1 - Gloire et Décadence
PARTIE 1
🐲 1306 - Année du dragon 🐲
Les rayons rasants de l'aube se heurtent au métal d'un millier d'armures rutilantes ; réfléchis, difractés, amplifiés par le prisme des corps immobiles. Le silence est d'or dans l'immense plaine désertique, brillant par son intensité. Le Soleil lui-même ne saurait faire frémir l'armée bien agencée de l'empereur Rezza. Tout juste une goutte de transpiration suinte-t-elle à la tempe des fantassins en première ligne. Leur plastron arbore un fier lion doté d'une queue de scorpion menaçante. Ils ne vont pas tarder à subir les effets de la chaleur cumulée sous l'épaisseur des protections martiales, mais ils ne bougeront pas avant d'en avoir reçu l'ordre.
A la tête de ses troupes fidèles, l'empereur Rezza ne craint nul ennemi. Il se tient avec aplomb sur un char mené par deux chevaux vifs et musculeux ; le flanc des bêtes est hérissé de piques d'acier, tout comme le sont les roues du véhicule de guerre. Le regard finement bridé du souverain se plisse pour mieux discerner, au loin, les remparts voilés par un nuage de sable.
La cité d'Ostia ne montre aucun signe d'activité. C'est peut-être un leurre. La tentative de la dernière chance d'une bête aux abois qui, dans un ultime sursaut de vie, peut encore causer des dommages à son prédateur.
Un bruit sourd résonne dans la plaine, comme un billot de bois qu'on aurait laissé tomber du haut d'une tour, puis la herse qui protège l'entrée de la cité assiégée remonte avec une lenteur léthargique.
Rezza sourit et enveloppe son armure reluisante dans une longue cape noire brodée de fleurs de cerisier. Le dénouement d'une guerre qui n'a jamais ouvertement dit son nom approche.
A ce jour, aucune goutte de sang n'a été versée sur le champ de bataille ; le conflit s'est tenu cloitré derrière les portes des salles de conseil et les sceaux des courriers secrets. L'empereur, dans sa mansuétude, a accordé au modeste royaume de Sumérie de multiples occasions de se soumettre à ses requêtes, mais le petit roi Azel est trop têtu pour son propre bien et celui de ses administrés.
Qu'il en soit ainsi, la longue histoire d'entente cordiale entre les deux nations voisines devra s'effacer devant une nécessité impérieuse : maîtriser les accès à la mer, un besoin vital pour le gigantesque empire des chimères dont Rezza a la charge. L'empereur sera retenu dans les mémoires comme l'un des héros ayant étendu les frontières du territoire et ainsi accru la richesse du peuple. Ils sont nombreux avant lui à avoir donné ses lettres de noblesse à un empire plus que millénaire, un empire qui domine largement le continent sur lequel il est implanté, mais peu ont apporté un avantage aussi décisif que le contrôle de tous les ports de la côte ouest. Rezza marquera l'histoire aujourd'hui, il n'en doute pas.
L'astre du jour est plus haut sur l'horizon à présent, il fait scintiller les toits pointus aux tuiles nacrées, des habitations les plus modestes jusqu'à la plus haute tour du palais retranché derrière les fortifications. La cité d'Ostia se réveille pour la dernière fois en tant que capitale royale, demain elle sera une simple ville au service de l'empire des chimères. La herse est maintenant entièrement relevée et les imposantes portes de bois renforcées d'acier s'écartent sans hâte. Dans l'embrasure, des silhouettes casquées et armées se laissent deviner.
Les soldats de l'empire sont suspendus aux lèvres de leur dirigeant ; il n'a qu'un geste à esquisser et ils déferleront sur les adversaires sans pitié. Mais Rezza ne dit mot. Rezza observe. Il caresse la fine moustache noire qui encadre ses lèvres jusqu'à se fondre dans un bouc cerclé d'un fil d'or. Si Azel veut la guerre, l'empereur magnanime lui accordera une mort honorable sur le champ de bataille.
En parlant du loup, voilà le roi en sursis qui se présente au milieu de sa garde rapprochée. Les troupes se déversent hors de l'enceinte de la ville, à découvert. Pas de cris, pas d'armes brandies, seulement un pas lent et solennel. Ces hommes ne sont pas venus verser le sang, ils accompagnent simplement leur souverain déchu dans sa reddition, afin que sa dernière marche ne soit pas honteuse, mais accomplie avec honneur.
