6 - Douleur et déception (1/2)
🐲 1318 – Année du korrigan 🐲
Dans les territoires du nord, l'été se montrait aussi bref qu'intense. La végétation perdait ses feuilles bien avant l'automne, victime de l'air sec et des températures caniculaires. Ce climat, friand d'extrêmes opposés, ne perturbait pas les natifs de la région, habitués à se calfeutrer pour se protéger tantôt du gel, tantôt de la chaleur étouffante.
Pour les étrangers en revanche, une vie entière ne suffisait pas pour s'accoutumer à ces changements brutaux. Il n'était donc pas surprenant qu'après quatre années passées à Lagonie, Ronin et Ryu peinent toujours à supporter la transition d'une saison à l'autre. Malgré cet inconvénient climatique, le professeur et son fils n'avaient guère vu le temps passer, prolongeant leur séjour de semaine en semaine, puis de mois en mois, jusqu'à cumuler les années.
A défaut de pouvoir exercer son métier d'enseignant, Ronin s'était reconverti en commis de cuisine dans l'auberge d'Alek et Kathy. Il progressa vite dans l'apprentissage de ce nouveau métier, et se découvrit bientôt une passion pour les vieux alambics stockés dans la grange. Ses liqueurs de fruits attiraient des clients en provenance de toute la région.
En échange de ses services, le professeur touchait un salaire modeste, mais bénéficiait aussi d'un toit et du couvert. C'était la première fois qu'il pouvait offrir une telle stabilité à Ryu, il s'étonnait lui-même de ne pas encore s'être lassé de cette vie sédentaire. Peut-être était-ce parce que, en plus de sa nouvelle activité, il n'avait pas totalement renoncé à sa vocation première. Plusieurs heures par semaine, il dispensait des leçons aux rares enfants du village. Grâce à son soutien, les petits se rendaient moins souvent à l'école – trop distante – sans que cela n'affecte leur apprentissage. Ryu se réjouissait d'avoir enfin des camarades de classe, même s'il ne pouvait pas les suivre quand ils se rendaient une à deux fois par semaine dans l'établissement de Lagomont. Le garçon avait appris à vivre avec la frustration causée par l'excès de prudence de son père.
Pourtant, au début du printemps, un conflit avait manqué de mettre un terme à cette vie agréable. Dès les premières leçons, Ronin avait décelé chez Saskia, la fille aînée de ses employeurs et amis, une capacité d'apprentissage hors du commun. Il prenait beaucoup de plaisir à lui enseigner tout ce qu'il savait, mais cela ne dura qu'un temps et le professeur se sentit bien vite dépassé par la soif de connaissances de son élève. Les mathématiques et les sciences devinrent les matières de prédilection de la jeune fille.
Ronin fit alors une proposition bien mal reçue par Kathy et Alek : et si leur fille passait les tests pour être admise à la grande Académie des sciences de Bastis ?
Envoyer la chair de leur chair seule à la capitale ? Dans les griffes de l'armée impériale ? A la merci de ces bourgeois ? C'était impensable. Ils opposèrent un refus catégorique et l'on n'en parla plus.
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Ce matin-là, le professeur avait dispensé sa micro-classe de leçon. Il faisait bien trop chaud pour travailler et ses précieux alambics nécessitaient quelques attentions afin d'assurer une production de liqueur de qualité.
Les enfants se souciant beaucoup moins des températures infernales que les adultes, ils prirent la direction de la forêt qui abritait nombre de leurs jeux. Une clairière idéalement située loin des regards leur servait de terrain de sport et, dans un coin, on remarquait une collection d'accessoires entassés – principalement des ballons en peau de cuir. Lino, quatorze ans, avait fabriqué la plupart de ces objets avec l'aide de son père, cordonnier dans un village voisin. De par son âge et son statut de pourvoyeur de balles, il était reconnu par tous comme le chef naturel de la bande.
— On va jouer à balle au tronc ! s'exclama-t-il avec enthousiasme tout en se suspendant à une branche tel un habile primate.
— Mais on n'est que cinq aujourd'hui, il faut un nombre pair de joueurs, protesta Klelia.
A treize ans, la petite blonde cendrée exprimait déjà très bien tout le dédain que pouvait ressentir une veille femme aigrie. Bras croisés, elle se tourna avec une moue dédaigneuse vers les quatre camarades dans son dos : Ryu, deux des fils Martichon et... Saskia.
— Apprends à compter, lui rétorqua le garçon aux cheveux noirs mi-longs, cet étranger nommé Ryu qui vivait à l'auberge depuis quatre ans. On est six, Saskia va jouer avec nous pour une fois, hein ?
Il se tourna vers sa camarade avec un regard encourageant malgré la réticence qu'elle manifestait à cette proposition. La jeune fille serrait un livre contre sa poitrine. Si elle les avait suivis dans la forêt, c'était pour y trouver un coin tranquille où lire, pas pour se mêler au groupe.
— Ben j'vous préviens, j'la veux pas dans mon équipe, râla Klelia, les yeux levés au ciel.
— Ça tombe bien, on veut pas de toi dans notre équipe non plus, rétorqua Ryu en passant le bras autour des épaules de Saskia.
Ce geste protecteur attira la moquerie et les ricanements de leur opposante.
