53. Into the wild
Ils se glissèrent dans la foule, anonymes.
Leurs cartes avaient été contrôlées, ils avaient été fouillés, une fois, deux fois, mais la présence à leurs côtés d'une célébrité (journaliste, présentatrice, influenceuse, Hector n'avait pas compris les subtilités) détournait l'attention et les nimbait d'une aura de respectabilité. On voulait plaire à cette Wanda Delépine, absolument, et harceler son équipe technique aurait paru déplacé.
Wanda savait-elle qui l'accompagnait ? Hector n'en avait pas l'impression. Lorsqu'ils s'étaient rencontrés, au sous-sol d'un bâtiment anonyme, elle les avait à peine regardés, leur avait donné ses directives, puis s'en était désintéressée. Leo trimballait un micro, il transportait une petite caméra, et ils avaient franchi les barrières et les cordons dans son sillage, avant de déboucher au coeur de la fête.
Aussitôt, une demi-douzaine de personnes se ruèrent sur Wanda, des amis, à en croire leurs manières, car des baisers sonores s'échangèrent, des mains s'effleurèrent, on se toucha la joue, le bras, la hanche. Hector épaula son engin.
— Ne filme pas ça, abruti, s'exclama la grande blonde avec un mépris amusé.
Il obéit, un peu vexé d'être traité de la sorte par une inconnue, mais tenta d'en faire une déesse dans son esprit, devant laquelle il aurait plié le genou sans hésiter. Déesse de quoi, au juste ? Leo lui jeta une oeillade indécise.
— Profitez du buffet, et retrouvez-moi dans une demi-heure, sous le globe, poursuivit Wanda. On fera les interviews à ce moment-là.
Elle désigna une statue dorée d'Atlas soutenant le monde, qui surplombait les chevelures et le brouhaha. Leo acquiesça et entraîna Hector dans son sillage. Elle arrêta un serveur, délesta son plateau de deux verres étroits, et en tendit un au Troyen.
— Pour se donner du courage, se justifia-t-elle.
Voyant qu'elle l'avalait d'un trait, il l'imita.
Le breuvage ne manquait pas de saveur. Alcoolisé. Dangereux à fortes doses, mais ce n'était pas cette quantité minime qui l'affecterait.
De grands écrans, disposés un peu partout dans le hall gigantesque, diffusaient des extraits de combats anciens. La musique étouffait les conversations, la promiscuité saturait les sens. Rires, exclamations, embrassades, esquives calculées et contacts enjoués. Ces gens se connaissaient, s'appréciaient, manifestaient leur joie de se revoir avec emphase. Mais peut-être était-ce factice. Le langage des corps semblait par moment en porte-à-faux avec le spectacle, comme si la haine coulait sous la surface, tout juste contenue par ces peaux maquillées.
Ils s'immobilisèrent en périphérie du troupeau, entre une table chargée de nourriture et un duo de gardes de sécurité tout en noir.
— Elle sait ? demanda le Troyen à mi-voix.
— Ça m'étonnerait et on s'en fiche, rétorqua Leo.
Les lèvres pincées, elle observait la masse mouvante des noceurs, le regard vif, l'expression chagrine.
— Qu'est-ce qu'on fait ?
— On cherche Marco.
— Marco ?
— L'écuyer d'Arthur.
À observer le manège de sa comparse, Hector comprit le problème.
— Tu veux que je te soulève ?
— T'es malade ? aboya-t-elle. L'idée, c'est pas de se faire remarquer !
— À quoi il ressemble, alors ?
— Pas très grand, plutôt maigre, cheveux châtain clair qui bouclent sur les oreilles, un beau gosse qui a son succès sur les réseaux. Attends.
Elle ouvrit sa veste et retira un morceau de carton de la poche intérieure. L'image d'un adolescent, sourire ravageur, les doigts repliés en un signe obscur qu'il adressait au portraitiste.
— C'est lui.
Hector avait eu peur de détonner par sa grande taille, mais nombre de jeunes hommes de ce temps paraissaient forts comme des demi-dieux, nourris au nectar et à l'ambroisie. Il n'hésita pas à se redresser pour balayer les lieux du regard.
— Pourquoi le cherche-t-on ?
— Pour qu'il nous ouvre les portes.
— Il nous ouvrirait les portes ?
— C'est un trouillard. Donc oui.
— Je dois l'intimider, en somme.
— Ce serait cool.
— Dans la foule.
— Non. On va prétendre l'interviewer. Pour une séquence, ou un site, qui s'appelle « With Fizz ».
— Quoi ?
— Ne me demande pas, j'entends rien à tout ça. Je suis les consignes. Apparemment, ça devrait lui parler. Il nous suivra à l'écart. Ensuite, oui, il faudra que tu lui fasses peur.
Facile.
— D'accord. Cherchons-le chacun de notre côté. On se retrouve ici.