Rezza approuve le geste. Il était bien sûr prêt à l'affrontement, mais il préfère un opposant qui se rend à la raison plutôt qu'entraîner d'innombrables victimes dans sa chute. Ostia a déjà payé un lourd tribut sur l'autel de cette discorde politique, il n'y a qu'à regarder la démarche chancelante des gardes royaux pour s'en convaincre. Les hommes d'Azel ont le teint livide, la paupière tombante, le pied incertain ; ils sont déjà au bout de leurs forces.
L'empereur victorieux est surpris, il semble que tous les Ostians qui marchent dans sa direction sont atteints du même mal. La ville entière serait-elle touchée ? Ce serait bien la première fois que la magie qui coule dans les veines du souverain invaincu touche un si grand nombre de personnes.
Perdu dans ses pensées, Rezza caresse d'une main distraite la manticore rugissante qui orne son plastron. La queue dressée de l'animal mi-lion mi-scorpion brille du poison qu'elle est prête à dispenser. Cette capacité à empoisonner des individus à distance, sans même qu'il y ait contact, l'empereur la tient d'une force ancienne dont il est le seul à bénéficier. Il n'en comprend pas tous les mystères, il sait seulement qu'il porte dans son sang le pouvoir d'une créature divine dont il ressent la présence diffuse dans un recoin de son esprit... et ce pouvoir ne fait que grandir au fil des années ; c'est ce qui lui donne toute légitimité pour diriger l'empire des chimères à sa guise.
Tandis que les habitants de la cité assiégée luttent contre un mal mystérieux - une épidémie fulgurante surgie de nulle part - leur roi défait plie le genou devant l'empereur tout-puissant. Azel n'ose pas lever son regard moribond vers le vainqueur, il est bien trop faible pour cela.
Cette scène historique se trouvait à jamais immortalisée dans la trame d'une tapisserie magistrale. Des fils de soie rouge de la plus haute qualité figuraient sur un fond blanc tous les détails de l'événement. On y décelait le poids qui pesait sur les épaules du roi Azel, l'affliction de sa garde assujettie à un nouveau maître, mais aussi la sérénité qui émanait de l'armée impériale en armure immaculée. Du haut de son char, Rezza respirait la grandeur : il était au sommet de sa gloire, dans la fleur de l'âge ; la suite ne serait plus qu'une lente agonie vers la décrépitude.
Le souverain vieillissant arracha son regard à la tapisserie qu'il lui était pénible d'admirer tant elle lui rappelait sa magnificence fanée. Il ne pouvait cependant s'empêcher d'y revenir chaque soir, comme une addiction cruelle aux souvenirs de ce qui fut mais ne sera plus jamais. Tous les matins, il sommait ses serviteurs de dissimuler l'ouvrage - qui occupait un pan de mur entier - derrière des paravents et des arbustes en pot, avant d'exiger au crépuscule qu'on fasse place nette à nouveau.
Il avait eu son comptant de mélancolie pour cette fois et se détourna sans remords. Rezza quitta l'antichambre encombrée de trésors collectés au cours d'une vie de conquêtes. Il se sentait faible au milieu des splendeurs accumulées et ne désirait plus qu'une chose : s'abandonner au repos dans les draps frais de sa couche.
En entrant dans sa chambre, il retira les gants de velours pourpre qui protégeaient ses mains. C'étaient les mains d'un individu usé par la vie et la maladie ; elles étaient maigres, noueuses et marquées d'épaisses veines bleuâtres. Le grand homme diminué n'était pourtant pas si âgé, il n'avait pas encore célébré ses soixante ans ; mais il savait bien quel mal le rongeait.
L'esprit de la manticore qui était mêlé au sien depuis sa naissance avait fini par se retourner contre son porteur. Après des décennies d'une symbiose qui avait accompagné Rezza dans tous ses succès, l'homme avait peu à peu perdu la capacité à faire appel au pouvoir de la chimère. Fini, les cités affaiblies par des épidémies aussi brèves que meurtrières. Fini, les opposants empoisonnés à distance sans que quiconque puisse en déterminer l'origine. Pire, depuis plusieurs mois déjà, Rezza avait compris qu'il perdait complètement le contrôle sur le poison mystique coulant dans ses veines. Il devenait à son tour la victime du pouvoir qui l'avait hissé au sommet, et se faisait consumer par lui à petit feu.