— T'en as pas marre de jouer les chevaliers servants, Ryu ? Tu vois pas qu'elle te manipule en jouant les petites choses fragiles ? Elle se croit plus intelligente que tout le monde, la chouchoute du prof, mais elle vaut pas un clou. J'me laisserai pas avoir par ses yeux larmoyants de victime, je rentre pas dans son jeu, moi.
— Vous allez pas vous disputer encore à cause d'elle ? souffla Lino depuis le tronc qui lui servait de perchoir, mais Ryu ne lui laissa pas le temps d'en dire plus.
— T'es jalouse, Klelia, c'est pas une raison pour t'en prendre à elle !
— Moi ? s'offusqua l'accusée. Jalouse d'une intello inintéressante même pas capable de jouer avec les autres ? Et puis quoi encore ? J'aime pas l'hypocrisie, c'est tout, alors qu'elle aille bouquiner dans son coin et qu'elle arrête d'essayer d'attirer l'attention des adultes en faisant la malheureuse.
— T'es vraiment qu'une peste ! Bon sang, si t'étais pas une fille...
Ryu ne formula pas sa menace jusqu'au bout. Sa mâchoire était crispée et son poing serré quand il vit Saskia se détourner pour s'enfuir. Il lança un dernier regard plein de venin à Klelia – bien trop satisfaite de la situation – avant de se lancer à la poursuite de son amie.
— De toute façon, lui aussi il est bizarre, et puis il triche toujours à cache-cache... entendit-il tandis qu'il s'éloignait, guidé seulement par quelques craquements de branches et le mouvement dans les feuilles.
Saskia était rapide, on ne pouvait le nier, légère et vive comme une martre. Elle avait disparu dans le sous-bois en un éclair et n'avait semé que le silence sur ses pas.
Ryu s'arrêta après une course échevelée, tendant l'oreille à l'affût du moindre indice. Dans sa poitrine, son cœur souffrait l'absence de son amie, criait son inquiétude à travers une ondée silencieuse qui rayonnait dans toutes les directions. Et soudain, il sut. Le garçon fonça sur la droite et s'immobilisa au pied d'un grand chêne juste au moment où une forme dégringolait de l'arbre, entraînant dans son sillage la frondaison sèche et craquante du vénérable centenaire.
La tentative de sauvetage héroïque se transforma en roulade rocambolesque dans les buissons. Il était bien présomptueux de croire que la musculature à peine naissante d'un pré-adolescent de douze ans serait capable de rattraper au vol une demoiselle en détresse ; car oui, il s'agissait bien de Saskia.
— Mais qu'est-ce que tu faisais là-haut ? rouspéta Ryu en retirant les brindilles de ses cheveux.
La jeune fille frotta sa cuisse, qui avait heurté le sol un peu trop vivement, puis récupéra son livre sous les feuilles mortes avant de s'expliquer.
— Et toi comment tu fais pour toujours me retrouver ? On peut pas être tranquille deux minutes ! J'ai jamais eu l'intention de participer aux jeux des autres, je sais très bien qu'on ne veut pas de moi, ça se passe toujours mal.
— Peut-être que ça changerait si tu essayais, au moins...
— Toi aussi tu vas me dire que c'est de ma faute maintenant ? se désola-t-elle avec une expression mêlant douleur et déception.
— Non, c'est pas...
— On m'a toujours rejetée, et c'est pas grave, j'ai fait la paix avec cette idée. Ça me dérange pas d'être seule, au contraire. Et tant pis si ça m'isole encore davantage. Je préfère la compagnie des adultes, eux au moins ils sont gentils avec moi. Quand je serai grande, j'aurai plus à supporter ces mesquineries de gamins.
Ryu ne savait pas quoi répondre à cet aveu d'abandon. Il souffrait de voir son amie tellement en décalage avec ceux qui auraient dû être ses camarades et gâcher son enfance en n'attendant qu'une seule chose : grandir pour laisser tout ça derrière elle. Alors il réagit de la façon qui lui sembla la plus naturelle et captura Saskia dans une étreinte affectueuse. Elle en laissa retomber son livre de surprise.
— Tu n'es pas seule, affirma Ryu, débordant de ferveur. Je comprends peut-être pas tout ce que tu traverses, mais je t'aime comme tu es, et je te soutiendrai toujours.
Les larmes voilèrent la vision de la jeune fille et elle se cramponna au dos de son fidèle allié, abaissant un instant ses barrières protectrices.
— Ah, vous êtes là tous les deux !
Ronin apparut au détour d'un sentier envahi par les fougères. Le soulagement de les avoir retrouvés laissa aussitôt place à une mine soucieuse.
— Un courrier vient d'arriver de... l'Académie des sciences de Bastis, annonça-t-il, sur la retenue.
Saskia écarquilla les yeux d'étonnement, d'excitation et de crainte tout à la fois. Ryu posa deux billes stupéfaites sur son père. Cette histoire d'Académie avait pourtant été repoussée sous le tapis. Un sombre pressentiment l'étreignit.
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A chaque nouveau chapitre on fait un bond de plusieurs années, mais j'essaie de toujours glisser un indice dans le texte sur l'âge des personnages, j'espère que ce n'est pas trop dur à suivre. Le rythme ralentira quand ils approcheront de l'âge adulte ;)
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