Leo acquiesça et Hector s'enfonça dans la masse humaine, comme on plonge dans un océan glacé. La peau des femmes s'exposait, les hommes se dissimulaient sous une étoffe noire, des parfums s'entremêlaient en boucliers étouffants, les bijoux rutilaient, un appel à la rapine. Chaque mot échangé semblait drôle ou surprenant. Le Troyen en vint à regretter le vacarme et les senteurs de la guerre, une danse plus authentique, moins artificielle, avant de se souvenir qu'il n'en connaissait rien. Souffrait-on, dans cette salle surchauffée ? Il était prêt à parier qu'on luttait, quoi qu'il en soit, avec autant d'acharnement que sur le champ de bataille. Pas de morts, mille blessés, peu de vainqueurs.
Il quadrilla la salle avec méthode, tout en veillant à ne pas bousculer deux fois le même groupe, à ne pas s'excuser trop souvent, à n'attirer que des regards troubles, distraits, qui l'oubliaient aussitôt pour en revenir à leur conversation pressante.
Plus d'une fois, il entendit prononcer son nom. Plus d'une fois, il entraperçut son visage, son corps huilé, sa lance scintillante, sur les écrans. L'idée de retourner sur le sable, de lever son arme, d'affronter un ennemi, l'emplissait d'une émotion étrange, mélange d'envie, d'impatience et de honte. Il aurait été mieux, là, à sa place, à combattre, plutôt qu'engoncé dans un costume trop étroit, à baisser les yeux et murmurer des paroles apaisantes à tous ces inconnus, des manants, la piétaille, lui qui était prince d'une nation.
L'essence.
Non.
L'identité qu'on lui avait construite. Factice, mais totale. Il devait s'en défier.
Une EBA, rien d'autre. Une carcasse de chair animée d'un mensonge.
Son regard parcourut encore la foule, de l'arche qui menait à l'extérieur au buffet tout au fond, des portes qui menaient aux gradins, en passant par le bar, l'estrade, et Miles.
Reconnaître l'instigateur de tout ce cirque, le roi ennemi, le dieu du mal, lui coupa un instant le souffle et il demeura paralysé. Grand, large d'épaules, le regard perçant, Miles dégageait un charisme brutal, comme un grand fauve, une hydre. Arès, dieu de la guerre. Sans l'avoir jamais vu, il le sentait dans ses tripes. Le seigneur des lieux, du sang, de l'arène. Il attirait tous les regards, aussi la stupéfaction d'Hector resta-t-elle invisible parmi ses fidèles fascinés.
Le Troyen se détourna. Ses chances de fendre les rangs de ses admirateurs, de défaire le bras de ses gardes du corps, de lui tordre le cou, étaient nulles. Athéna lui avait confié une mission. Une guerre réfléchie contre une guerre brutale. Les légendes en attestaient : Athéna l'emportait. Mais Arès s'était rangé du côté des Troyens.
Hector s'immobilisa, gagna les abords d'une fenêtre, prit une profonde inspiration.
Rien de tout ça n'existe, rien de tout ça n'est vrai. Tu n'es pas un héros troyen, ils ne sont pas des dieux.
Le cadre aurait dû lui ancrer l'esprit dans la réalité, mais les images qui défilaient dans les hauteurs l'affectaient, mine de rien, comme s'il était soumis à un sortilège qui cherchait à le ramener dans l'illusion. Il fallait qu'il quitte cet endroit, s'arrache au brouhaha, à l'emprise des souvenirs. Au plus vite.
Hector, disait une voix sur sa gauche, pourrait bien l'emporter, cette fois. Vous l'avez vu éliminer Ajax ? C'était la victoire la plus rapide de la saison. La deuxième plus rapide depuis le début de la compétition. Achille est trop émotif. Il est toujours à deux doigts de la crise de nerfs. Cet Hector va le démonter en moins d'une minute.
— J'ai entendu dire que 67Games prenait des paris sur le temps de victoire, et que la moyenne des paris tournait autour de onze secondes. Pour Hector.
— Il y a un souci avec cet Achille, franchement. Un déséquilibre dans le dosage de la testostérone, ou des lésions frontales. Il est encore plus impulsif que d'habitude. Je serai curieux de voir les analyses post-mortem.
— Miles ne les révèle jamais.
— Il sera obligé par la commission des jeux. Il y a eu des plaintes après la défaite du roi Arthur, et celle de Roland est aussi sous investigation. Il va devoir sortir les rapports d'autopsie. Il le sait. Les sommes en jeu sont trop importantes pour qu'on le laisse truquer les combats.
— Miles ne truquerait pas les combats, pourquoi le ferait-il ?
— Parce que ce sont toujours les mêmes qui gagnent ?
— On minimise l'impact de ce qui se passe hors plateau, de l'influence des comédiens, des scènes non filmées.
— C'est la même chose pour un match de foot.
— Sauf que toutes les équipes appartiennent à la même personne, ici. Il peut choisir ses poulains sans que personne ne le sache, et profiter des mouvements de soutien pour s'assurer d'engranger un maximum de rentrées. Il y a eu des irrégularités, beaucoup trop, dans cette saison. Comme si les choses se déglinguaient.