Les meilleurs médecins de l'empire s'étaient succédés au chevet de l'empereur, mais nul n'était en mesure de comprendre le caractère surnaturel de la malédiction qui terrassait leur souverain. Le secret qui entourait le don de Rezza ne faisait qu'ajouter à l'ignorance et à la confusion. Nul ne connaissait la véritable nature du pouvoir des chimères, dont l'origine remontait à des âges immémoriaux. Les connaissances qui s'y rattachaient étaient perdues depuis longtemps. Ainsi, Rezza s'était-il résigné à mourir de la main divine qui, toute sa vie durant, avait nourri son appétit de pouvoir.
L'empereur s'installa entre les coussins moelleux, le dos contre une tête de lit sculptée de lions et de scorpions campant diverses postures d'attaque. A portée de main, un cordon relié à un carillon attendait qu'on vienne le faire danser. Les pièces de métal tintèrent, produisant une mélodie cristalline.
Rezza se laissa couler sur le matelas dans une position plus confortable et ferma les yeux quelques secondes. Il n'eut pas à attendre bien longtemps ; les portes de la chambre s'ouvraient déjà sur celui qu'il avait fait appeler : Li-Peng, son conseiller et fidèle ami de toujours.
Li-Peng Huzang était le dernier fils d'une grande fratrie. Bien que sa famille appartienne à la petite noblesse, il n'avait pas grand-chose à espérer de ses parents qui respecteraient - comme le voulait la tradition millénaire - l'ordre naturel de succession en favorisant ses frères aînés trop nombreux. S'il espérait goûter à un avenir brillant, il ne pouvait compter que sur lui-même. Et c'est ce qu'il fit.
A peine entré dans l'adolescence, le benjamin de la famille Huzang parvint à se faire embaucher comme garçon à tout faire au palais impérial. Il débuta par les tâches les plus ingrates, bien qu'il affichât vite une préférence marquée pour les travaux de désherbage manuel dans le jardin aux mille essences. Ce fut au cœur ce jardin enchanteur qu'il rencontra pour la première fois le jeune empereur sous-tutelle : Rezza.
A cette époque, l'empire vivait sous la régence de l'impératrice Soo-Ahn, en attendant que son fils atteigne l'âge adéquat. Ce fut une période calme et prospère, chose qui n'aurait pas été envisageable si l'on avait confié les rênes du pouvoir à un adolescent fougueux en pleine rébellion ; il faut dire que Rezza manifesta un tempérament de feu très tôt.
Le jour où la route de ce dernier croisa celle de Li-Peng, il avait fui la tutelle de son maître d'armes, furieux d'avoir été blessé au visage pendant l'entraînement matinal. Marmonnant des imprécations dans la barbe qu'il ne portait pas encore, il ne prêta guère attention à ses pas énervés et trébucha sur le jeune serviteur, en pleine lutte avec le liseron qui envahissait les parterres de fleurs.
L'incident - et la cascade plutôt comique qui en résulta - déclencha un fou rire et mit Rezza en de bien meilleures dispositions qu'il ne l'était l'instant d'avant. Les deux garçons - qui avaient presque le même âge et partageaient une irritation commune à l'égard de ces adultes trop prompts à donner des ordres - passèrent un long moment à rire et râler de concert. Ils sympathisèrent si vite et si bien - en dépit de leur différence de statut - que Rezza finit par offrir à son nouveau camarade un poste enviable de serviteur personnel.
Depuis ce jour, les deux hommes avaient évolué ensemble et ne passaient jamais beaucoup de temps éloigné l'un de l'autre. Li-Peng possédait en intelligence et en sagacité ce que Rezza développait en force et en charisme. Leur duo fut à l'origine de bien des décisions déterminantes pour l'essor de l'empire.
Ce soir-là, lorsque Li-Peng se présenta dans la chambre de son vieil ami après avoir entendu teinter les carillons reliés à ses appartements, il sut aussitôt que leur belle harmonie arrivait à son terme. L'odeur de mort qui imprégnait les tissus du lit à baldaquins ne trompait pas, l'empereur était mourant... et à vrai dire, il avait déjà l'air plus mort que vivant.
Rezza en était conscient lui aussi, il pouvait sentir ses organes se putréfier de l'intérieur sous l'effet grandissant de son propre poison. Il avait convoqué son ami pour lui confier ses dernières volontés sur son lit de mort.
