7 - L'unique priorité de l'empire (1/2)
🐲 1321 – Année de l'ondine 🐲
Un soleil brûlant inondait la salle d'entraînement à travers les ouvertures immenses. Le courant d'air qui balayait la pièce ne faisait que réchauffer encore l'atmosphère déjà étouffante. Il en fallait plus pour décourager Calliope.
Malgré la transpiration qui collait la tunique de combat contre son corps, la farouche guerrière était déterminée à l'emporter sur son adversaire. En face, un jeune capitaine de cavalerie lui donnait du fil à retordre. Il avait été désigné volontaire pour mettre à l'épreuve la fille du régent ; si elle était capable de le battre, elle aurait l'honneur de diriger sa propre escouade à seulement seize ans.
L'armée avait été un choix de carrière naturel pour l'adolescente. Après tout, elle fréquentait les soldats de la garde impériale depuis sa naissance et avait probablement passé plus de temps en leur compagnie qu'avec son propre père, toujours accaparé par les affaires de l'état. Les entraînements martiaux lui avaient d'abord été imposés comme un moyen de canaliser son énergie trop anarchique pour une jeune fille de bonne famille, et puis elle y avait pris goût, trouvant dans les coups et les parades une sensation de liberté délicieuse.
Réticent au départ, Li-Peng s'était résolu à accepter cette passion un brin violente. Après tout, si Calliope y trouvait son bonheur et son épanouissement, il ne voyait pas de mal à s'en accommoder. Bien sûr, la jeune recrue partait avec un avantage non négligeable sur ses camarades de rang, mais les élans de favoritisme se firent toujours à son insu lorsqu'elle grimpait les échelons. On ne pouvait toutefois lui nier un réel talent au combat. Calliope se battait avec la férocité de celle qui n'envisage pas la défaite et l'inconscience de la jeunesse pour qui la mort n'est qu'un lointain concept.
Cet affrontement avec le capitaine Isidore durait depuis trop longtemps. Ils étaient à bout de souffle l'un comme l'autre. La combattante essuya son front poisseux d'un revers de main avant de reprendre une posture d'attaque réglementaire. Elle capta une lueur d'hésitation dans l'œil clair de l'officier et aggrava le trouble de celui-ci en lui envoyant une œillade provocante assortie d'un baiser. Le jeune homme n'eut pas le temps de déglutir qu'une furie se projeta contre ses jambes, l'entraînant dans une roulade chaotique à l'extrémité du tatami.
Assise à califourchon sur le perdant, Calliope pressa son avant-bras contre la gorge du malheureux et se pencha tout contre son visage cramoisi.
— Trop lent, Isi, le nargua-t-elle, espiègle.
Le maître d'arme, un vieil homme sec comme un arbre mort, à la chevelure grise aussi longue qu'un saule pleureur, s'avança pour interrompre l'élan de vantardise de son élève.
— Cela suffit, vous avez démontré votre supériorité, demoiselle Calliope.
Elle libéra aussitôt le capitaine embarrassé de se trouver en posture si inconvenante avec la fille du régent. Elle ne se retint pourtant pas de lui adresser un dernier clin d'œil polisson pour s'assurer qu'il n'oublie pas leur corps à corps de sitôt.
— Vous avez passé cette épreuve avec brio, félicita le maître d'arme. J'informerai votre père et les généraux que je vous estime apte à diriger une escouade à présent.
— Merci, sensei, je dois mon succès à vos précieux enseignements.
Elle s'inclina pour marquer le respect qu'elle portait à son maître. Le vieil homme se montrait dur, mais il avait su tirer le meilleur d'elle.
Il était temps d'effacer les traces de sueur dans un bain délassant. La vie de soldat s'arrêtait aux portes des appartements de la jeune femme. Contrairement au capitaine Isidore, elle n'allait pas terminer sa soirée dans une caserne surpeuplée avec un baquet d'eau froide pour se rincer, mais elle était trop jeune pour se rendre compte que son traitement de faveur la mettait à l'écart.
En quittant la salle d'entraînement, elle pressa le pas pour ne pas se faire distancer par son adversaire vaincu. Un coup d'épaule taquin rappela au soldat qu'on n'avait pas encore détaché sa laisse.
— Alors Isi, tu fais quoi ce soir ? le cuisina-t-elle comme s'ils avaient une relation d'égal à égal.
— Je me couche tôt, je participe à des manœuvres dans les plaines demain matin, comme vous devez le savoir.
Le capitaine jonglait entre la nécessité de respecter l'étiquette lorsqu'il s'adressait à la fille du régent, une inclinaison naturelle à vouloir se montrer amical envers cette camarade franche et sans chichi, et le malaise soulevé par l'âge d'une adolescente qui flirtait bien trop ouvertement avec lui. Il n'avait pourtant que six ans de plus, mais il aurait été immoral et suicidaire de répondre à ses avances.
— Allez, on pourrait attaquer une bouteille de liqueur de pomme ensemble. Les cuisines s'en sont fait livrer une pleine cargaison ce matin, j'irai la piquer moi-même si t'as peur de te faire prendre.
— Je regrette, je ne peux vraiment pas, refusa-t-il en espérant ne pas s'attirer les foudres de la charmeuse.
