59. Mission Impossible : Ghost Protocol
Le coeur de la ruche les engloutit sans prévenir. Le bourdonnement ténu qui régnait jusqu'alors explosa en mille voix, grincements, claquements, cliquetis et alarmes, comme ils entraient dans une petite pièce envahie d'écrans et de matériel technologique. Pas plus d'une douzaine de personnes ne s'y activaient, en réalité, dont quatre se ruèrent vers Théo dès son apparition. Un homme à lunettes, le visage rougeaud, dans une chemise auréolée de sueur, menait la charge. Il apparaissait sans cesse dans les documentaires sur Légendes et Hector le reconnut sans mal : il s'agissait de Gavin Feldcorn, l'acolyte de terrain de Miles Baden, celui qui gérait les duels directement sur les plateaux de tournage. Dans son sillage suivaient deux jeunes gens empressés, les mains pleines de menus objets, et une femme plus âgée qui compulsait un document.
Serena resta en retrait, échangea des sourires, la main toujours crispée sur la manche d'Hector, comme pour l'empêcher d'avancer. Exposé, ce dernier aurait préféré disparaître derrière une machine au hasard, que se retrouver soudain projeté sous les regards de tous ces étrangers. On ne lui prêta cependant pas la moindre attention : l'urgence prédominait et orientait leurs perceptions.
— Il se passe quoi ? demanda Théo Perkis.
— On a un pépin technique, expliqua Feldcorn. On doit retarder le début du duel.
La maquilleuse retouchait déjà les joues de Pâris à coups de pinceau, tandis le costumier, à genoux, lissait son chiton défraîchi, une épingle entre les lèvres.
— Un pépin technique ? De quel genre ?
— Un parasitage des ondes, si j'ai bien compris. Peu importe. On doit temporiser tant qu'on n'a pas l'antenne.
Mon visage sur les écrans. Un petit chat qui miaule, une vieille dame qui trébuche, le réfectoire qui bourdonne.
Malgré la disparition de son acteur principal, Max était passé à l'action, comme prévu, en imposant son narratif aux ondes de Légendes. Hector recula dans l'ombre minuscule de Serena, lorgna le sol, plus inquiet encore qu'un instant plus tôt.
Une diversion, bientôt une autre. Que manigançait Alex ? Le coup fatal, la fin des combats, il fallait espérer que la pseudo-déesse n'avait pas menti.
Un deuxième homme en tenue antique pénétra alors dans la pièce. Plus grand et plus âgé que Pâris, vêtu de blanc, le teint crayeux, il paraissait épouvanté.
— C'est une blague, cette histoire ? s'exclama-t-il avec véhémence, attirant aussitôt tous les regards. Je refuse de retourner à l'intérieur !
— Yann, commença Feldcorn.
— Patrocle est mort ! Comment suis-je censé justifier ma subite réapparition ?
— Tu es le seul qui peut le...
— C'est hors de question ! Il va péter une durite ! Les risques sont trop élevés !
Dépassé, le chef de plateau se tourna à nouveau vers le jeune acteur.
— Vas-y, tu veux, Théo ? Si on en contient un, c'est déjà ça, et l'issue sera scellée, tu ne risques rien. On reste en liaison.
Obéissant, le pseudo-prince troyen s'esquiva, un sourire contrit sur les lèvres, un trio fébrile sur les talons. Un instant, Hector faillit les suivre, pour le protéger, son petit frère fragile, jeté dans la fosse aux lions. Réprimant in extremis cet élan absurde, il échangea un regard avec Serena. Elle lui retourna un sourire en coin, presque inquiétant.
— Yann, nous sommes dans une situation compliquée, reprit Feldcorn, en retirant ses lunettes. Le duel ne peut pas commencer. Nous devons garder Achille...
— Non. C'est juste non, Gavin, je suis désolé. Je ne vais pas risquer ma peau à cause d'un problème technique. Miles n'a qu'à me virer, je m'en moque. Cet Achille est incontrôlable. Patrocle est mort ! Il vient de pleurer sur sa dépouille et même dans cet état, il a failli me violer, bordel ! C'est fini pour cette rotation, fini !
