tels propos. Pas après tout ce qu'il lui avait raconté.
Soobin était censé être de son côté, et merde, c'était horriblement douloureux de l'entendre dire tout ça.
— Positif ? répéta Taehyun d'un ton incrédule. Mais tu m'as écouté quand je t'ai raconté ce qu'elle me faisait ?
Face à lui, l'étudiant ne semblait pas en mener large non plus. Il avait le regard fuyant, les doigts entremêlés dans des tics nerveux, et ses épaules étaient légèrement rentrées comme s'il voulait se cacher dans son écharpe. Le froid qui venait faire rougir sa peau et faire voler des petits nuages de buée à chacune de ses respirations n'arrangeait rien. Il s'humecta nerveusement les lèvres, légèrement gercées par un tel temps, avant de bafouiller maladroitement :
— Oui, juste je...
— Elle me frappait, Soobin ! le coupa soudain Taehyun. Elle me terrorisait ! Elle me rabaissait, m'effrayait, me faisait souffrir en permanence. C'est à cause d'elle si je me suis cassé de la maison et que j'ai commencé à traîner dans des affaires pas nettes. C'est à cause d'elle si j'ai tout perdu ! C'est à cause d'elle, et juste d'elle, si je me suis retrouvé dans cette putain de taule à balancer ma jeunesse à la poubelle !
Le silence s'installa un instant sur le petit parc, plus glacial encore que les températures hivernales.
Taehyun reprenait son souffle, comme s'il était essoufflé après un marathon, fébrile face à l'intensité de ses émotions et la puissance des regrets qui lui revenaient à la figure. Toute sa rancune, tous ses remords, ses rêves détruits, ses émotions enfouies depuis sa sortie de prison ; tout ressortait d'un coup. C'était fort, intense, peut-être trop. Il se sentait perdre les pédales.
Soobin, lui, ne disait rien. Le regard coupable planté sur le sol, ses yeux se gonflaient d'humidité, et il semblait alors tout petit malgré sa grande taille. Si petit qu'un instant, Taehyun crû revoir l'enfant qu'il avait rencontré en primaire, qui pleurait jours après jours adossé contre un arbre.
Cet étrange sentiment mit sa colère en pause un instant. Et Soobin finit de la calmer lorsqu'il murmura du bout des lèvres, les yeux brillants de larmes, et l'air tout honteux :
— Excuse moi... Tu as raison, c'était déplacé de ma part. Je ne suis sûrement pas la bonne personne pour te conseiller là dessus...
Il déglutit difficilement, puis reprit d'une voix nouée :
— Je... Je sais que ça va te sembler égoïste, peut-être même méchant, mais... Parfois, ma mère me manque tellement que je me dis que je donnerais tout pour pouvoir la revoir rien qu'un instant, et j'ai du mal à comprendre ceux qui repoussent la leur alors qu'elle, au moins, elle est toujours là.
Sa voix craqua, et il enfouit son visage dans ses mains pour se cacher, étouffant un sanglot.
— Je suis désolé, répéta-t-il en se recroquevillant sur lui même. Je suis horrible de te dire ça après tout ce qu'elle t'a fait.
Taehyun ne répondit rien.
Hagard, il regarda son ami redevenu tout petit pleurer l'absence d'une femme qu'il n'avait jamais connu, et qui aurait dû veiller sur lui et l'aider à affronter le monde en grandissant.
Il repensa à sa propre mère, qui avait été là, elle, mais qui l'avait tiré vers le bas au lieu de le pousser vers le haut comme son rôle le voulait.
Il observa la femme qui jouait avec une petite fille toute emmitouflée dans un gros manteau, un peu plus loin dans le parc.
Et il se dit alors que le monde était profondément injuste.
————◇◈◇————
Les jours qui avaient suivis, Taehyun avait souvent repensé à cette discussion qu'il avait eu avec Soobin. Elle était venue le hanter chaque jour, qu'il soit occupé ou non ; il y songeait quand il bossait dans le restaurant. Il y songeait quand il était occupé à tuer regarder passer les minutes en dehors de ses horaires de travail. Il y songeait quand il était allongé dans son lit, et que la lumière était éteinte.
Il pensait à Soobin, tout le temps, tous les jours.
Il l'avait un peu moins vu depuis. Soobin avait des nouveaux examens à préparer, alors il était plus absent. Mais il semblait surtout à Taehyun qu'il l'évitait légèrement. Pas tout le temps, heureusement, mais il n'était plus là à l'attendre tous les soirs à la fin de son service, et ils ne passaient plus des nuits entières à papoter dans le vide. Ça lui manquait. Ça lui manquait terriblement.
Quand ils se voyaient, Soobin avait le regard un peu fuyant, comme s'il s'en voulait toujours des mots qu'il lui avait confié. Taehyun aurait aimé lui dire qu'il n'y avait pas de problème, qu'il avait compris que ça n'était pas contre lui, et qu'il avait le droit d'avoir ses propres regrets et insécurités quant à sa mère partie trop tôt. Mais c'était dur. Et il était trop perdu dans ses propres réflexions pour avoir la force de prononcer tout ça.
La nuit, quand ses paupières se fermaient et que le sommeil l'emportait, il faisait des rêves étranges, parfois cauchemars terribles, parfois simples songes où la réalité se brouillait. Le seul point commun entre tous ces rêves, c'est qu'il n'était pas adulte dedans ; il était le petit Taehyun enfant. Il se retrouvait alors à nouveau fragile, atrocement vulnérable, à attendre le retour de sa mère parfois, ou à le craindre comme on fuirait un terrible monstre d'autres fois. Ça se mélangeait, se bousculait en lui en lui malmenant le cœur sans pitié.
À chaque réveil, Taehyun avait l'impression d'avoir un creux plus grand dans la poitrine. Il était agacé, irrité ; lui qui détestait le gamin qu'il avait pu être, être forcé de revivre dans sa peau dès que le sommeil l'attirait était un véritable supplice. Il n'avait même plus envie de dormir. Il se mettait à appréhender les cauchemars, se demandant si l'ombre de sa mère sera cette fois-ci terrifiante et monstrueuse ou espérée et attendue. Il redoutait presque plus les fois où dans ses rêves, le petit garçon n'avait pas peur d'elle.
Il se retrouvait alors là. Dans un petit appartement glacial qui ressemblait à une pâle copie de la prison de son enfance, grisâtre et vide, planté à observer la porte en espérant avec désespoir que sa maman revienne. Sa gorge se nouait, la boule dans son ventre s'alourdissait, et il lui semblait alors que ses entrailles se tordaient dans une douleur atroce. Il ressentait la détresse. La peur terrible de l'abandon. La terreur à l'idée qu'elle ne revienne jamais, et qu'elle le laisse seul, ici, dans ce monde où elle l'avait accueilli.
Et il se réveillait en larmes, suant et transpirant, avec le cœur horriblement comprimé dans sa poitrine.
Taehyun détestait ça. Il la haïssait ; il ne supportait pas qu'il puisse espérer son retour ne serait-ce qu'un instant, une seule seconde, même dans son sommeil. Ça le révulsait de lui-même au plus haut point.
Mais ça continuait. Encore et encore, ces rêves revenaient, lui pourrissant le sommeil. Parfois des cauchemars terribles où il la fuyait prit d'une panique bleue. D'autres fois des cauchemars encore pire à ses yeux où il attendait encore et toujours son retour face à une porte obstinément close, seul dans l'appartement froid de sa déchéance.
Il n'y avait rien à faire ; Taehyun ne parvenait pas à y échapper.
Et aujourd'hui, il se trouvait là. Debout dans l'air glacial qui venait lui gifler les joues, un manteau qui ne le réchauffait en aucun cas assez hissé sur ses épaules, et les pieds ancrés dans le sol comme s'il ne pourrait plus jamais en bouger.
En face de lui, l'imposante bâtisse de l'hôpital psychiatrique le narguait de sa hauteur. Il ressemblait à la bouche béante d'un monstre. Un monstre terrible, cruel, imbattable, paralysant ; le monstre de son enfance.
Là, quelque part, à quelques pas de lui, derrière ces murs qui lui semblaient alors si fragiles, il y avait sa mère. Il y avait la femme qui l'avait mis au monde. La femme qu'il avait aimée, chérie, à qui il s'était raccroché corps et âme à l'absence de son père. La femme qui l'avait détruit.
Son cœur se comprima dans une douleur horrible dans sa poitrine, et il sentit son souffle se couper, lui échapper.
Il ne pouvait pas.
La même peur bleue qu'il avait gamin quand il devait rentrer chez lui après les cours fusait à toute allure dans ses veines, et Taehyun avait l'affreuse impression d'être revenu en arrière. Faire le moindre pas de plus vers ce bâtiment où elle vivait lui paraissait tout simplement insurmontable.
Il ne sut pas combien de temps il resta figé là, devant ces lieux, à attendre dans le froid il ne savait quoi.
Mais il se mit finalement à pleuvoir ; et il rentra chez lui sans avoir posé le moindre pied dans ce bâtiment.
————◇◈◇————
— Sois un peu plus délicat, tu as encore cassé le jaune !
— Pardon...
— Quelle brute, rolala...
À côté de lui, Madame Lee sortit un torchon pour essuyer en vitesse le blanc d'œuf qui avait glissé hors de la poêle après la tentative peu maîtrisée de Taehyun de le casser. Elle avait encore débarqué dans son domicile sans prévenir, cette fois-ci prise d'une soudaine lubie de lui apprendre à cuisiner, et vraisemblablement traumatisée par la fois où elle avait tenté de laisser son employé aux fourneaux pour aller chercher une commande lors d'un midi particulièrement chargé. Le résultat avait été si misérable qu'elle avait interdit à Taehyun de s'approcher de moins d'un mètre d'une casserole dans son restaurant.
Là, entre les quatre murs de son appartement, le jeune homme était content. Il ne le dirait jamais pour ne pas encourager la vieille femme dans ses visites intempestives, mais ça lui faisait plaisir qu'elle soit là. Ça lui évitait de broyer du noir encore et encore.
— Et après ? demanda-t-il quand elle eut fini de nettoyer sa bêtise.
— Après, tu touilles.
— Tout ?
— Oui, tout. De toute façon, tu as cassé les deux jaunes, donc bon...
Taehyun hocha la tête, et s'affaira à mélanger les différents aliments qui grillotaient dans la poêle depuis une petite dizaine de minutes. Face à sa mine contrariée, Madame Lee rajouta :
— C'est normal de ne pas savoir doser ta force les premières fois. Tu vas apprendre.
— Je sais, ne vous inquiétez pas.
— Alors pourquoi tu tires cette tête d'enterrement ?
Il soupira. Ses épaules s'affaissèrent légèrement d'un air défaitiste, mais il répondit malgré tout, ne voulant pas inquiéter sa patronne plus qu'elle ne l'était déjà :
— Pour rien. Il faut faire cuire encore longtemps ? demanda-t-il pour changer de sujet.
Elle le jaugea du regard pendant quelques secondes avant de répondre, perplexe et suspicieuse :
— Encore cinq minutes. Que tout soit bien cuit à cœur.
Il hocha la tête, et le silence s'installa, uniquement perturbé par les petits bruits de l'huile qui grésillait sur le feu. Ça n'était pas désagréable. C'était même plutôt apaisant, comme ambiance. Taehyun s'y sentait étonnamment bien.
Et puis, après avoir coupé le feu et donné quelques indications par-ci par-là pour réquisitionner l'unique feu de l'appartement et faire la sauce, la vieille femme finit par demander l'air de rien :
— Vous vous êtes disputés, avec Soobin ?
— Quoi ?
— Je le vois moins. C'est dommage, c'est un garçon agréable.
Taehyun baissa les yeux sur le liquide qui mijotait dans la casserole, le cœur un peu lourd. Décidément, elle était très observatrice. Ou très attentive, au moins. Il aurait dû se douter que le léger éloignement avec son ami ne lui aurait pas échappé.
— Pas vraiment, lâcha-t-il du bout des lèvres. Enfin, c'est compliqué.
— Pas vraiment ? Que s'est-il passé ?
Il soupira. Il ne savait même pas exactement comment décrire leur dernier accrochage : ce n'était pas réellement une dispute, au fond. Ils avaient à peine levé la voix quelques phrases avant de cesser. C'était juste deux âmes en peine dont les douleurs s'étaient opposés malgré leur ressemblance apparente.
Il haussa les épaules, triste, et lança finalement :
— Je lui ai parlé de ma mère, et ça lui a rappelé la sienne, qui est morte il y a longtemps... Disons qu'on s'est un peu blessés mutuellement, je crois.
Le regard attentif, Madame Lee hocha lentement la tête, sans rien rajouter. Elle n'insista pas et ne demanda pas plus d'informations, respectant son silence. Taehyun réalisa alors qu'il ne lui avait jamais parlé de son passé.
Ça lui mit une drôle de boule dans la gorge. Il n'arrivait pas trop à comprendre pourquoi elle était là ni ce qu'elle voulait dire, alors il se contenta simplement de l'ignorer.
Ni l'un ni l'autre ne repartit sur ce sujet, et ils terminèrent tranquillement la préparation à coup de conseils répétitifs de Madame Lee et de maladresses de sa part. Finalement, quand tout fut terminé, ils s'assirent à la petite table de son studio – qui contenait maintenant deux chaises, un cadeau de la vieille femme – et se mirent à déguster leurs préparation.
C'était étonnamment bon. Taehyun était surpris de se dire qu'il avait participé à la création de ce plat, lui qui n'était bon qu'à faire des pâtes et des nouilles instantanées.
— Alors ? lui sourit sa patronne après avoir englouti une nouvelle cuillère. C'est quand même meilleur que tes repas habituels, non ?
— C'est grâce à vous, répondit Taehyun. Vous avez fait la majorité du travail.
La vieille femme le frappa gentiment avec sa serviette, et rétorqua la bouche à moitié pleine :
— Ne dis pas de bêtises. Je n'ai fait que te guider. Tu peux être fier de toi, Taehyun.
— Hm...
Il ne répondit pas, moyennement convaincu, se contentant de manger à son tour une nouvelle bouchée de leur préparation commune. Elle avait beau dire, elle avait tout de même fait la majorité du travail. Il ne voyait pas ce qu'il avait apporté à part des œufs cassés et des légumes mal coupés.
— Moi en tout cas, je suis fière de toi.
Il se figea. Sa gorge se noua, et il reposa ses baguettes, le cœur soudain serré dans sa poitrine. Son regard se posa sur Madame Lee, en même temps que l'émotion lui montait aux yeux, incontrôlable.
« Je suis fière de toi. »
Combien de fois n'avait-il pas rêvé d'entendre ces mots quand il était enfant ? Combien de fois le petit Taehyun ne s'était-il pas démené pour essayer de les arracher à son seul parent, son seul repère, son seul modèle ? Trop souvent. Trop souvent, et toujours en vain ; il avait fini par oublier tout espoir de les entendre un jour.
Et là, Madame Lee venait de les prononcer. C'était ridicule pourtant, elle le félicitait juste d'avoir réussi à cuisiner un plat ; mais c'était déjà tellement pour lui. Il avait du mal à comprendre l'intensité des sensations qui se bousculaient dans son corps, naviguant entre la peine et la chaleur... Mais c'était là.
Et en observant la vieille femme déguster leur préparation commune, l'envie de parler lui monta à la gorge, violente, puissante, irrésistible. C'était presque un besoin.