— Le substrat se détériore, voilà tout. Biologiquement, c'est plausible. Certains corps sont en stase depuis des années. C'est expérimental, tout ça.
— Son équipe devrait avoir des solutions. Il emploie les meilleurs.
— Plus depuis le départ des jumeaux Devereux.
— Ça ne change rien au fait qu'il doit donner ses résultats à la commission.
Des exclamations féminines l'arrachèrent à sa transe et il trouva rapidement la source de l'excitation. Des adolescentes se bousculaient autour d'une silhouette en plein discours. Hector s'approcha en contournant deux groupes supplémentaires, et identifia leur cible, Marco l'écuyer. Dans un costume gris perle décoré de paillettes argentées, il paraissait ravi, dans son élément, distribuait son sourire et ses bons mots à un parterre d'admiratrices enamourées. L'extirper de ce cocon papillonnant présentait son lot de complications, mais Hector n'imaginait pas meilleure occasion et le temps pressait. Il fendit les rangs adverses sans tergiverser, avant de réaliser qu'il n'avait aucune idée du nom complet de l'individu.
— Monsieur Marco ? se lança-t-il. C'est pour... With Fizz.
— Monsieur Marco, pouffa une des filles, reprise en écho par ses congénères.
L'écuyer adressa un sourire étincelant à Hector, puis opina du chef.
— With Fizz ! Trop cool ! Les filles, à plus tard !
Sa prison dorée s'ouvrit comme une fleur pour lui laisser le passage, et il se campa dans l'ombre imposante d'Hector.
— On se connait ? demanda-t-il, les sourcils soudain froncés.
— Pas du tout, répliqua le Troyen. Je suis Clark. Le cameraman.
— Cool. On peut aller dans une des salles d'interview, comme ça on a un chouette décor. V'nez.
— D'accord. Il faut d'abord qu'on récupère ma co-équipière.
L'adolescent haussa les épaules avec désinvolture et le suivit vers le fond du grand hall. Leur parcours s'agrémenta de nombreuses escales au cours desquelles Monsieur Marco serra des mains et échangea des phrases sibyllines, salutations et encouragements à peine articulés. Le nom d'Arthur fut prononcé plusieurs fois, des variations autour de « dommage/désolé pour Arthur » auxquelles l'écuyer répondait par un « ce sera pour la prochaine fois » enjoué. Son flegme, sa légèreté, rappelèrent à Hector qu'il était impératif que cette prochaine fois ne survienne jamais, et pendant quelques secondes, la fureur bouillonna dans son ventre, comme il se souvenait des causes de ce rassemblement festif, de la fortune qui avait permis de l'organiser, du sang déversé, sans scrupules, pour la joie d'un public à la fois enthousiaste et indifférent.
Attraper l'adolescent par la nuque, la broyer d'une paume furieuse, le démangea. En quoi cela différerait-il du plan d'Alex ? Il était une EBA. Il pouvait mettre cet endroit à feu et à sang sans impliquer personne d'autre, tomber seul, en héros.
En quelques secondes, probablement.
Dans ce costume, rien n'indiquait qu'on l'identifierait comme une EBA. Juste un perturbateur, neutralisé par un service de sécurité entraîné, puis escamoté dans les coulisses. Il devait s'assurer qu'il provoquait le désordre espéré par Alex. Libérer les EBA, empêcher les exécutions prévues, gâcher la fête.
— Ah, tu l'as trouvé !
L'enthousiasme de Leo alerta aussitôt Hector et l'inquiéta sur la quantité d'alcool pétillant qu'elle avait consommé depuis qu'ils s'étaient séparés. Un peu échevelée, les joues rougies, elle arborait un sourire un peu trop large.
— Monsieur Perrota, c'est un bonheur de vous rencontrer, ajouta-t-elle. Je suis Loïs Kent de With Fizz.
Elle lui tendit la main, l'adolescent la serra.
— Wanda n'est pas là ?
— Elle nous rejoindra dans un instant, mais elle a des photos pour les sponsors à réaliser avant les interviews. Nous pouvons déjà nous installer et faire les réglages. Il parait que vous avez des salles prévues pour ça ?
Hector s'offrit un soupir intérieur. Leo s'en tirait beaucoup mieux qu'il ne l'avait anticipé. Rassuré par son charabia, Marco l'écuyer leur désigna un couloir latéral, gardé par deux cerbères en lunettes fumées.
— C'est par ici, annonça-t-il joyeusement. Vous préférez médiéval intérieur, médiéval extérieur, ou alors quelque chose de plus exotique ?
Ils approchèrent des gardes, les mains serrées sur leurs armes, le regard invisible. Malgré lui, Hector se crispa, les jaugeant l'un puis l'autre, se choisissant une cible en cas d'échauffourée.
Mais comme l'avait prévu Leo, Marco leur ouvrit les portes : les hommes en faction les saluèrent d'un geste de tête et les laissèrent s'enfoncer dans les profondeurs du bâtiment, sans qu'une parole soit échangée.
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