Econduire son interlocutrice sans la vexer relevait d'un art qu'Isidore ne maîtrisait pas. Calliope le foudroya du regard. Elle commençait à se lasser de ces soldats frileux ; ils se comportaient tous comme de bons chiens-chiens avec elle, mais répondaient aux ordres d'un autre maître.
L'adolescente n'insista pas et laissa le militaire, raide comme un piquet, s'éloigner dans le couloir. Elle pouffa en contemplant le postérieur contracté qui prenait la fuite. Décidément, elle ne comprenait pas pourquoi elle faisait si peur aux hommes. Candide, elle ne distinguait pas l'ombre de Li-Peng planant sur son dos.
🐲🐲🐲
Le régent faisait les cent pas dans son bureau. Sur le mur derrière lui était exposée l'immense tapisserie qui ornait autrefois l'antichambre de l'empereur Rezza. Cette ode au souverain défunt, mettant en scène ses victoires et ses accomplissements, se voulait un rappel quotidien à la promesse qui liait les deux hommes. Malheureusement, Li-Peng craignait dorénavant de ne pouvoir tenir parole. Chaque jour qui passait l'éloignait davantage de son devoir de protection envers l'empire.
La princesse Meï-Suke n'avait toujours pas révélé le moindre signe de connexion avec une chimère sacrée. Comment pourrait-il couronner une impératrice rejetée par les divinités ? Le peuple ne l'accepterait jamais et les ennemis de l'empire ne manqueraient pas d'utiliser cette faiblesse contre l'héritière. L'heure était grave, et les solutions peu nombreuses.
Deux conseillers et un médecin se tenaient dans un recoin de la pièce, penauds, tandis que le régent arpentait le parquet avec l'énergie de la colère.
— Aucune amélioration, vous êtes sûr ? grinça-t-il à l'adresse du médecin.
— Je suis navré, monseigneur. Elle ne montre aucun signe de rémission extraordinaire.
Le petit homme replaça la paire de lunettes rondes qui ne cessait de glisser sur son nez trop maigre. Il aurait aimé amener de meilleures nouvelles, mais ne pouvait qu'admettre l'erreur de diagnostic faite dans le passé par ses confrères et lui-même.
— Et les autres ? insista Li-Peng.
Le médecin secoua doucement la tête de gauche à droite, contrit.
Les allers et retours le long de la tapisserie murale reprirent de plus bel. Plus il marchait vite, plus le régent avait l'impression d'activer la machinerie de ses réflexions, et il avait vraiment besoin d'une idée, là, tout de suite.
L'un des conseillers, drapé dans une toge bleu azurin, s'aventura à quelques paroles optimistes.
— Il y a pourtant des précédents, monseigneur. Nous avons des traces, certes rares, mais avérées, de souverains n'ayant manifesté leurs pouvoirs qu'une fois arrivés à l'âge adulte.
— Je sais. Je suis mieux informé que vous sur le sujet, conseiller Tichigo, aboya le régent agacé. Mais ceci ne règle absolument pas mon problème.
— Si la volonté des chimères est que cette connexion se fasse tardivement, il faut la respecter et leur faire confiance, ne pensez-vous pas ?
Le médecin et le second conseiller fixèrent leur collègue avec insistance pour lui signifier qu'il serait plus sage de se taire à présent.
— Je ne peux pas me risquer à attendre sans rien faire en espérant que la chimère finisse par donner signe comme par enchantement ! gronda Li-Peng en enchaînant toujours plus d'allers-retours à un rythme frénétique. On s'est peut-être trompés, quelqu'un a pu échapper à nos battues. Il faut encore renforcer les contrôles.
— Monseigneur, cela fait des années que l'armée se consacre à la recherche des maudits, tenta de le raisonner Tichigo. Il faut accepter l'idée que nous les avons tous débusqués maintenant, ils sont sous étroite surveillance. Nos contingents doivent retourner dans les provinces insoumises pour rétablir le calme. La Sumérie grouille de rebelles et d'opposants au régime, les tribus trasques du sud-est s'agitent chaque jour davantage... Les maudits ne peuvent plus être notre priorité dans ces conditions. Rendez-vous à la raison, je vous en prie.
— Les maudits sont l'unique priorité de l'empire ! tonna Li-Peng en cessant enfin ses va-et-vient pour se planter devant le conseiller trop audacieux. Lorsque nous aurons mis la main sur la pièce manquante du puzzle, tous les autres problèmes s'évaporeront comme par enchantement. Nous avons besoin de la chimère pour maintenir la paix dans l'empire, et si elle ne veut pas de la princesse comme porteuse, alors nous devons maîtriser l'inconnu sur lequel elle a jeté son dévolu.
Les trois hommes s'inclinèrent devant le régent courroucé sans oser ajouter un mot. Li-Peng les congédia et convoqua dans la foulée son chef des armées. Puisqu'on n'avait trouvé aucun enfant doté de pouvoirs extraordinaires parmi ceux nés le jour du trépas de Rezza, ni même parmi ceux nés durant la même saison, il ne restait plus qu'à élargir encore le champ de recherche. Dorénavant, plus aucun enfant né au cours de l'année du dragon n'échapperait aux investigations rigoureuses de l'empire.
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Oups, vous aussi vous trouvez que ça sent mauvais pour Saskia qui va faire ses études à la capitale ? 😬
(petite note perso, je suis en vacances en ce moment et je n'ai plus trop le temps de répondre à vos commentaires ou de vous lire, mais je reviens en pleine forme dans 10 jours !)
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