— ... Ma mère me frappait, quand j'étais petit, s'entendit-il dire.
Madame Lee cessa de manger, relevant regard de son bol pour le porter sur lui, et il continua, ses yeux s'humidifiant un peu plus à chaque mot :
— Elle buvait beaucoup et se droguait. J'étais terrifié, et trop jeune pour comprendre ce qui se passait vraiment. Je me demandais pourquoi elle me faisait tout ça, pourquoi elle ne m'aimait plus, qu'est ce que j'avais fait de mal... Quand c'est devenu trop difficile à supporter, j'ai arrêté d'attendre son amour, et j'ai décidé de la haïr. Alors dès que j'ai eu l'âge de prendre un peu d'indépendance, j'ai commencé à fuguer.
Dans sa poitrine, son cœur se comprima douloureusement, se laissant aller à l'étreinte douce de la peine. Il n'y avait plus de haine ; seulement une tristesse immense qui prenait le dessus sur tout. Une tristesse trop longtemps enfermée, ignorée. Une vulnérabilité qu'il s'autorisait enfin à laisser sortir.
— Je fuyais notre appartement comme la peste. Je me mettais à traîner dans des affaires pas nettes pour me faire de l'argent, je fréquentais n'importe qui tant que ça me permettait de m'éloigner d'elle... Mais allez-savoir pourquoi, je finissais toujours par rentrer. Elle était toujours là. Souvent, elle me frappait pour me dissuader de recommencer, s'énervait dans tous les sens, m'insultait. Parfois, elle pleurait. Elle tentait de se faire pardonner. Et je détestais ses instants-là plus que tout.
Parler commençait à devenir difficile, et Taehyun dû prendre une profonde inspiration pour tenter de dénouer un peu sa poitrine. Il sentit la main de la vieille femme se poser doucement sur son genoux, d'un geste tendre et réconfortant, et il planta ses yeux dans son regard bienveillant. Ça lui donna la force nécessaire pour confier du bout des lèvres :
— Et puis, un jour, elle a tenté de mourir.
La pression sur son genoux se renforça doucement. Il ne sentait plus son cœur battre tant sa poitrine était opprimée.
— Ça m'a complètement ébranlé, avoua-t-il. J'ai eu si peur, Madame Lee. Si peur qu'elle disparaisse. Pourtant, je ne faisais que souhaiter ça jours et nuits.
Ce qu'il était en train de dire, il ne l'avait même pas confié à Soobin. Pas même à lui-même. Ça sortait d'un coup, tout seul, et il ne parvint plus à retenir ses larmes qui se mirent à se frayer un chemin le long de ses joues.
— C'était trop douloureux, alors quand j'ai été mis dans un centre de redressement pour mineur quelques semaines plus tard, j'ai refusé de la voir. C-Ça va faire huit ans que je ne l'ai pas vu.
Un sanglot remonta dans sa gorge, et il se recroquevilla sur lui-même en baissant la tête. Il lui semblait que la peine l'étouffait, le noyait. Il arrivait à peine à parler entre tous ses pleurs, et le simple fait de rester droit lui paraissait insurmontable.
Ce n'était plus le Taehyun de vingt-deux ans qui sortait de prison, renfermé et silencieux.
C'était le petit Taehyun enfant qu'il montrait là.
Le Taehyun qu'il s'était efforcé d'oublier, mais qui était toujours ici, caché au fond de lui, à pleurer silencieusement en se demandant pourquoi est-ce qu'il n'avait pas eu le droit à l'amour d'une mère, lui. Le Taehyun qui n'avait jamais vraiment disparu, peu importe combien il s'était acharné à le faire taire, à en avoir honte, à le reculer au fin fond de lui-même.
Et aujourd'hui, il était là, aussi vulnérable qu'il l'avait toujours été.
Devant Madame Lee.
Ses sanglots redoublèrent, et il balbutia :
— E-Et aujourd'hui, elle est r-réapparue dans ma vie. Elle... Elle m'a envoyé une lettre. Je ne sais plus quoi faire. J-Je ne le supporte plus...
— Oh, mon garçon... Viens là.
Madame Lee s'approcha maladroitement, entourant le corps de Taehyun de ses bras. Elle le serra contre elle, lui caressant doucement les cheveux d'un geste maternel tandis qu'il sanglotait, encore et encore, accroché à ses vêtements. Elle le laissa pleurer autant qu'il voulait, murmurant du bout des lèvres d'un ton réconfortant :
— Ça va aller...
— J-Je la déteste t-tellement...
— Ça va aller, mon grand, répéta-t-elle dans un souffle, ça va aller...
Taehyun s'abandonna complètement dans ses bras. Il continua de pleurer, accroché à elle, tandis qu'elle continuait ses douces caresses réconfortantes dans ses cheveux. Il lui sembla que ça dura des heures ainsi, dans cette position, bien qu'il ne devait sûrement s'être écoulé qu'une poignée de minutes.
Quand finalement ses larmes se tarirent, il ne bougea pas pour autant.
Il resta là, dans les bras de cette vieille femme qui lui offrait pour la première fois depuis des années un amour qu'il avait espéré voir revenir en vain.
Il resta là, enfant et adulte à la fois, à laisser enfin sortir ce qu'il avait étouffé en lui trop longtemps.
Il resta là ; et son cœur se gonfla d'une douce chaleur qui vint délicatement réchauffer sa tristesse, jusqu'à apaiser chacun de ses muscles.
Parce que même si ça faisait mal, aujourd'hui, il n'était plus seul ;
Et il trouverait un moyen d'affronter tout ça.
————◇◈◇————
Aujourd'hui, et pour la première fois depuis qu'ils avaient commencé à se voir régulièrement, c'était Taehyun qui se trouvait à attendre à l'improviste devant le domicile de Soobin, les mains dans les poches et le nez gelé. Il en avait assez de cette discrète tension qui planait entre eux ; si sa mère lui avait déjà pourri la vie, il était hors de question qu'elle le prive aussi de cette amitié si précieuse pour lui.
Alors il prenait les devants. Même si ça n'était en rien naturel pour lui, il préférait forcer la confrontation plutôt que de s'éloigner progressivement de Soobin jusqu'à redevenir des inconnus. Bon, ça n'arriverait probablement pas, mais tout de même. L'étudiant lui manquait affreusement ces derniers jours.
Il sonna pour la cinquième fois, frissonnant dans son épais manteau, avec la désagréable sensation de se transformer en glaçon. Il se demandait pourquoi son ami ne répondait pas. On était samedi, et normalement, le samedi, il n'avait pas cours. Et vu comment il était frileux et les températures polaires de la journée, Taehyun doutait franchement qu'il soit sorti.
Face à cette nouvelle absence de réponse, il soupira, son souffle partant se dissiper dans l'air dans une fumée blanchâtre. Il saisit son téléphone, et tenta pour la quatrième fois de l'appeler.
Une première sonnerie dans le vide.
Le temps de lui rappeler combien il s'était habitué à la présence du plus grand, son absence lui provoquant de désagréables sensations dans le corps.
Une deuxième sonnerie dans le vide.
Le temps de laisser ses pensées dériver, s'égarer sur sa mère qui attendait toujours qu'il lui rende visite à l'hôpital psychiatrique, dans lequel il était tout simplement incapable d'entrer.
Une troisième sonnerie dans le vide.
Le temps de se remémorer la chaleur de l'étreinte de Madame Lee, le réconfort de ses mots, et à quel point ses bras lui avaient fait du bien.
Une quatrième sonnerie ; puis la voix ensommeillée de Soobin retentit enfin :
— Tae...? Pourquoi tu m'appelles à une heure pareille...?
Taehyun laissa échapper un petit soupir mi-dépité mi-amusé : il était midi passé, et son ami forçait vraiment sur les grasses mat'. Il n'avait néanmoins pas le temps ni l'envie de s'occuper de son sommeil, alors il répondit simplement :
— Je suis devant chez toi.
— Hein ?
— Bouge, je me les pelles.
Il y eut des froissements de draps confus à l'autre bout du fil, puis la voix de Soobin retentit à nouveau :
— J'arrive.
Il raccrocha, et quelques secondes plus tard, le bip mécanique qui annonçait l'ouverture de la porte de l'immeuble retentit. Taehyun s'empressa de se faufiler à l'intérieur, frigorifié. Il souffla dans ses mains pour les réchauffer, avant de se mettre sans plus tarder à monter les escaliers. Heureusement que son ami n'habitait qu'au deuxième étage. Il ne se serait pas sentit d'attaque pour monter jusqu'au septième.
En arrivant sur le palier, il trouva Soobin, tout emmitouflé dans un gros sweat avec des petits yeux fatigués, ses cheveux ébouriffés. Il était tout simplement adorable ainsi. Taehyun lui sourit tendrement, en même temps que son ami demandait :
— Qu'est ce que tu fais là... ? Je ne savais pas que tu venais...
— C'est normal, j'ai décidé ça sur un coup de tête.
— Ça fait longtemps que tu attends dehors ?
— Un peu.
Face à la mine coupable de Soobin, Taehyun s'empressa de rajouter :
— C'est pas grave. J'aurais dû te prévenir à l'avance, c'est ma faute.
L'étudiant le jaugea d'un air peu convaincu. Sans se défaire de son expression embêtée, il croisa les bras sur sa poitrine comme s'il avait froid lui aussi, et lança simplement :
— Mon coloc' est là.
— Pourquoi il ne m'a pas ouvert ? J'ai sonné.
— Il est avec sa copine.
— Oh.
Taehyun ne savait pas trop pourquoi il lui disait tout ça. Peut-être voulait-il lui faire comprendre qu'il dérangeait, et qu'il ferait mieux de partir ? L'idée lui plomba un peu le moral. Il était venu pour voir Soobin, et très honnêtement, il serait contrarié s'il ne pouvait pas discuter avec lui.
— Il faut que je te parle, lança-t-il après un petit soupir.
Soobin parut inquiet en entendant ces mots. Il pinça ses lèvres dans le petit air contrarié qu'il prenait souvent quand quelque chose le préoccupait, et il hocha lentement la tête.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Pas ici. Allons dans ta chambre.
— Oh, oui, pardon...
Taehyun ne savait pas trop pourquoi il s'excusait, mais il ne posa pas de questions, et rentra dans l'appartement dès que son ami se décala pour le laisser passer. Ils filèrent en vitesse dans la chambre du plus grand, qui ne voulait vraisemblablement pas déranger son colocataire, puis fermèrent la porte derrière eux. Il y eut un petit silence. Aucun des deux ne semblait trop savoir comment commencer la conversation. Soobin se tenait debout, adossé à la porte, son regard instable trahissant sa nervosité. Taehyun s'était assis sur le lit, dans une posture tendue qui laissait à penser qu'il ne savait pas s'il avait vraiment le droit de le faire.
Ils avaient l'air bien, tiens, l'un face à l'autre ainsi. Ils ressemblaient à deux jeunes collégiens maladroits qui se retrouvent seuls à seuls pour la première fois, et qui n'osent rien dire car ils ne savent pas comment s'y prendre, car ils ont peur de dire un mot de travers, ou de lancer un blanc qui durerait par leur faute.
L'instant de flottement s'étira un instant, puis l'ancien prisonnier finit par rompre le silence :
— Pourquoi tu m'évites, en ce moment ?
Soobin posa immédiatement sur lui un regard confus, et s'empressa de répondre :
— Je ne t'évite pas.
— Tu viens me voir beaucoup moins souvent depuis notre...
Taehyun hésita, cherchant ses mots :
— ... Dispute.
L'étudiant se tut. Il ne répliqua rien pendant quelques secondes qui parurent absurdement longues au jeune homme, le regard fuyant, avant d'avouer du bout des lèvres :
— Ce n'est pas que je t'évite, Tae...
— Alors quoi ?
— Je me sens coupable.
— Pourquoi ?
— Pour ce que je t'ai dit l'autre fois...
L'autre fois. Quand il lui avait suggéré que voir sa mère pourrait peut-être être positif. Quand il lui avait dit qu'il ne comprenait pas pourquoi il n'y allait pas. Quand il lui avait avoué que la sienne lui manquait horriblement.
Taehyun sentit son cœur se serrer doucement dans sa poitrine, mais pour une fois, ce n'était pas de près ou de loin à cause de la femme qui avait profondément marqué sa vie. Il était triste que Soobin se prenne la tête à ce point depuis leur conversation. Et il s'en voulait. Parce qu'il aurait dû lui dire plus tôt que ce n'était pas grave, qu'il avait totalement laissé couler la contrariété qu'il avait ressentit envers lui au moment même où il s'était mis à pleurer sa propre mère. L'idée que tous ces jours de distance soient à cause de ça lui alourdissait le cœur.
— Tu n'as pas à te sentir coupable... répondit-il après un court silence.
— Tu ne m'en veux pas ?
— Non. Je ne t'en ai jamais vraiment voulu, Soo'.
Face à lui, l'étudiant sembla soudainement soulagé, comme si un poids s'envolait de ses épaules. Il se détacha de la porte, et vint s'asseoir timidement à côté de son ami.
— Je pensais que tu étais était encore en colère contre moi...
— J'ai l'air en colère contre toi ?
— Non.
Taehyun sourit tendrement devant l'air gêné du plus grand, qui se passa une main dans la nuque d'un air embêté avant de rajouter :
— Mais, je sais pas, je pensais...
Soobin était comme ça. Il pensait beaucoup trop. Ce n'était pas comme l'ancien détenu, qui vivait étouffé par ses souvenirs et ses regrets au point de vouloir les faire taire par n'importe quel moyen ; lui, il réfléchissait beaucoup trop sur des questions actuelles. Ce n'était pas le passé qui le préoccupait, c'était le présent. Il avait la fâcheuse tendance à surinterpréter les réactions des gens et à se placer en coupable pour la moindre de leurs contrariétés.
Taehyun l'avait remarqué quand un soir, il était arrivé chez lui vraiment mal, et qu'il lui avait pris la tête pendant toute la nuit sur le fait qu'il avait peur d'avoir blessé un de ses amis – Beomgyu, il le connaissait maintenant –, et combien il s'en voulait. Il avait du passer plusieurs heures à le rassurer, et depuis, il comprenait plus de choses sur lui.
Derrière ses apparences légères et inconséquentes, Soobin camouflait beaucoup d'angoisses lui aussi. Il avait peur d'être mal aimé. Peur d'être maladroit. D'heurter. De dire quelque chose de travers.
Et même s'il ne le montrait quasiment jamais, sa mère lui manquait aussi énormément, vraisemblablement.
Chaque jour qui passait Taehyun en découvrait un peu plus sur le plus grand, et il ne l'aimait que davantage. Il avait envie de l'aider comme il l'avait sauvé. De lui rendre la pareille.
De le faire sourire, parce que son sourire était tout simplement magnifique.
Il y avait tant de choses qu'il voulait partager avec Soobin, tant de choses qu'il voulait lui apporter, que c'était parfois frustrant lorsqu'il se sentait aussi mal avec lui-même, et qu'il n'arrivait pas à visualiser son ami à travers mon mal-être. Il se fit la promesse de remédier à ça. Il n'avait pas une seule fichue idée de comment réconforter ou aider quelqu'un, mais si son ami avait un problème un jour, il répondrait présent ; il lui devait bien ça.