Le visage de Li-Peng, encore dans la force de l'âge, en pleine santé, n'était marqué que par le chagrin. Ses yeux d'un gris cendré s'emplirent de larmes lorsqu'il s'assit sur le bord de la couche impériale. Remarquant que Rezza ne portait pas ses gants, il tira un drap de coton sur les mains de l'empereur. Il fallait faire preuve de prudence depuis que la maladie était entrée dans son stade final, six mois plus tôt. Le porteur trahi du pouvoir des chimères avait tant perdu le contrôle de son don qu'un simple contact risquait de contaminer quiconque effleurait son épiderme. Ce coup du sort avait enfermé Rezza dans une solitude forcée difficile à supporter, alors même qu'il se savait condamné.
Li-Peng posa sa main sur celle de l'empereur, percevant un froid inquiétant à travers le tissu.
- Majesté, souffla-t-il avec sollicitude.
Les paupières du malade se fermaient déjà à demi, trop lourde pour lutter.
- De majesté il n'est plus question, mon ami, regarde-moi.
Li-Peng baissa les yeux à son tour, comme honteux d'être témoin de la déchéance d'un si grand homme.
- Alors, c'est vraiment la fin ? s'assombrit-il.
- Oui, je n'aurai pas la force d'ouvrir les yeux sur un nouveau jour.
- ... Je ne sais pas quoi dire, quoi faire...
- Alors je vais te le dire, écoute bien.
L'empereur s'y reprit à deux fois avant de parvenir à avaler l'accumulation de salive dans le fond de sa gorge.
- Tu sais que ma fille compte plus que tout pour moi. Elle est si jeune, et je ne l'ai guère vue grandir depuis que ce poison menace les personnes à mon contact. Comment va-t-elle ?
- Bien, les nourrices s'occupent d'elle comme vous l'avez exigé. On m'a rapporté qu'elle a fait ses premiers pas dans le jardin aux mille essences, ce matin.
- Ma chère Meï-Suke, elle n'aura sans doute aucun souvenir de son père... Je veux que tu la protèges. Être mon héritière est une source de grand danger. Prépare-la à l'avenir qui l'attend. Et fais qu'elle parvienne à trouver une parcelle de bonheur dans ce monde, je t'en conjure.
- Je serai à ses côtés comme j'ai toujours été aux vôtres, j'en fais le serment.
La main du fidèle conseiller se resserra sur celle du maître.
- Tu la guideras bien, je le sais, poursuivit Rezza, le fantôme d'un sourire flottant sur ses lèvres. Et un jour, tu lui diras tout ce qu'elle a besoin de savoir à mon sujet.
Li-Peng acquiesça en silence.
- Concernant le pouvoir des chimères, tu en sais déjà autant que moi. Les divinités s'apprêtent à désigner un nouvel Héritier. Tu connais donc la mission qui t'attend pour assurer la stabilité de l'empire.
- Oui, majes...
Le serviteur confident s'interrompit, se rappelant la réaction suscitée plus tôt à l'usage de ce terme.
- J'ai été empereur ma vie entière. Par les chimères, fais-moi la grâce de me traiter en homme égal dans mes derniers instants.
L'hésitation s'effaça devant la nécessité de satisfaire cette ultime requête.
- Rezza, mon vieil ami... Tu me manqueras.
Une sérénité absolue remplaça la douleur sur le visage du malade. Jamais personne ne l'avait tutoyé, c'était si bon. Ses paupières cédèrent sous le poids de la fatigue, tandis qu'un sourire éternel se figeait sur les traits du grand empereur qui n'était désormais plus qu'un homme.
La respiration de Li-Peng se cala sur le rythme faiblissant de son homologue, jusqu'à ce que son souffle ému soit le seul à vibrer dans la pièce silencieuse.
Après quelques secondes de recueillement, le conseiller se leva et se dirigea vers le pied du lit où reposait une cape à l'effigie de la manticore, symbole du règne de Rezza ; seul Li-Peng savait réellement tout ce que cela impliquait. Le tissu recouvrit le visage apaisé de son propriétaire.
C'était la fin d'une ère, restait à s'assurer que la suivante démarre sous les meilleurs auspices.
(Bon, une épidémie mortelle, un siège militaire, la mort d'un empereur... il s'en passe des choses en un seul chapitre ! J'espère que vous avez aimé et que ça vous donne envie de découvrir toutes les surprises que vous réserve encore l'empire des chimères...)
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro