44. True Lies
Hector assimila tout ce que Max voulut bien lui livrer.
Des horreurs qui sonnaient vraies, qui sonnaient justes, qui donnèrent du sens à tout ce qui s'était produit et à ce qu'il ressentait, comme si, quelque part, il l'avait toujours su.
Être le pion des dieux, ou le pion d'hommes qui se prenaient pour des dieux, quelle était la différence ?
À présent qu'il savait, il pouvait s'en délivrer.
En réalité, il avait commencé à suspecter quelque chose quand ils étaient encore dans les appartements de Nina, dans cette tour lointaine. À la faveur de ses provocations pour détourner l'attention de Witch, pendant qu'Arthur préparait leurs victuailles, Hector avait trouvé un étrange document dans un tiroir. Sur ses faces brillantes s'étalaient des portraits extrêmement réalistes de lui-même, d'Arthur, d'Achille, d'autres guerriers qu'il n'avait jamais vus.
Sans être un érudit, Hector savait lire, prérogatives d'un futur roi, et il avait compris qu'il s'agissait du programme d'un tournoi qui opposait des héros. Même s'il n'avait pas souvenance d'y avoir jamais participé, cette découverte l'avait troublé. Il n'avait pas osé en parler d'emblée à Arthur : celui-ci lui semblait trop bouleversé pour encaisser un mystère supplémentaire, et Hector voulait avant tout qu'ils échappent à leur prison. D'abord s'enfuir, se mettre en sécurité – si une telle chose était possible – et ensuite il lui raconterait. Idéalement après en avoir appris davantage.
Désormais, il savait tout.
Hector n'avait guère de souvenirs en dehors de la guerre de Troie. Il s'était toujours dit que l'urgence des dernières semaines expliquait ce flou, le côté simplifié de sa vie d'avant le siège, une enfance dorée mais banale, un entraînement à la guerre classique, un mariage princier, la naissance tranquille d'un fils. Il n'avait jamais le temps d'y réfléchir, le quotidien était trop chaotique quand on devait gérer un peuple tout entier coincé dans une cité exiguë, le désespoir des uns, la fureur des autres, garder son calme, son optimisme en dépit des circonstances, aimer, combattre, contempler une mort prochaine en haussant les épaules, l'air de rien.
Qu'il n'ait rien vécu de ce brouillard esquissé lui semblait parfaitement plausible. Par contraste, les comédiens qui avaient peuplé ses dernières journées lui paraissaient bien plus tangibles. Cassandre, Pâris, quelques servantes et serviteurs pour l'aider à retirer son armure, se laver, lui porter à manger. Il connaissait leur voix, mais aussi leur odeur, les expressions de leur visage, au-delà d'un simple savoir abstrait. Ses autres frères et soeurs, en revanche, il comprenait désormais qu'il ne les avait jamais rencontrés. Comme ses parents inexistants. Priam lui répétait de défendre Troie dans un discours qu'il connaissait par coeur, une litanie envoûtante, le fameux sortilège dont il devait se dépêtrer, mais sa présence demeurait indistincte. Du vent. Il était né d'un maléfice qui avait donné vie à une forme inerte, comme Galatée, la statue rêvée par Pygmalion.
Cela expliquait aussi pourquoi son union fugace avec Arthur lui avait fait l'effet d'une révélation, loin des ébats indistincts qu'il avait partagés avec Andromaque. Le corps d'Arthur, sa chaleur, ses soupirs, demeuraient vivaces.
Loin d'être scandalisé, Hector se sentait apaisé. Et même heureux. Cette guerre abominable, qui promettait ruine et désespoir, n'existait pas. Les milliers de morts qui jonchaient le champ de bataille, les mutilés, les veuves, les orphelins, n'existaient pas davantage. Le poids qu'il avait porté sur ses épaules, toutes ces dernières semaines, et dans ce passé fantasmé, avait disparu. pas de prophétie, pas de massacre. La poignée de combats qu'il avait réellement menés n'était rien en comparaison de ce qu'il avait cru affronter.
Une part de lui s'interrogeait sur son modèle, le Prince Hector de Troie, mais Max semblait suggérer qu'il n'avait tout simplement jamais existé. On avait repêché de quoi construire son corps sur un volontaire quelconque, on lui avait bricolé une petite histoire, on l'avait poussé dans l'arène.