Finalement, Soobin se détendit totalement, et sa gêne envolée, ils discutèrent de tout et de rien pendant que le colocataire et sa copine accaparaient le reste de l'appartement. C'était agréable, de retrouver cette sensation désormais familière, cette petite bulle de plénitude dans laquelle ils arrivaient à se plonger. Taehyun finit même par confier qu'il s'était rendu devant l'hôpital psychiatrique après leur discussion. En entendant ça, l'étudiant ne fit aucun commentaire ; il se contenta de le prendre dans ses bras, et de lui murmurer que c'était déjà beaucoup, et qu'il était fier de lui, en opposition avec le concerné qui n'avait cessé de déplorer sa lâcheté qui l'avait empêché de rentrer.
Quand la nuit commença à tomber et qu'il fut temps pour Taehyun de partir travailler, Soobin l'accompagna dans l'entrée où il renfila son manteau, et ils se sourirent doucement.
— Tu viens après le service de ce soir ?
— Hm. Je serais là.
Son cœur se réchauffa doucement dans sa poitrine, et il hocha la tête.
— À ce soir alors.
— À ce soir.
Un dernier sourire, et Taehyun refermait la porte de l'appartement de son ami derrière lui, l'esprit soulagé de constater que rien n'avait changé entre eux.
————◇◈◇————
Les couloirs de l'hôpital psychiatrique étaient horriblement blancs. Les seules touches de couleur étaient sur les rares affiches du personnel accroché à quelques endroits, et c'était à en rendre fou. Le comble, pour un lieu censé guérir les problèmes mentaux.
Taehyun, lui, en avançant dans les longs couloirs blanchâtres, avait l'impression de pénétrer peu un peu dans un rêve. Dans une réalité qui n'existerait pas vraiment, et qui n'existerait que le temps d'un songe, d'un petit instant.
D'un cauchemar.
Il marchait, et ses démons se traînaient derrière lui, ombres gémissantes qui le suppliaient de faire demi-tour. Mais il ne pouvait pas. Pas maintenant. Pas alors qu'il était si proche du but. Peu importe combien ses jambes le démangeaient de partir, combien son cœur se comprimait un peu plus à chaque pas, combien la peur lui nouait l'estomac pour le conjurer de rebrousser chemin ; il irait jusqu'au bout.
Soobin avait raison. Dans l'état actuel des choses, ignorer sa mère lui ferait plus de mal que de la confronter une bonne fois pour toutes. Il avait beau être terrifié, peut-être qu'au fond, il en avait besoin. Il n'avait aucune idée de ce qu'il dirait une fois qu'il se retrouverait face à elle, mais il le ferait. Il la regardera pour la première fois depuis presque dix ans. Il affrontera ses yeux qui le hantaient tant. Il lui fera face, lui, Taehyun, son fils.
Il devait bien ça au petit gamin qu'il avait été.
Au milieu de tout ce blanc qui le menait à la période la plus sombre de sa vie, le jeune homme s'arrêta. Devant lui, une porte se dressait. Blanche aussi, immaculée, seulement agrémentée des quelques petits chiffres collés en noir : 023. La chambre de sa mère.
Il l'observa un instant sans bouger. Les pieds fermement encrés dans le sol, il se repassait les paroles de l'infirmière qui lui avait indiqué le chemin : « Madame Kang souffre de bipolarité sévère. Les médicaments que nous lui donnons diminuent les symptômes, mais elle a toujours des phases maniaques ou dépressives plutôt importantes. Vous avez de la chance, elle est de bonne humeur en ce moment. »
De la chance.
Taehyun n'était pas sûr qu'il appellerait ça ainsi. Il aurait eu de la chance si sa mère n'était pas internée ici. Il aurait eut de la chance si son père n'était pas parti un an à peine après sa naissance. La vie qu'on lui offrait là, elle n'avait rien de chanceuse.
D'une main terriblement moite, il pressa lentement la poignée, très lentement, comme si de l'autre côté de la porte pourrait se trouver un monstre qui lui sauterait à la gorge à peine il le verrait. C'était tout comme pour lui. Entre ses souvenirs lointains, confus, et la haine qu'il avait remué et remué à l'égard de cette femme, aucune image ne lui paraissait plus juste qu'un monstre.
Et puis, finalement, le battant s'ouvrit totalement.
Et elle apparut.
Assise sur un grand lit qui trônait au milieu de la pièce, un livre entre les mains, ses cheveux noués dans un chignon brouillon, sa mère était là. Taehyun redevint à nouveau l'enfant. Elle avait autant changé qu'elle était restée identique ; c'était la même mâchoire arrondie, le même nez droit, les mêmes joues un peu creusées. Mais son regard était différent. Il n'était plus envahi de toute la haine ou la peine de jadis. Dans ses cheveux, le blanc se mêlait au noir, se rejoignant dans son chignon dans un mélange poivre et sel inhabituel. Ses mains semblaient plus douces. Son corps, plus fragile.
Elle ne ressemblait plus à l'adulte puissant qui lui faisait mal, et sa silhouette fine qui flottait dans sa tenue d'hôpital fit une drôle de sensation à Taehyun.
Elle semblait si vulnérable.
— Taehyun ?
Le jeune homme raccrocha à la réalité lorsque leurs yeux se rencontrèrent. Il observa les prunelles de sa mère se marquer de surprise, puis se teindre de tristesse et se mettre à briller.
Les siennes restaient dures. Interdites. Indiscernables. Elles ne montraient rien du torrent d'émotions qui s'agitait en lui, et qui menaçait de l'engloutir à chaque instant.
Lorsque sa mère posa le livre et se leva lentement, il sentit tout son corps se raidir, et son cœur se mit à accélérer brutalement à mesure qu'elle s'avançait pas à pas vers lui. Son être tout entier lui criait de fuir, de s'échapper, et de courir s'enfermer dans sa chambre avant qu'elle ne le frappe ;
Mais il n'y avait plus de chambre.
Et il n'était plus cet enfant.
Elle arriva devant lui alors qu'il n'avait pas bougé d'un millimètre, n'arrivant pas à remuer même un orteil. Sa main se leva doucement pour s'approcher de sa joue, et elle murmura, les yeux brillants de larmes :
— Mon Taehyun... Tu es devenu si grand...
Ce fut seulement lorsque ses doigts effleurèrent la peau de son fils que celui-ci sortit de sa paralysie. Il la dégagea d'un coup, par réflexe, et il vit face à lui cette femme maintenant plus petite que lui se recroqueviller sur elle-même, les épaules baissées comme si elles soutenaient le poids du monde. Elle paraissait si frêle. Si fragile.
Ça ne pouvait pas être sa mère. Ça ne pouvait pas être cette femme qui le terrifiait tant, et qui le battait jusqu'à épuisement. Ça ne collait pas, ça ne marchait pas ; et la haine qu'il s'était imaginé lui envoyer à la figure n'arrivait pas à prendre réellement place dans son cœur devant cette vision qui lui était renvoyée.
— Je ne suis pas venu te pardonner, lança-t-il après avoir dégluti douloureusement.
Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux tristes remontèrent sur le visage de son fils, avant de se détourner honteusement. Du bout des lèvres, elle murmura en réponse :
— Tu n'as pas à le faire.
Taehyun ne répliqua rien. Il resta là, en silence, face à sa mère. Face au démon de sa jeunesse qui avait maintenant l'air si vulnérable et coupable qu'il avait du mal à réaliser qu'il avait bel et bien affaire à la personne qui le terrifiait au plus haut point.
Seul dans la pièce avec la femme qu'il avait aimé plus que tout, puis hait plus que tout, et avec laquelle il ignorait totalement comment se comporter.
Au fond de lui, le Taehyun enfant rêvait de courir dans ses bras et de se laisser aller à son étreinte.
Au fond de lui, le Taehyun adolescent sentait ses poings le démanger face à cette femme contre qui il avait dirigé toute sa colère.
Et maintenant, le Taehyun adulte était totalement perdu. En proie à des émotions contraires, paradoxales, qui se heurtaient en lui dans un désagréable écho qui ressemblait à un rêve.
Mais ça n'en était pas un ; il était bel et bien là, et il avait bel et bien devant lui la femme la plus importante de sa vie.
————◇◈◇————
— J'ai vu ma mère, hier.
— Pardon ?
— Je suis allé la voir.
Un silence. Soobin se rapprocha de Taehyun, qui avait désormais toute son attention, et posa sa main sur son épaule avant de la presser doucement, dans un petit geste de soutient et de réconfort. Son ami n'en menait pas large. Depuis qu'il avait avait revu la femme qui lui avait donné la vie, il nageait dans une désagréable sensation qu'il n'arrivait pas à comprendre, lui causant un inconfort traînant. C'était confus, dans sa tête. Ses émotions se tournaient les unes autour des autres sans permettre à une de ressortir et de prendre la place principale.
Quelque part, il se sentait apaisé, et en même temps, cet apaisement l'incommodait peut-être plus que tous les autres sentiments qui lui montaient à la gorge. C'était paradoxal ; mais il était de toute manière habitué à n'être plus qu'un brouillon d'émotions confuses quand ça touchait à sa mère.
Il se laissa aller contre le dos de Soobin lorsque celui-ci s'approcha un peu plus encore de lui, et l'écouta demander :
— Qu'est ce que vous vous êtes dis ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il lui fallut un temps pour se rappeler qu'il s'y était bel et bien rendu, et que les souvenirs qui trottaient dans son esprit n'étaient pas juste l'invention du petit Taehyun brisé. Un temps pour se remémorer la discussion irréaliste qu'il avait eu avec sa mère. Un dernier pour l'accepter.
Puis, du bout des lèvres, il confia finalement :
— Elle m'a répété qu'elle était désolée. Qu'elle regrettait et qu'il ne se passait pas un jour sans qu'elle ne pense pas à moi. Qu'elle allait trop mal et qu'elle a commis des actes impardonnables dans sa douleur, qu'elle s'en veut horriblement, et qu'elle aimerait recommencer une relation plus saine avec moi.
— Et toi ?
— Moi, je n'ai pas dit grand-chose.
Soobin hocha lentement la tête, ses bras passés autour de la taille de Taehyun qui avait collé son dos à lui. Il le serra tendrement dans son étreinte, et posa sa tête contre son épaule tandis qu'il le berçait imperceptiblement, doucement, le cœur serré. Il pouvait sentir les légers tremblements de son ami contre lui. Les battements de son organe vital dans sa poitrine, trop rapides pour ne pas trahir son mal-être. Plus que tout, il savait combien ça avait dû être difficile pour lui de se confronter à cette femme. Il avait envie de le serrer dans ses bras jusqu'à faire disparaître toutes ses peines.
— Ça t'a fait du bien ? demanda-t-il dans un murmure.
— Je ne sais pas.
Taehyun soupira, laissant sa tête s'adosser contre celle de Soobin tandis qu'il avouait :
— C'est étrange, tu sais. Elle n'est plus la même femme que dans mes souvenirs. Je m'attendais à la haïr, à lui cracher ma haine à la figure et à la détester de tout mon soul. Mais je n'ai pas réussi. Elle avait l'air si fragile, si vulnérable... Ce n'était pas elle.
— Peut-être est-elle simplement différente de ce dont tu te rappelles... Elle a du souffrir, aussi, pour en arriver à se droguer et à boire ainsi jusqu'à frapper son propre enfant.
— Ça n'excuse rien. J'ai bien plus souffert qu'elle.
Presque immédiatement, l'étudiant sentit le corps de son ami se tendre contre lui, et il s'empressa de rajouter d'une voix douce :
— Comprendre ne veut pas dire excuser, tu sais.
Taehyun ne répondit pas. Ses épaules se relâchèrent à nouveau, mais il n'acquiesça ni ne riposta à sa phrase. Un instant, Soobin s'en voulut d'être aussi maladroit dans ses paroles, d'autant plus sur un sujet aussi sensible que celui-là pour son ami, qui en avait déjà bien trop souffert. Il avait l'impression de tout faire de travers quand il tentait de l'aider.
Mais si Taehyun ne disait rien, ce n'était pas parce qu'il lui en voulait. Il avait compris depuis longtemps que Soobin avait toujours une vision beaucoup plus modérée que lui sur tout, et il l'avait totalement accepté depuis le temps. Il laissait simplement ses mots faire leur chemin en lui.
Comprendre.
Excuser.
Pardonner.
Trois mots dont les sens paraissaient confus, qu'il tenait à chacun d'utiliser selon ses valeurs.
Taehyun ne comprenait pas, non ; il n'arrivait pas à saisir comment on pouvait ainsi blesser son propre enfant dans son mal-être, ni pourquoi il avait été privé de cet amour maternel qu'il avait tant recherché et qu'il avait tout fait pour garder. Il ne comprenait pas comment on pouvait en arriver là. Qu'elle allait mal, ok, il voulait bien l'entendre ; mais pour lui, ça n'expliquait pas tout ce qu'elle lui avait fait subir.
Taehyun ne l'excuserait jamais non plus. Comment excuser quelqu'un qui nous a détruit toute notre vie, qui nous a fait perdre des précieuses années, et qui nous a marqué au fer rouge pour le restant de nos jours ? Il en était tout simplement incapable. Et il y avait trop de traces de colère envers elle en lui pour qu'il le veuille.
La pardonner.
En réalité, il n'était pas sûr de ce que ce mot voulait dire. Pardonner ce n'était pas excuser, tout comme excuser n'était pas comprendre. Pardonner c'était tourner la page. Laisser les évènements et les blessures filer dans le temps, les laisser s'éloigner en cessant de les retenir pour les ressasser, accepter de les oublier et de les laisser derrière. Pardonner, c'était confronter l'humain à l'humain. Voir l'erreur et la laisser passer. Décider, pour soi-même, de faire la paix avec une douleur plus ou moins profonde.
Taehyun n'était pas sûr d'en être capable.
L'étreinte de Soobin se raffermit un peu, et il ferma les yeux en s'y abandonnant totalement. Ses mains virent doucement recouvrir celles du plus grand contre son ventre, et il murmura du bout des lèvres :
— Je ne sais plus ce que je suis censé faire, Soo'...
— Tu lui en veux ?
— Toujours. Je ne cesserai jamais de lui en vouloir.
— Et est-ce que tu as envie qu'elle revienne dans ta vie ?
Cette fois-ci, Taehyun ne répondit pas, et laissa à nouveau passer un court silence. Qu'elle revienne. Qu'elle revienne, mais différemment, et qu'elle lui offre enfin tout l'amour qu'elle aurait dû lui donner. L'enfant qu'il avait été en aurait rêvé, lui. Mais en tentant de s'imaginer la chose maintenant, Taehyun réalisa que finalement, peut-être qu'il n'en avait plus besoin. Il avait Soobin. Il avait Madame Lee. Il s'était construit une vie de lui-même. Et elle n'avait pas sa place, dedans.
Les larmes lui montèrent silencieusement aux yeux, mais il murmura, sûr de lui :
— Non.
— Alors laisse la partir.
D'une main, l'étudiant vint caresser délicatement ses cheveux, le cœur doucement serré.
— Profite de pouvoir la voir pour lui faire tes adieux, et faire la paix avec cette période de ta vie. Je sais que c'est dur, mais tu peux le faire, Tae. Tu as cette chance de pouvoir la revoir et tourner la page correctement.
Il n'y eut aucune réponse, et il n'en fallait aucune.
Taehyun laissa les larmes couler sur ses joues, seules témoins de la souffrance de sa jeunesse. Étrangement, elles n'étaient plus si douloureuses. Ça faisait mal, bien sûr ; mais la douleur était presque agréable. Réconfortante. Apaisante.
Il se sentait enfin prêt à laisser son passé derrière lui et à vivre cette nouvelle vie dont il avait toutes les clés.
Il se détacha un instant de Soobin, juste pour se retourner face à lui et mieux se reperdre dans ses bras. La douleur qui lui étreignait le cœur était chaude dans l'étreinte de son ami, semblable à un cocon de tristesse, où on s'y sent bien, où on s'y sent écouté. Il savait que cette situation lui coûtait aussi, parce qu'il avait perdu sa propre mère, et qu'elle lui manquait, horriblement, terriblement, comme un deuil qu'on ne fait jamais vraiment.
Mais il était là.
Ils étaient là.
Fils et orphelins. Nés du ventre d'une femme, aimés, blessés, vivants.
Et la vie continuait.
————◇◈◇————
Taehyun avait haït son reflet trop longtemps.
Adolescent, il avait brûlé toutes les photos où il figurait plus jeune, détestant cette image qu'il renvoyait, ce petit garçon qu'il avait été, et qui avait osé aimer et attendre de l'amour de la part de la femme qui le détruisait. Il avait jeté à la mer tous ses rêves de gosses, ses espoirs de gamins, ces existences qu'il n'aurait pas.
Il s'était haït trop longtemps.
— Maman ! Maman !
Le petit garçon s'accroche avec un enthousiasme débordant aux jupes de sa mère, qu'il tire pour attirer son attention. La femme baisse le regard sur lui et lui sourit tendrement. Sa main vient se ficher dans la chevelure jeune de son enfant, et sa douce voix qui l'accompagne depuis sa naissance retentit chaleureusement dans la pièce :
— Qu'y a-t-il, mon grand ?
— Regarde, je nous ai dessiné !
Tout fièrement, le petit garçon tend une feuille un peu froissée sur laquelle figure des traits brouillons qui sont censés les représenter. Ça ne ressemble pas à grand-chose, mais c'est fait pour elle, alors c'est forcément magnifique.
Elle sourit tendrement et s'abaisse à son niveau pour le féliciter. Taehyun ouvre les bras pour réclamer un câlin. Elle rit, amusée, et elle répond à sa demande.
Aujourd'hui, c'est la maman gentille.
Elle le serre contre lui, elle le complimente, elle lui donne la force de grandir.
Elle l'aime.
Aujourd'hui, et depuis peu, quand il repensait à ce petit garçon, Taehyun n'avait plus réellement de haine. Il ressentait juste de la peine. Il était triste pour cet enfant qui avait voulu s'accrocher à l'amour qu'on lui donnait de temps en temps, et qui était si beau, si doux, et dont il avait si terriblement besoin.
Il était triste, parce que cet enfant ; c'était lui.
Et qu'il n'a pas encore réalisé qu'il devra grandir avec un creux dans la poitrine, qu'il remplira de haine pour ne pas en ressentir la douleur, jusqu'à s'en détruire la vie.
Taehyun aimerait le serrer dans ses bras, lui aussi.
— Maman !
La femme ne répond pas. Ses yeux sont perdus depuis une dizaine de minutes dans l'immensité noirâtre de l'écran de la télévision, qui est pourtant éteint, et c'est à peine si elle entend les nombreux appels de son fils qui s'agite dans le salon. C'est seulement lorsqu'il tire sur sa manche qu'elle reprend pied avec la réalité, et qu'elle pose un regard hagard sur lui.
— Maman, il faut que tu signes ce mot pour la maîtresse !
Le mot, petit papier gribouillé de crayon de couleurs, flotte sous ses yeux sans qu'elle ne parvienne à le lire réellement. Les lettres se brouillent, se chevauchent, montent les unes sur les autres. Elle le signe sans savoir de quoi il en retourne.
Après ça, le petit garçon continue de quémander son attention, mais elle le regarde à peine. Au pied du fauteuil, trois bouteilles d'alcool reposent, toutes vides, et toutes datant de l'heure.
L'appartement empeste.
Elle se perd.
Taehyun n'avait aucune idée de qui il sera demain. Ce qu'il savait, c'est qu'un chapitre de sa vie était fini. Il ne l'oublierait pas, non ; il reviendrait sûrement le visiter dans ses rêves, s'incruster dans ses pensées de temps en temps. Mais il était derrière lui.
Maintenant, c'était à lui de se construire, d'être la personne qu'il voulait être, en composant avec ce qu'il avait vécu, et ce qu'il aurait encore à vivre. Ce serait dur. Pour ça, il lui fallait accepter le passé, et c'était douloureux, difficile.
Mais il était prêt.
— Maman ! Regarde ce qu'on a fait à l'école pour la fête des papas !
Le petit garçon lui tend fièrement un petit pot en poterie maladroitement peint, mais dont il semble particulièrement heureux. La femme le trouve horrible. L'idée qu'il ait été fait pour son compagnon qui l'a abandonné gonfle sa poitrine d'une colère terrible.
— Retire moi ça de ma vue.
— Mais...
— Je t'ai dit de le dégager de ma vue !
Elle attrape le petit pot, et le fracasse au sol avec violence. Devant elle, le petit garçon s'est figé, tout tremblant. Il ne comprend pas ce qu'il a fait de mal. Il ne comprend pas pourquoi elle est énervée, comme ça, ni pourquoi elle a détruit ce qu'il avait fait pour elle. Elle s'agite, elle hurle, elle l'insulte, et quand il pleure trop fort, elle attrape fermement son bras en lui criant de se taire.
Elle lui fait mal.
Elle le perd.
En prison, quand il y repensait, son cœur se remplissait toujours d'une rage vibrante, forte, qui le rongeait de l'intérieur et le poussait à haïr toujours plus. Maintenant, dans les bras de Soobin et sous le regard de Madame Lee, la peine avait remplacé cette colère. Bien sur, il en était conscient, il y aurait d'autres moments où le ressentiment reviendrait, d'autres moments où ça lui resauterai au visage, parce que ses émotions étaient là, vibrantes, bien réelles, et qu'elles avaient le droit d'exister.
Mais aujourd'hui, elles étaient plus douces. Elles ne lui déchiraient plus les entrailles, ne lui étouffaient plus le cœur, ne le brisaient plus de l'intérieur.
Aujourd'hui, Taehyun pardonnait.
Taehyun se pardonnait.
Il pardonnait le gamin qu'il avait été, et qui avait vu trop tard le malheur qui allait s'abattre sur lui s'il restait dans cette situation, qui n'avait pas osé demander de l'aide, qui n'avait pas voulu ; car il aimait sa mère, et il continuait d'attendre d'elle l'amour qu'elle ne lui donnerait plus. Il pardonnait l'adolescent violent et impulsif qui s'était renfermé sur lui-même, qui s'était détruit, qui avait laissé la peur et la haine le ronger jusqu'à finir par se condamner à sept longues années de détention. Il acceptait tout ce qu'il avait été, et renouait avec ses lui du passé. Parce qu'après tout, ils faisaient pleinement partie de lui, et s'acharner à les rejeter n'amènerait à rien.
Taehyun la pardonnait.
Il pardonnait la femme qu'elle avait été, qui s'était laissée noyée dans son mal-être, et qui n'avait pas su s'occuper de son enfant. La femme qui s'était oubliée dans l'alcool et la drogue, à en devenir violente, méchante, terrifiante. La femme qui l'avait aimé. La femme qui l'avait haït. La femme qui pleurait, la nuit, lorsqu'elle réalisait ses actes, et qui avait tenté de se tuer pour échapper à sa culpabilité.
Sa mère qui ne savait pas aimer, et qui l'avait brisé.
Sa mère malgré tout.
Sa mère qu'il ne verrait plus.
Demain, il irait la voir, et il lui ferait alors ses adieux. Il ne lui souhaiterait pas du mal ; il semblait qu'elle avait assez souffert comme ça, et il était fatigué de haïr. Mais elle l'avait simplement trop blessée pour qu'il accepte de la garder dans sa vie.
Demain, il tournerait la page une bonne fois pour toutes.
————◇◈◇————
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Non merci. Je veux le faire seul. Et puis, elle poserait des questions.
Soobin hocha la tête, compréhensif, et flanqua simplement un petit baiser au coin de ses lèvres pour lui donner de la force.
— Je t'attends ici, alors.
Il lui fit un petit sourire, tandis que Taehyun tentait de calmer son cœur face à ce geste aussi inattendu qu'étrangement naturel. Debout devant la grande bâtisse de l'hôpital psychiatrique, il s'apprêtait à y rentrer pour la deuxième et dernière fois, et son ami avait voulu l'accompagner. Il en était plus que reconnaissant. Savoir qu'il serait là allégeait un peu le poids dans sa poitrine.
— Aller, file, lui sourit Soobin. Faudrait pas que tu sois en retard au travail après, Madame Lee va râler.
— J'y vais.
Il inspira profondément, pour se donner du courage, puis tenta un sourire maladroit à Soobin pour le remercier. Les épaules tendues au maximum, et son sang tambourinant dans ses tempes, il s'engagea à nouveau dans les longs couloirs blancs. Cette fois-ci, il savait qu'il ne trouverait ni monstre de son enfance, ni la mère dont il rêvait gamin. Ça ne l'empêchait néanmoins pas d'être envahi par plusieurs sensations contraires, désagréables, qui venaient le faire déglutir difficilement.
Ce qu'il s'apprêtait à faire était important. Aussi important que dur.
Arrivé à la 023, il inspira profondément, à nouveau, puis poussa la porte après avoir rapidement toqué. Elle était toujours là, ne semblant pas avoir bougé depuis la dernière fois. Elle était encore assise sur le lit. Encore un livre sur les genoux. Toujours aussi fragile. Son regard s'illumina lorsqu'elle le vit, et elle se redressa avec un sourire soulagé aux lèvres.
— Tu es revenu.
— C'est la dernière fois.
Il vit la joie sur le visage de sa mère se défaire, se décomposer, et il ne resta plus qu'une expression dévastée qui lui pinça le cœur.
— Je suis venu te dire aurevoir, rajouta-t-il, la gorge nouée.
Face à lui, la femme semblait perdre ses moyens. Elle s'agitait, comme si elle cherchait un point d'ancrage, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, perdus.
— P-Pourquoi tu... Je t'ai dit combien je suis désolée, non ? J-Je t'ai dit que je regrettais...
— Ça ne suffit pas.
Elle se figea à ces mots. La voix de Taehyun avait été douce. Triste. Un ton qu'il ne lui avait plus adressé depuis le début de son adolescence. Leurs regards se confrontèrent, et elle fut surprise de voir s'y refléter la même tristesse, qui brûlait sous forme de détresse en elle, et qui semblait plus calme chez son fils.
Taehyun observa les larmes rouler sur les joues de sa mère quand elle comprit qu'il était sérieux, et que c'était fini, qu'elle ne pourrait pas rattraper le temps perdu. Il l'observa s'affaisser, s'effondrer, comme lui s'était effondré lorsqu'il avait été repoussé par sa propre mère. Son cœur se serra, tandis qu'elle, elle tentait désespérément de le retenir :
— Taehyun, j-je te promets, j'ai c-changé... Regarde, je me soigne maintenant, je prends des médicaments, et je ferais des efforts, je te le promets. J-Je...
— Maman.
Ce mot les bouscula autant l'un que l'autre. La femme se tut, le visage criblé de larmes. Elle observa son fils qu'elle n'avait pas vu passer d'adolescent à homme s'approcher de lui, si grand. Elle retint son souffle lorsqu'il fut juste en face d'elle. Et elle relâcha tout l'air de ses poumons lorsqu'il la prit dans ses bras.
Taehyun la serrait contre lui. Il sentait son corps, si frêle, si vulnérable, parcouru de tremblements, de sanglots. Son propre cœur lui faisait si mal. Il avait l'impression d'être redevenu un enfant, encore une fois ; mais cette fois-ci, il pouvait offrir à cet enfant une dernière étreinte de sa mère.
Sa gorge se noua horriblement, mais il prit sur lui, et murmura doucement :
— Je te pardonne.
Ses propres yeux se mouillèrent, et qu'il était dur de ne pas laisser s'échapper les larmes.
— Je sais que ce n'était pas moi que tu détestais réellement.
Les mains tremblantes de sa mère vinrent s'accrocher à son dos, incertaines, alors qu'elle serra doucement le tissu de son tee-shirt pour le maintenir contre elle.
— Taehyun...
— Mais c'était trop, souffla Taehyun du bout des lèvres, avec l'horrible impression que les mots resteraient prisonniers de sa poitrine. Je ne peux pas oublier. Je ne peux pas, juste comme ça, faire comme si de rien n'était et recommencer une vie avec toi. J'en ai construit une nouvelle. Et j'y tiens trop pour la laisser filer une nouvelle fois.
Les larmes de la femme augmentèrent en opposition avec ses sanglots qui s'atténuaient lentement. Elle se laissa aller à l'étreinte de son fils, lui rendant autant que ses faibles bras lui permettaient.
— Je ne reviendrai plus, assura-t-il dans un murmure. J'espère que tu iras mieux, et que tu pourras sortir d'ici et vivre autrement toi aussi.
Elle ne répondit rien, et ils restèrent un moment ainsi, en silence, à laisser parler leurs douleurs. Puis quand la peau de Taehyun commença à le brûler, il s'éloigna d'elle, rapidement, et lança d'une voix nouée :
— Aurevoir, maman.
Il n'attendit pas de réaction pour tourner les talons, marchant vers la porte en essuyant une larme qui s'était échappée de la barrière de ses yeux. Il avait la main sur la poignée lorsque sa mère l'interpella :
— Taehyun.
Sa voix était faible, cassée, son visage trempé, sa posture renfermée.
Mais au milieu de tout ça, elle lui adressa un sourire.
— Sois heureux.
Plus tard, lorsque Taehyun arrivera sur son lieu de travail, il fondra en larmes dans les bras de Madame Lee, qui le réconfortera jusqu'à ce que ses sanglots ne se taisent.
———— ⛅ ————
Voici donc le dernier chapitre, qui sera suivi de l'épilogue demain !
Je vous avoue que je stresse un peu à l'idée de le poster haha, j'ai conscience qu'il traite de sujets assez sensibles et j'espère ne pas avoir fait de maladresses. Gardez à l'esprit que ici, vraiment, c'est simplement l'histoire d'un personnage. Taehyun choisit de pardonner sa mère parce qu'il sent que c'est ce qui est le mieux à faire pour lui dans sa situation, mais je ne dis en aucun cas que c'est quelque chose que devraient faire tous ceux qui ont vécu ce genre de violences ( qui encore une fois, ne sont vraiment pas normales, je vous renvoie au numéro de ma nda du début du chapitre ! ) C'est propre à chacun et je ne me permettrait en aucun cas de dire ce qu'il faut faire ou non, pour la simple raison que je pense qu'il n'y a pas réellement de bonne réponse, et que ça dépend des individus.
Bref.
Désolée pour la parenthèse mais ça me semble vraiment important T^T
Je ferais sûrement une partie "explications" où je parlerai un peu plus des thèmes que j'ai abordé et pourquoi, je verrais
Sinon, j'espère que vous avez aimé ce chapitre ! Comme d'habitude, n'hésitez pas à commenter et à laisser votre avis, c'est toujours super motivant et ça fait vraiment plaisir ! 〜(꒪꒳꒪)〜
Et sur ce je vous dis à demain pour l'épilogue !
Merci de me lire ♡♡
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