— Yann, c'est un ordre d'en haut. Si je dois faire venir Miles...
— Pourquoi vous le gazez pas, si c'est si urgent !
Feldorn leva soudain un doigt pour lui intimer le silence et porta les doigts à son oreille, où un petit appareil noir était incrusté. Il fronça les sourcils, hocha la tête, et se détourna.
— Oui, murmura-t-il. D'accord. Très bien. Theresa et Mac sont en position, de toute façon. Ça va. Oui, on attend le signal. Je suis avec Yann, oui. On va s'en occuper.
Il cligna des yeux, son regard revint sur l'acteur furieux.
— Yann, tu sais que si on le gaze, il faudra deux heures pour qu'il soit à nouveau opérationnel, ce n'est pas envisageable ! Miles va lancer le divertissement prévu pour occuper le public en salle, le temps que la cybersécurité jugule le problème de piratage. On parle d'une petite demi-heure max...
— C'est de ma vie, qu'on parle, surtout ! Garder Achille une demi-heure ?! Miles a bu combien de coupes de champagne, au juste ?
— Je peux y aller, les interrompit alors Serena.
Les deux hommes se tournèrent vers elle, mouchés. Hector retint une exclamation de justesse.
— Yann a raison, poursuivit-elle, tranquille. Ramener Patrocle, quelle que soit la justification, risque de perturber Achille. C'est dangereux de toute façon. Mais je peux jouer une servante envoyée par Agamemnon. Je suis sûre que je peux le tempérer...
— Tu es folle, l'interrompit le dénommé Yann. Il n'écoute jamais les femmes et celui-ci est pire que les dix précédents. Il va t'étrangler puis démembrer ton cadavre et se servir de tes tripes pour s'en faire un collier !
Ça vous gagnerait du temps, songea Hector malgré lui.
La situation lui avait complètement échappé. Il aurait pu profiter de leur rixe pour gagner une issue, n'importe laquelle, et mettre un maximum de distance entre eux, mais Serena restait cramponnée à sa manche comme si sa vie en dépendait. Il ne parviendrait pas à l'en décrocher sans provoquer un semblant de scandale.
— Miles ne permettrait jamais qu'on t'expose de la sorte, Serena, tu le sais bien, disait Gavin, d'une voix presque amicale.
— Alors donnez-moi de quoi le calmer. Et il suffit de donner un costume à mon garde du corps, il veillera à ce que rien ne m'arrive, je le paie pour ça.
Elle désigna Hector du pouce. Manoeuvre risquée, mais les deux hommes se contentèrent de jauger sa carrure.
— Nous ne serons pas à l'écran, personne ne saura rien, poursuivit-elle.
— On n'a plus le temps, intervint une voix derrière eux. Achille va sortir.
Sur l'écran principal, suspendu au-dessus du capharnaüm technologique de la petite salle, on distinguait clairement la silhouette du héros grec, tournant en rond comme un lion en cage, dans ce qui ressemblait à une tente de toile. Ce qui l'y retenait, Hector n'en avait aucune idée. Sans doute une phrase mystique prononcée par un augure, qu'il ne respecterait plus très longtemps.
— Tu es folle, répéta Yann.
— Mais elle a du cran, contrairement à toi, grommela Feldcorn. Alors rends-toi utile et file ta tunique à ce gars.
Felcorn se tourna vers le reste de l'équipe.
— Maïa, prépare une seringue. Halben 3 mg. Qu'il se détende sans crouler.
Menue précaution qui fausserait sans nul doute le duel à venir, mais personne ne parut s'en soucier. En haussant les épaules, l'acteur qui interprétait Patrocle entreprit de se délester de son chiton, peu gêné par la présence d'une équipe autour de lui.
— Vous êtes fous, répéta-t-il à mi-voix en se dénudant.
Serena se tourna vers Hector, le sourire retors.
— Allons, ne fais pas le timide.
Sa robe pouvait passer pour un peplos particulièrement audacieux, aussi ne devait-elle pas se changer. L'esprit d'Hector s'engluait dans une tempête de pensées chaotiques. Il avait voulu perturber le duel, mais on l'envoyait directement dans la cellule d'Achille.
Achille, d'entre tous.
Achille tue Hector.
Il avait conscience, au delà de cette confrontation qu'il aurait voulu éviter à tout prix, que s'il revêtait cette tenue en plein milieu de la pièce, on le reconnaîtrait instantanément. Serena avait fait le rapprochement, Pâris l'avait identifié dans la seconde. La seule raison pour laquelle les autres demeuraient aveugles tenait à la crise en cours. Était-ce l'intention de l'actrice, de l'exposer ? Espérait-elle le neutraliser ou attiser l'incendie ? Il semblait n'y avoir aucun garde de sécurité de taille à le contenir dans les environs, mais Feldcorn était peut-être armé.
— Je me changerai juste avant d'entrer, souffla-t-il.
Une femme venait de se glisser devant Serena et lui tendit une seringue.
— Plantez, pressez, reculez, lâcha-t-elle d'une voix nerveuse. Ça fait effet vite, mais jamais aussi vite qu'on le voudrait, dans l'urgence. L'idéal, c'est le bras ou la poitrine, le ventre. Si vous le touchez à la jambe, vous avez intérêt à courir vite. Vous savez où est la sortie de secours, dans le campement ? Troisième tente à droite, le levier est derrière le casque.
— Tiago me protégera.
— Qu'on trouve une épée pour Tiago, beugla Feldcorn.
Hector jura intérieurement. Dans quelques minutes, s'il ne réagissait pas, il se retrouverait coincé dans une cellule minuscule avec son pire ennemi, un homme dont le seul objectif était de l'occire, et que tout le monde disait enragé. Déraisonnable. Dément.
Achille tue Hector.
Sa marge de manoeuvre semblait nulle. Serena l'avait piégé, mais s'exposait à un danger terrible. Espérait-elle qu'il allait proposer d'entrer seul dans la cellule ou le pensait-elle capable de vaincre sa Némésis si la situation dérapait ?
Pas de si. Elle déraperait. Ce ne serait pas cette petite seringue et son liquide transparent qui changeraient la donne.
On lui fourra une épée entre les paumes, un glaive ordinaire, comme il en avait manié mille dans son existence, ou plutôt aucun. Le prince Hector de Troie combattait à la lance, terminait le travail à la dague. Le manche de l'arme dans sa paume lui parut pourtant familier, trop familier, et pendant une seconde, il s'imagina tranchant la vie de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce. Serena, l'ombre de Patrocle, Gavin l'artificier, leurs sbires. Aucun d'entre eux ne pourrait l'arrêter avant d'avoir rendu son dernier souffle. Le carnage voulu par Athéna, si facile.
— C'est un mauvais plan, intervint l'acteur désormais presque nu. Si Achille voit un type armé entrer dans sa tente, il va fatalement l'attaquer. Il le prendra comme une insulte, un défi.
— C'est juste au cas où. L'idée n'est pas de s'en servir, contra Feldcorn.
— Achille ne verra pas la différence. Et Achille aura le dessus. Donne-lui plutôt un flingue.
— Il n'est pas question d'abimer le héros, rétorqua Feldcorn.
— Il est sorti ! aboya la femme à l'écran.
La tente était désormais vide. L'image se modifia pour révéler un campement désert, monté dans une plaine aride. L'illusion était totale, mais Hector devinait que des murs se dresseraient bientôt sur le passage d'Achille, lui révélant que son horizon possédait des frontières imprévues, absurdes mais tangibles. Il y verrait la main des Dieux vengeurs, bien sûr, cela décuplerait sa colère, il en insulterait le ciel.
— On se magne, déclara Gavin. Par ici.
Entraîné par une Serena parfaitement calme – en surface du moins, Hector suivit.
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