Pendant que Max parlait, d'autres personnes se glissèrent dans la pièce, un homme, une femme, mais ni Nina, ni Leo, ni Arthur. Personne, jusqu'ici, n'avait mentionné le nom de ce dernier. Avait-il fait les mêmes découvertes ? Comment l'avait-il vécu ? Sans être parfaitement sûr des intentions de ses interlocuteurs, Hector ne tergiversa plus
— Où est Arthur ? demanda-t-il à la faveur d'une pause dans le discours de l'érudit.
Celui-ci parut soudain indécis.
— Ils l'ont tué, annonça Alex, avant qu'il n'ait pu répondre.
Hector encaissa.
Même si tout ce qu'il avait cru savoir de lui-même n'était qu'une chimère, sa personnalité factice demeurait celle d'un général confronté aux horreurs quotidiennes d'un conflit meurtrier. Dans son univers mental, la mort était douloureuse mais banale, un cahot détestable du quotidien. Triviale. Insupportable. Il avait lui-même déjà tué plusieurs hommes, dans la réalité cette fois.
Que ce Miles, cette ordure qui érigeait le meurtre au rang de divertissement, puisse en être responsable, n'était que la suite logique de ce triste récit. Hector s'était trompé en imaginant que la guerre était finie : elle était toujours en cours, et il était général. Mais se ruer stupidement contre les murs de l'ennemi, aveuglé par un désir de vengeance, ne servirait personne. Arthur méritait mieux, il méritait la chute du tyran qui l'avait abattu.
Un instant, le Troyen songea à poser davantage de questions sur la manière dont son compagnon éphémère avait rencontré ses ancêtres, mais il s'abstint. À quoi cela l'avancerait-il, au juste, sinon à regretter de n'avoir pu intervenir pour le sauver ?
— Quel est le plan ? demanda-t-il plutôt.
— J'aime ce modèle, murmura Alex en tapotant l'épaule de son frère.
Max soupira.
— Je dois encore y réfléchir.
— En attendant, moi j'ai un plan, intervint sa soeur, le sourire vorace.
Hector avait besoin d'un peu de temps pour intégrer tout ce qui s'était dit, et il acquiesça sans protester.
Quand un de ses sous-fifres demanda à Alex si elle était sûre qu'on pouvait détacher Hector, elle répondit d'un charabia sur les ondes cérébrales, le rythme cardiaque et la réaction de sudation. Même si les mots n'avaient pas forcément de sens, Hector les absorbait et en dérivait le sens de leurs racines. Cerveau, coeur, transpiration. Elle avait lu dans son corps, deviné ses émotions, elle savait ce qu'il ressentait. Une sorte de déesse, malgré tout.
Ses projets se révélèrent ensuite des plus familiers : exercice, soins, nourriture. Mobiliser cette carcasse restée immobile trop longtemps demandait de la méthode et de la patience, et Hector se fia aux bons conseils de deux jeunes gens en uniforme bleu ciel, qui l'aidèrent à retrouver son équilibre et une certaine fluidité de mouvement. Il avait l'impression d'avoir deux cents ans. Il aurait aimé y passer la journée entière, mais on lui expliqua qu'il devait se contenter de courtes séances, ce qui le frustra grandement. Son tempérament resurgit un instant, quand il leur ordonna d'obéir et de poursuivre l'entraînement, mais à leurs mines effarées, il comprit qu'il se comportait de manière inappropriée pour les lieux. Tandis que le jeune homme, manifestement effrayé, essayait de lui expliquer la mécanique sous-jacente, sa compagne s'esquiva. Alex apparut quelques secondes plus tard et remit de l'ordre dans sa tentative de rébellion. Instinctivement, et un peu honteux, il obtempéra.
Un autre homme le mena aux douches, une invention formidable, dont il profita avec félicité. Il nota qu'il n'était pas dans les habitudes des serviteurs de ce monde de frotter le dos des personnes qu'ils accompagnaient, car l'inconnu – Sylvain – s'esquiva, le rouge aux joues, lorsqu'Hector abandonna son morceau de drap. Arthur était sans doute plus adapté à ce temps qu'il ne l'était.
Arthur. Mauvaise pensée. Il se sentit un instant envahi de fureur, puis de regrets, puis il musela tous ces élans inutiles, se promit d'agir, se frotta les épaules d'un geste vigoureux.
Après la douche, la pitance. Il reconnut la poularde et le raisin, découvrit la pomme de terre et la tomate. Pas mauvais. Son organisme affaibli criait famine, mais son estomac endormi exigeait qu'il le sollicite en douceur.
Quand il en eut terminé, malheureusement, Max n'avait pas encore de plan.
On l'avait emmené dans de curieux appartements, composés d'une chambre, d'un petit salon à l'écran noir et aux quelques fauteuils, d'une table et quatre chaises, d'une petite salle de douche. Tout était propre, le sol, les draps, et pourtant Hector percevait la présence d'Arthur, ténue, peut-être une odeur, ou autre chose, l'impression, non, la conviction, qu'il avait arpenté ces lieux, lui aussi.
Sans doute une illusion induite par le manque. Dans l'univers dont il était issu, les morts ne l'étaient pas toujours. On pouvait descendre aux Enfers et réclamer une âme, combattre Hadès, le convaincre ou le tromper, même si c'était une prouesse que seuls les plus grands héros parvenaient à accomplir.
Dans ce monde, en revanche, le trépas semblait définitif.
Pour tromper l'ennui, Hector demanda à ce qu'on lui procure un texte relatant la Guerre de Troie. Le dénommé Jeroen, un jeune homme qui portait d'étranges cercles devant les yeux, lui apporta un petit livre et resta debout devant la porte tandis qu'il l'ouvrait.
Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture а Hadès tant d'âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l'achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où, une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.
Diable, songea Hector. Formidable. Achille, Achille, Achille.
Il poursuivit encore sur quelques lignes.
— Il y a un film, sinon, murmura soudain l'homme resté dans la pièce.
Hector releva les yeux. Jeroen paraissait indécis.
— Un film ?
— Une version en images.
Il désigna l'écran.
— Où des acteurs jouent l'histoire. Comme une pièce de théâtre. Le texte n'est pas tout à fait respecté, mais... le contenu est globalement le même.
Hector referma le récit indigeste et Jeroen invoqua ce fameux spectacle en quelques minutes, de pressions répétées sur une petite boîte magique. Ensuite le film débuta. Jeroen s'assit sur un fauteuil voisin et Hector comprit qu'il entendait le regarder, lui, plutôt que le spectacle. Il ne chercha pas à le chasser, curieux de susciter cet intérêt.
Il croisa les bras, se carra dans le fauteuil, et se plongea alors dans une expérience des plus inconfortables. Tout semblait vrai et rien ne l'était. Les lieux qui s'affichaient à l'écran étaient exactement les mêmes que dans ses souvenirs, certaines scènes, certaines phrases sonnaient juste, comme du déjà vécu. Parmi les visages, il fut surpris de découvrir qu'Andromaque était bien son Andromaque, et son coeur se serra malgré lui, tout comme Hélène était Hélène. En revanche, ni Pâris, ni Cassandre, ni Achille ne correspondaient. Pas plus que lui-même, bien sûr. Son trouble se traduisit en tension physique, bientôt insupportable, et il se leva brusquement. Jeroen interrompit le spectacle.
— Beaucoup d'échos ? demanda-t-il d'une petite voix.
Hector acquiesça mais ne répondit rien.
— Ils ont utilisé ce film comme base pour vos souvenirs, expliqua le jeune homme. Probablement pompé des passages entiers. Nous nous en doutions... Je suis désolé, je n'aurais pas dû... Je... Je suis désolé.
Hector déchargea son trop plein de nervosité en marchant de long en large dans l'appartement exigu.
Son équilibre demeurait précaire, ses tempes bourdonnaient, il avait la sensation que quelque chose grandissait dans son ventre et menaçait d'exploser. Il ferma les yeux, continua de marcher. Il devait pouvoir contrôler ce qui le dévorait. Sans frapper un mur, sans casser quelque chose, ou s'en prendre à ce jeune homme qu'il ne connaissait pas.
Mémoire mensongère, émotions violentes, sans doute n'aurait-il pas dû s'exposer à ce spectacle, alors qu'il ne s'en était pas encore libéré. Quelque chose, dans tout ça, l'avait saisi. Le destin d'un peuple imaginaire.
Imaginaire, se répéta-t-il. Imaginaire.
Une main fraîche se posa sur son bras.
— Tout doux, murmura une voix nouvelle.
Une piqûre aiguë lui brûla le flanc. Ses paupières s'ouvrirent et papillonnèrent sur le petit groupe qui s'était matérialisé dans la pièce, quelques hommes taillés comme lui, Alex qui vitupérait dans une langue incompréhensible, le doigt brandi sous le nez de Jeroen. Ses jambes le lâchèrent mais les inconnus l'empêchèrent de tomber. Il sentit qu'on le déplaçait, qu'on le couchait, puis il sombra dans un néant plus tranquille.
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